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Tunisie : Un cauchemar de plus à dépasser

par Kmar Bendana : Hammam-Lif

Le drame de Sousse nous braque sur un constat révoltant, plein de menaces sombres pour l'avenir : une quarantaine de morts et autant de blessés. Même si le président de la République a rappelé les autres attentats de la journée, il faudrait décrypter davantage cette concomitance : concocter des attentats un vendredi de ramadan, ça frappe les imaginaires ...et que Da'ech revendique n'a pas plus de sens que de mettre en scène la peur.

LA PLAIE DE L'INFORMATION

Le tireur tunisien a 24 ans. Etudiant en technologie, il fréquente régulièrement les mosquées connues pour leur propagande (82 en Tunisie sont hors de contrôle !). Il serait connu des services de renseignement. L'attaque aurait été annoncée sur Twitter vers 6h40 du matin et le tweet a circulé ... Il est entré à l'hôtel avec une kalachnikov dissimulée dans un parasol. Que font les responsables de la sécurité ? On dit que le tueur aurait jeté son téléphone à la mer avant de braquer son arme froidement sur les touristes. Le téléphone repêché délivrera-t-il des informations qui serviront pour la suite ?

Une nouveauté à noter : les policiers tunisiens sont sur la sellette. Même si c'est timide et surtout sur facebook, on les voit réagir par une hostilité active contre les médias. Ils invoquent une routine qui ne les a pas habitués à cette concurrence face à l'information. On doit cependant poursuivre l'habitude d'observer les responsables comme on doit demander des comptes, y compris à la police et à l'armée. Beaucoup de policiers, aussi conservateurs que la société et trempés de culture benalienne, préfèrent exercer leur zèle contre les gens qui ne jeûnent pas et qui fréquentent les cafés et restaurants au lieu d'assurer la sécurité des citoyens. Une circulaire ministérielle a donné des directives dans ce sens pour surveiller les grandes villes en ce mois de ramadan, c'est si facile comme mesure d'ordre public... Le ministère de l'Intérieur est une plaie purulente de problèmes, un corps opaque et rétif aux réformes basiques nécessaires depuis 2011. Des fonctionnaires cachés dans les méthodes du pouvoir ancien, aiguisées par des querelles intestines, compromettent toute velléité de changement et annihilent les petits acquis du pays. On parle de police parallèle instillée depuis le temps du gouvernement de la «troïka» dominée par Ennahdha, les recrutements ayant été faits par milliers. Quoi qu'il en soit, Da'ech ou pas, beaucoup vient de nos structures, de nos responsables, de nos manques, de nos habitudes de gouverner... Par quoi commencer ? Nous avons besoin de solidarité et d'aide internationale certes, mais elle ne vient pas car tout le monde est paumé et chacun pense à soi. Ce réflexe «naturel» est à mon avis une erreur stratégique, un signe de faiblesse partagé mais on ne peut obliger les pouvoirs à être intelligents sur la durée, ni évoquer les leçons du passé à des gens arc-boutés sur le guidon.

FAIRE FACE DE NOTRE COTE

Cela ne doit pas nous dispenser de faire des choses de notre côté. Il y a tellement à faire, dans nos rangs, dans l'organisation de notre vie publique, dans une vigilance collective face à ce cancer de la violence poltronne et déstabilisatrice, à bon compte. Nous devons ordonner nos urgences, hiérarchiser les impératifs immédiats, instaurer dans notre vie politique si rouillée des règles, les appliquer, quitte à en arriver aux sanctions. Or, la corruption s'est étendue ces dernières années et l'impunité qui se maintient depuis 2011 contre toutes sortes de crimes politiques, tortures et exactions des droits, n'aide pas à mettre en place les façons pacifiques d'influer sur la manière dont les intérêts du pays sont gérés. Nous avons besoin de courage politique avant tout, partout, à tous les niveaux et pas seulement de héros individuels : il y en a toujours... mais il s'usent et on peut les faire taire.

En fin de journée et au cours de la soirée, les télés ont renoncé aux feuilletons pour des plateaux de commentaires sur les événements, plus chargés de tension que nos échanges personnels, moins sages et moins clairvoyants que nos conversations. Les discours de nos politiciens et de nos journalistes sont creux, survoltés, chargés de règlements de compte mesquins et vides. On n'a pu y entendre ni information avisée, ni analyse, ni vision, ni même empathie. On n'a vu aucune femme sur les plateaux, encore moins de psychologues, sociologues ou artistes qui auraient pu apporter un langage différent, aider les citoyens par une réflexion plus posée, partir des choses concrètes, mettre le curseur sur les faits... Malheureusement, nos médias ne peuvent outrepasser dans l'urgence les retards de formation professionnelle et le manque de moyens matériels. Ils sont livrés à l'émotion des uns et des autres, ils se rabattent sur des matériaux glanés dans les réseaux sociaux et des télés étrangères, plus promptes et plus structurées, sans toutefois être crédibles, ni pertinentes. A chaud et malgré le sort partagé, on se prend à envier la mobilisation professionnelle des pays plus avancés, capable de répondre à l'attente des gens inquiets. Le malheur rend envieux. Confrontés aux mêmes drames, on prend conscience que nous sommes sous-développés, sous-équipés, fragiles, dépendants, comptant si peu...

A CHAUD

Après la rupture du jeûne, des rassemblements ont eu lieu à Sousse, à Tunis et dans d'autres villes pour protester. Quelques activités culturelles prévues pour les soirées ramadanesques se sont maintenues pour ne pas céder à l'ambiance de mort semée par le drame de Sousse. La médina de Tunis habituellement (trop?) animée était déserte. Des citoyens se sont spontanément exprimés, de façon critique et patriotique mais la récupération de partis politiques (Ennahdha, rompu aux leçons de marketing politique prodiguées depuis 4 ans était au premier rang) est un réflexe incompressible. Des manifestants ont appelé à faire voter la loi contre le terrorisme, qui traîne depuis des mois....L'arme est à double tranchant mais faire éterniser le débat parlementaire depuis 2 ans est en soi un laxisme inquiétant... On critique le parlement, peu fréquenté en ce mois de jeûne qui démobilise davantage les énergies de nos députés occupés à des législations sur les emprunts et autres mesures lourdes de conséquences (ils ont trouvé le temps de statuer sur leurs propres retraites déjà !). Des voix demandent des comptes aux politiques, en appellent à la démission du gouvernement ou de certains ministres... Ces sanctions sont des pratiques des pays démocratiques, elles sont, hélas, loin de nos mœurs. Pourtant, si on commence à virer des décideurs politiques, cela pourrait fouetter le sens de la responsabilité qui manque tant. Le gouvernement falot est incapable de délivrer un signe de confiance, un message d'avenir...

Aujourd'hui, on apprend que le gouvernement a décidé (enfin ! ???) de s'occuper des mosquées hors contrôle (comment ? en les fermant ?). On va proposer des récompenses à ceux qui auraient des informations (encourager la délation est dangereux et insignifiant, tout passe par Internet). On parle de réviser les autorisations données au Hizb Att-tahrir, un parti notoirement opposé aux méthodes de la contestation pacifique de la politique qui a organisé la semaine dernière un congrès avec drapeaux noirs et slogans contre l'Etat et la Constitution. Des affiches dans l'espace public en appellent à faire de la Tunisie la base de lancement d'un futur Etat islamique... L'absence de réaction à cette provocation a été une défaillance de plus des forces de l'ordre et des responsables qui font la politique de l'autruche ou se complaisent dans une police anti-déjeûneurs, lâche et anticonstitutionnelle. On parle enfin de contrôler les finances des milliers d'associations qui fleurissent partout pour répandre une soi-disant culture islamique menacée par le «laïcisme rampant». L'argent liquide circule ouvertement et des adeptes fantasment sur l'utilité sociale des associations et le paradis qui les attend, en plus de l'argent qui graisse les quotidiens frustrés. Cette mesure de salubrité financière qui implique la responsabilité de la Banque Centrale entre autres, aurait dû venir depuis plus de trois ans. On compte aussi organiser un congrès...

Ces «décisions» sécuritaires, à supposer qu'elles soient appliquées, peuvent-elles suffire ? En attendant, des milliers de touristes rentrent chez eux, la saison touristique est sinistrée, des milliers de familles sont menacées et doivent être dans l'angoisse. Une tension de plus s'ajoute aux problèmes qui s'accumulent dans un pays déjà bien fatigué par une crise sociale et économique qui se creuse. L'été s'annonce bien dur pour la Tunisie, même si les Algériens promettent de venir nombreux... Il faut croire à la solidarité, cultiver le lien avec ceux qui se sentent concernés, parler avec eux pour ne pas se sentir seuls. On doit garder le cap, rester debout, travailler à vivre, à faire vivre l'envie de continuer, comme si tout cela n'était qu'un mauvais rêve, un cauchemar de plus à dépasser.