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Tunisie : le périlleux chemin de la transition

par Abed Charef

Après le jasmin, les épines. La Tunisie doit mener sa transition dans des conditions périlleuses.

La Tunisie fait ses comptes. Et, pendant qu'elle fête encore la chute de celui qui était devenu son cauchemar, elle découvre que les lendemains de révolution sont souvent difficiles, selon une vieille règle qui veut que l'ivresse soit inévitablement suivie par la gueule de bois. Et derrière l'enthousiasme de cette grande mobilisation de la «révolution du jasmin», le pays commence à entrevoir les difficultés de tenir les promesses de l'après Ben Ali.

 Car le chemin risque d'être périlleux, pour une raison essentielle : la Tunisie a été contrainte au plus difficile des scénarios, celui de s'engager dans la transition dans la douleur, avec un minimum de moyens alors que les attentes sont immenses. Elle n'a pas fait du changement un programme, mais elle y a été plongée au lendemain de violentes émeutes qui ont provoqué le départ de l'ancien chef de l'Etat. Elle ne s'est donc pas donnée le temps de préparer la transition, de la négocier, de chercher les appuis et les alliances internes et externes pour éviter les risques de dérapage.

 Ceci condamne la Tunisie à réussir sa transition en comptant sur l'appui international, et surtout, sur une profonde mutation des forces politiques présentes dans le pays, pour combler l'absence d'un leader de l'envergure de Nelson Mandela ou de Vaclav Havel, capable de porter la transition. L'ancien pouvoir a laminé l'opposition, et privilégie la création d'une nombreuse clientèle, omniprésente dans les rouages de l'Etat et au sein de la société. Ce qui a provoqué deux effets dévastateurs : d'une part, l'opposition doit tenter de participer à la transition alors qu'elle n'en a pas les moyens. Réduite à la clandestinité, mobilisant l'essentiel de son énergie pour survivre, elle n'a pas réussi à prendre l'épaisseur nécessaire pour gérer le pays.

 D'autre part, les ambitions, les ego et les divergences politiques, réelles, ne devraient pas faciliter la recherche d'un terrain d'entente entre partis de l'opposition. Et si l'opposition va à la rencontre du pouvoir en place en ordre dispersé, elle risque d'être broyée par les appareils politiques et policiers de l'ancien régime.

 De manière plus globale, les forces structurantes, capables de canaliser les attentes de la société sans les décevoir, ne semblent pas suffisamment étoffées. Le pouvoir en place doit faire la preuve de sa bonne foi, lui qui fait l'objet d'une suspicion aussi forte que légitime. Le président par intérim, MM. Fouad Mebazza, et son Premier ministre, Mohammed Ghannouchi, ont, à titre d'exemple, docilement servi les présidents Bourguiba et Ben Ali. Il faudra qu'ils prouvent leur volonté d'accompagner le changement. Quant à l'opposition, elle doit elle aussi faire sa mutation, pour se transformer en appareil de gestion après avoir vécu exclusivement dans la contestation.

 Par ailleurs, l'opposition devra rechercher des alliances au sein du pouvoir en place, sans que cela se transforme en opportunisme et en compromissions. Et si, sur ce terrain, de vrais dangers guettent la Tunisie, il semble aussi que de vraies opportunités existent. De l'intérieur du pouvoir, la Tunisie se présente dans un schéma très classique, trois grand courants : un appareil bureaucratique et policier lié à l'ancien pouvoir, soucieux de se préserver ; de véritables forces d'ouverture, brimées par l'ancien régime, cherchant à s'émanciper, avec des entrepreneurs, des hommes politiques appartenant à la nouvelle génération, des intellectuels indépendants et des militants associatifs qui n'ont pas fait partie de la clientèle de l'ancien pouvoir ; enfin, une bureaucratie de gestion qui rejoindra le vainqueur.

 Même au sommet du pouvoir, des accords sont possibles. MM. Fouad Mebazza et Ghannouchi, qui ont certes docilement servi le pouvoir, l'ont aussi servi loyalement. Au crépuscule de leur carrière, ils peuvent être tentés d'accompagner la transition pour sortir par le haut, ce qui serait une consécration pour eux et leur offrirait une occasion de se racheter.

 Ces jeux internes risquent cependant de se révéler bien insuffisants si deux acteurs ne jouent pas le jeu : l'appareil sécuritaire et les grandes puissances. Pour l'heure, la Tunisie renvoie une curieuse image d'un pays où la police, appareil sur lequel s'appuyait l'ancien président Ben Ali, serait honnie, alors que l'armée aurait bonne presse. Même si ce schéma relève largement de la fiction, il n'en offre pas moins une bonne base pour entamer la transition, en s'appuyant sur une force armée qui a gardé une certaine crédibilité. Mais la tâche sera ardue pour entraîner l'ensemble des appareils militaires et sécuritaires vers le respect de la loi et des Droits de l'Homme. C'est le nœud du problème dans tous les pays arabes.

 La fragilité de la Tunisie la poussera également à s'appuyer fortement sur l'extérieur. La situation va même s'aggraver, car les troubles vont sérieusement grever les recettes du tourisme, qui constitue une rentrée essentielle du pays en devises. Où trouver les fonds nécessaires pour financer la transition et acheter la paix sociale ? Les partenaires traditionnels seront mis à contribution, mais rien ne prouve qu'ils joueront le jeu. La France, pouvoir et opposition, a tracé une feuille de route qu'elle veut imposer, sans se rendre compte de l'absurdité de la démarche. El-Kardhaoui, de son côté, a fixé une ligne de conduite, qui recoupe celle de Rachad Ghannouchi, chef du parti islamiste Ennahdha, qui se prépare à rentrer au pays. Quant aux Américains, ils se sont félicités du soulèvement, en attendant de voir. Que demanderont-ils pour aider à la réussite de la transition ?

 La Libye, l'Algérie, l'Arabie Saoudite, voire le Qatar et les pays du Golfe, ont aussi leur mot à dire, soit en raison du voisinage, soit en raison de leur poids financier. Ont-ils intérêt au succès de la transition ? Et vers où mènera la transition que prônera chacun d'entre eux ? Il est certain que si les Etats-Unis et la France veulent le succès de la transition, elle réussira. A moins que la célèbre compagnie «Al-Qaïda» ne s'en mêle, ce qui montrera clairement que personne ne veut de la démocratisation de la Tunisie. Ni du monde arabe. Dans ce cas, on regrettera bientôt le dictateur soft Zine El-Abidine Ben Ali.