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Un Algérien dans les prisons d'El Assad

par Kamel Daoud

Il y a quelques mois, le chroniqueur l'a rencontré : un jeune Algérien, intelligent, vivace et capable de poser les bonnes questions qui nouent l'amitié avec le rire. Le sujet était un peu les Chinois en Algérie. Le bonhomme racontera un peu au chroniqueur, à l'occasion, sa vie d'autrefois en France et pourquoi il a quitté ce pays pour aller vivre en Syrie. Là-bas, disait-il, j'aime le mélange des cultures par les rues et les regards, les spectacles de tolérance, inouïs pour nous les algériens, et cette sensation de vivre dans un pays jumeau au sien et pas au cœur vide d'un exil. Le bonhomme avait fait choix de faire syrien son corps. Il s'agit de Khaled Si Mohand, un journaliste de nationalité algérienne qui travaillait un peu pour le «Monde», pour «France Culture» et pour d'autres. Depuis une semaine presque, il a disparu dans les geôles syriennes. Ce pays où il a choisi de vivre et qui veut le tuer ou le frapper jusqu'à ce qu'il reparte en morceaux. Le souvenir du visage de cet homme, sa facilité de don de soi et sa vision d'amour de la Syrie empêchent aujourd'hui le chroniqueur de parler d'autre chose.

 L'idée que cet homme est dans un trou, sous la semelle de cette affreuse dictature de dentiste, frappé ou pas, torturé ou trop, cette idée frappe de nullité le reste. Oblige un peu à la solidarité au-delà de la séparation. Les révolutions dans le monde arabe ne sont pas des cas de géostratégie, des histoires internationales ou des phénomènes de marée haute mais des drames humains, homme par homme. Ce qui se passe en Libye s'appelle Imène Obeidi. En Syrie, le chroniqueur va garder allumé le nom de Khaled Mohand qu'il ne faut surtout pas oublier. L'idée que cet homme risque l'oubli est intolérable pour ceux qui l'ont connu. De main en main ligotée, il doit faire rappeler le prénom de chacun des 200 Syriens tués en un mois de cri pour la liberté. Parler de cet homme aide à garder éveillé le sens de l'homme libre et donne du courage à l'homme emprisonné. Quand les temps sont durs et que la liberté est un drame, un homme peut résumer un peuple et un peuple a le corps d'un seul homme. Les mots deviennent bien sûr pompeux, mais c'est parce que les jours sont tragiques. Il faut donc avoir une pensée pour Khaled, même si cette pensée semble ne servir à rien et va se dissoudre dans la routine : l'enjeu est énorme. Quand la liberté d'un seul est ravie et que les autres se taisent, c'est qu'ils sont tous du côté du tortionnaire ou de la complicité. Ce ne sont pas les parentés qui nous lient les uns aux autres, mais nos présences, par partage et solidarité anonymes. Sans cela, les morts rangés dans les cimetières peuvent se proclamer meilleurs que les vivants parce que la tombe de chacun est toujours à portée de la main disparue de l'autre.