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65e Festival de Cannes : «Rengaine», le film qu'il fallait faire !

par Notre Envoyé Spécial A Cannes : Tewfik Hakem

Sur le thème du racisme entre communautés arabe et noire en France, Rachid Djaïdani livre un film d'une rare habilité qui fera date dans l'histoire du cinéma.

DE BRAD PITT A FELLAG

La météo redevient clémente et le soleil était au rendez-vous pour accueillir le beau Brad Pitt sur la croisette. Hélas, «Killing them softly» d'Andrew Dominik est non seulement le plus mauvais film jamais tourné par la star hollywoodienne, mais c'est le navet de la sélection officielle (il en faut au moins un, cette année il est bien gros, voilà). Légèrement réac' et gratuitement violent, le film est pathétique quand il essaye désespérément de se donner un cachet sociopolitique en inscrivant l'histoire d'un règlement de compte dans l'Amérique des derniers jours de Bush. Quelle perte de temps, il aurait été plus sage d'aller boire un coup avec Fellag, tiens ! L'humoriste kabyle est de passage à Cannes pour faire la promotion du film québécois «Monsieur Lazhar» où il tient le premier rôle (le rôle titre même !). Dans ce film Mohamed Fellag joue le rôle d'un exilé algérien sans papiers à Montréal qui va s'improviser instituteur et affronter le monde des enfants face au drame d'un suicide. Ce rôle lui a valu le «Génie du meilleur acteur», soit l'équivalent de l'Oscar au Canada. Par ailleurs «Monsieur Lazhar» est un film qui condamne en filigrane la concorde civile telle qu'elle fut adoptée, car elle est la cause principale de l'exil de M. Lazhar. Mais n'en rajoutons pas, sinon on va croire que Cannes est devenu le deuxième Sant'Egidio? ou plus exactement un Sant'egidio à l'envers, ce qui revient au même. Mais pour être honnête toute la sympathie que nous avons pour Fellag et tout en saluant la stupéfiante interprétation des enfants et le succès populaire du film au Canada ainsi que son record de ventes à l'étranger (pas moins de 25 pays), «Monsieur Lazhar» n'est pas un chef-d'œuvre. C'est le moins que l'on puisse écrire. Plutôt le genre de film qu'on peut voir à la télé, un vendredi pluvieux, faute de bon match sur les autres chaînes.

Revenons plutôt sur «Rengaine» de Rachid Djaïdani, véritable claque, film secouant et dérangeant qui se coltine le thème du racisme entre les Noirs et les Arabes de France. Un film on ne peut plus «politiquement incorrect» autoproduit par Rachid Djaïdani (lui-même autodidacte). Malgré les refus polis et fermes des producteurs, le jeune réalisateur a tenu bon, et même très bon : 9 ans ! Le voilà à la Quinzaine des Réalisateurs, ému et stoïque alors que les applaudissements n'arrêtent pas. Une très belle scène de revanche pour ce boxeur né dans une des cités déshéritées comme on dit d'une manière lisse en France. L'histoire du film ne se passe ni en banlieue ni dans une cité, mais à Paris et le pitch peut tenir dans une feuille de papier massa : Sabrina, française d'origine algérienne aime Dorcy, apprenti comédien, black et même pas musulman. Les deux amoureux veulent se marier, ce qui va provoquer un séisme au sein des communautés.

Sauf qu'il faut se méfier de ce résumé, ou alors intégrer tout de suite que «Rengaine» n'est pas West Side Story à Barbès et que Rachid Djaïdani n'a pas envie d'épater la galerie en jouant le Spike Lee du quart-monde européen. C'est bien plus intelligent, plus profond, et plus sensible. Comment deux communautés tout autant stigmatisées en France peuvent-elles reproduire les mêmes réflexes de racisme, de peur et de rejet entre elles ? Ou plus exactement comment font-elles pour ne pas les reproduire, pour les surmonter, car «Rengaine» n'est pas «La Haine», ici les personnages sont aussi conscients que nous ; que la situation est critique, absurde, mais elle s'impose à eux comme à nous dans une sorte de fatalité que chacun essaye tant bien que mal de gérer sans perdre son âme. Ce film qui laisse ses personnages s'exprimer sans scénario pré-établi transcende tous les genres du cinéma dit du réel, il est donc un peu vain de le comparer aux premiers films de Cassavetes, «Shadows» notamment, sinon pour faire plaisir à son auteur qui s'en fout royalement. «Rengaine» est par ailleurs le film le plus juste sur la culture musulmane telle qu'elle est vécue en France, sans aucun folklore ni justification, c'est un brûlot sur le marquage identitaire et les paradoxes d'une culture mixte dont on a souvent vanté les mérites pour ne pas affronter les problèmes qu'elle peut engendrer. Comment peut-on interdire à sa sœur d'épouser un Noir et être soit même amoureux d'une juive ? Comment peut-on rejeter un frère parce qu'il est homosexuel et parler de «respect» et de solidarité communautaire ? On pourrait croire que Rachid Djaïdani a ouvert le catalogue des minorités pour faire son cinéma. Ce n'est pas tout à fait faux, mais c'est pour mieux tordre le coup à chacun des poncifs de la pensée dominante, aussi humaniste soit-elle. Cela n'empêche pas le rire de s'inviter dans ce film dramatique qui se termine bien, terriblement bien hélas, une manière digne pour l'auteur de nous dire qu'il n'a rien à faire de nos larmes et de nos bons sentiments. Rachid Djaïdani en tant qu'ancien boxeur a un bon uppercut, mais il a le sens du combat loyal. On est KO à la fin du film mais on accepte le verdict.

Ne dites surtout pas à ce fils d'Algériens (dont la mère est Noire) qu'avec la gueule de bogoss métisse qu'il a ; il aurait pu se contenter d'être acteur au lieu d'insister à écrire des livres, à réaliser des documentaires et à faire des films à contre-courant de tous les préjugés tenaces qui nous habitent malgré nous. Ne surtout pas lui souhaiter la caméra d'Or qu'il décrochera forcément ( le prix du meilleur premier long métrage, toutes sélections confondues), ni même un distributeur qui viendra après tant d'années de galère profiter de son travail de longue haleine mûrement réfléchi. «Je suis prêt à balancer mon film sur Internet, pour être conforme avec ce que j'ai toujours fait, avec la culture que je me suis faite» m'a-t-il avoué en aparté tandis que les médias se bousculaient pour l'interroger.

Bon l'affaire est pliée : Rachid Djaïdani n'est ni dans la représentation ni dans la revendication, il est dans le vrai, il a des choses à dire et à montrer, qu'elles soient conformes ou pas aux logiques politico- commerciales du moment lui importent peu. Ce type est un poète, un artiste, il ne cherche pas sa part de quota ou de gâteau. C'est le contraire de Rachid Bouchareb. Des deux Rachid, vaut mieux miser sur le bon.