Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Permanence commerciale : simple règle ou vrai problème de société ?

par Cherif Ali*

Les familles algériennes, hantées par le spectre des fermetures des commerces pour cause de l'Aïd, essayent d'anticiper au mieux les manques à venir. Elles font leurs courses une semaine à l'avance, pour stocker tous les produits possibles notamment le pain et le lait !

Il faut dire que les fêtes algériennes dans la capitale et la majorité des grandes villes d'Algérie sont, toujours, synonymes de disette et de privations, en raison du diktat des commerçants qui font fi de l'intérêt général et de la réglementation qui les oblige à ouvrir leurs commerces pendant ces journées précises.

Le ministre du Commerce qui, pour la circonstance, sera sous les feux des projecteurs, affirme avoir mobilisé plus de 55.000 commerçants pour l'occasion ; il vient, une fois encore, de rappeler qu'il «durcira» les sanctions contre les commerçants réfractaires qui ne respecteront pas «l'obligation de permanence» ! «Nous serons intraitables avec ceux qui ne suivront pas les consignes d'ouverture de leurs commerces pendant l'Aïd», a-t-il dit.

Les Algériens ne sont pas dupes pour autant, eux qui ont eu à le constater à leurs dépens pendant les fêtes religieuses qui se ressemblent dans ce qu'elles induisent comme nuisances : villes mortes, boulangeries, restaurants et cafés fermés, absence de fruits et légumes, indisponibilité des médicaments et des transports, notamment.

Pourtant, la loi est claire : en cas de fermeture non réglementée du commerce concerné, c'est la fermeture des locaux pendant un mois, assortie d'une amende !

En vertu de ce texte réglementaire qui définit les conditions d'exercice de l'activité commerciale, les commerçants sont tenus de respecter les conditions de permanence durant les jours fériés pour assurer un approvisionnement régulier des citoyens, en marchandises et produits de large consommation. En plus, les listes des commerçants concernés par cette permanence sont arrêtées et affichées sur les places publiques de chaque commune, pour mettre le citoyen au courant des commerces de permanence, le jour de l'Aïd.

Tout cela, en fait, participe de la théorie dès lors que la réalité sur le terrain est autre !

Boulangeries, restaurants, cafés et épiceries spécialisées en alimentation générale ferment boutique «en raison de l'indisponibilité des employés et aussi parce que nous ne pouvons pas obliger ces derniers à travailler le jour de l'Aïd et les empêcher, ainsi, de passer les fêtes avec leurs familles» ! affirment les gérants de ces commerces !

Certaines pharmacies baissent rideau pendant l'Aïd, mais pour une toute autre raison liée à «l'absence de sécurité», disent les gérants des officines.

A l'évidence, il manque un effort d'exploration concernant les causes profondes de cette situation qui se répète, bon an, mal an, à chaque fête religieuse.

Les 55.000 commerçants, ceux notamment chargés d'assurer la permanence sont pointés du doigt: vont-ils passer outre ou obtempérer aux menaces des pouvoirs publics ?

La question risque, encore une fois, de faire polémique au vu de toutes les affirmations des responsables qui vont s'exprimer, a posteriori, et prétendre que tout va bien dans le meilleur des mondes, très loin de la triste réalité vécue par les Algériens.

L'Union générale des commerçants et artisans algériens, impliquée également dans cette affaire, va certainement se «fendre» d'un appel pour le respect de l'ouverture des magasins et de la permanence imposée aux commerçants ; elle avait présenté à l'époque une proposition de loi portant organisation de l'activité commerciale et la réglementation du secteur des services. La non-définition des horaires d'ouverture et de travail, y compris par alternance, en période de fêtes, a laissé le champ libre aux commerçants qui ont imposé leur propre loi, ouvrant et fermant leurs magasins au gré de leur humeur. La proposition de l'UGCAA est restée en l'état, ce qui ne la dédouane aucunement, elle qui n'a qu'une faible emprise sur ses adhérents !

Sa responsabilité est engagée, au même titre que le ministère du Commerce, coupable de n'avoir pas déjà sanctionné sévèrement, comme il l'a prétendu, les 270 commerçants défaillants de l'année passée.

C'est cette impunité d'ailleurs qui va, selon certains, encourager d'autres commerçants à récidiver dès ce vendredi.

Le ministre de l'Intérieur et des Collectivités locales a voulu, pour sa part, marquer sa différence ; il a instruit les walis pour prendre en charge les problèmes récurrents des citoyens qui reviennent à chaque fête religieuse, notamment «le ramassage des ordures ménagères», mission de «service public», est-il besoin de le rappeler, dont le plus gros serait constitué par les déchets conséquents à l'abattage des moutons.

Qui dit Aïd, pense par association d'idées à l'essence et la hantise de la pénurie de carburant, qui est déjà perceptible, autour des stations qui sont prises d'assaut ! Ni les propos rassurants des responsables de Naftal, encore moins la disponibilité des produits à la pompe ne rassurent les automobilistes qui s'entêteront «à prendre la file», nonobstant la chaleur caniculaire !

Et dans ce méli-mélo sont pointés du doigt tous ces ouvriers besogneux de l'intérieur du pays, dont on ne remarque la présence ou l'absence, c'est selon, que pendant les fêtes.

Un ministre avait proposé de former «massivement» dans les filières telles la boulangerie, la coiffure et la restauration, entre autres, pour pallier le déficit et l'absence de toutes ces «petites mains».

L'idée n'est pas mauvaise au demeurant ; elle mériterait d'être concrétisée, à condition d'associer les banques aux projets des «apprenants» pour les aider à démarrer leur entreprise, une fois le diplôme acquis.

Il faut dire aussi que l'essentiel de la population ouvrière pour ce qui est d'Alger, par exemple, vient des autres régions du pays, de l'Est et de la Kabylie. Et même les familles qui sont originaires de ces wilayas préfèrent passer l'Aïd loin de la capitale. Alger, tout comme Oran, Annaba ou encore Constantine ont une composante sociologique différente des autres grandes métropoles.

C'est ce brassage qui fait que ces villes se vident de leurs habitants, à l'occasion des jours fériés et présentent l'image de villes désertes. Des villes où les rares taxis sont pris d'assaut. Globalement, si le transport inter-wilayas fonctionne, peu ou prou, durant les fêtes religieuses, les bus privés qui assurent les liaisons urbaines restent au garage.

Pas de recours possible des usagers en l'absence de contrôle sur le terrain !

Sans forcer le trait, c'est la triste situation pour l'Aïd !

Le consommateur, de manière générale, ne défend pas ses droits, dit-on, et les commerçants se disent «chez eux» et ne respectent pas les clients. L'État ne fait rien ou presque, pour faire respecter les règles et les lois. Chacun y va de sa lecture de la notion de service public, notion tellement galvaudée qu'elle a perdu tout son sens.

On se renvoie la balle : le ministère du Commerce, accusant tantôt celui de l'Agriculture, ou même les Collectivités locales, et à tout ce beau monde de pointer du doigt les consommateurs «incapables, selon eux, de discipliner leur boulimie et de stopper leur frénésie d'achats».

Le non-respect de l'obligation de permanence est un problème complexe, lié à un enchevêtrement de facteurs :

Première cause évoquée : un défaut d'information. «Nous recevons parfois la notification de permanence deux ou trois jours avant l'Aïd. Ce n'est pas suffisant pour s'organiser», explique un commerçant à Alger.

Dans certaines wilayas, les listes sont transmises trop tard ou de façon incomplète, entraînant une confusion sur les commerces réellement concernés.

À cette désorganisation s'ajoutent des raisons humaines. Les fêtes religieuses, comme l'Aïd el-Fitr ou l'Aïd el-Adha, sont des moments de retrouvailles familiales. Beaucoup de commerçants préfèrent fermer leurs boutiques pour passer du temps avec leurs proches.

«On travaille toute l'année sans congés. L'Aïd est parfois notre seul moment de repos», confie un boulanger d'Oran.

D'un point de vue économique, certains estiment que maintenir leur commerce ouvert un jour férié n'est pas rentable. Les clients sont rares, les charges salariales augmentent, et les bénéfices ne compensent pas l'effort. « Je perds plus en ouvrant qu'en fermant », résume un épicier de Constantine.

Autre facteur clé : l'absence de contrôle strict. Si les autorités ont prévu des sanctions pouvant aller jusqu'à 100.000 DA d'amende, ces mesures sont rarement appliquées avec rigueur. Dans certaines régions, les contrôles sont sporadiques, voire inexistants, ce qui renforce un sentiment d'impunité.

Il existe pourtant des cas d'exemption prévus par la loi : maladie, décès, panne technique, ou encore congé annuel. Toutefois, de nombreux commerçants ignorent la procédure ou ne reçoivent pas de réponse à temps après avoir déposé leur demande auprès de la direction du commerce.

Pour y remédier, il serait judicieux de renforcer la communication, améliorer les délais de notification, assouplir certaines procédures, et assurer un contrôle plus équitable et régulier.

Une telle approche permettrait de concilier les impératifs du service public avec les réalités vécues par les commerçants sur le terrain. Mais, c'est bien connu, le décalage de la société algérienne avec les normes élémentaires universelles est si large que les replâtrages, aussi savants soient-ils, ne suffiront pas à déraciner un mode de vie devenu le dogme de tout un peuple ! Tous les ministres du Commerce, de l'indépendance à ce jour, ont dit vouloir prendre en charge ces fermetures récurrentes des commerces à la veille de chaque fête religieuse. Pour y laisser en définitive la preuve de leur inefficacité et de leur perte de crédibilité.

A charge pour le tenant du poste de nous surprendre !