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Le silence des plumes...

par Mustapha Aggoun

Un intellectuel ne peut prétendre à ce nom s'il détourne le regard quand la justice appelle. Il n'est pas seulement une plume brillante, un penseur enfermé dans sa tour d'ivoire, il est ou devrait être la conscience en éveil de son peuple, le témoin vigilant de la douleur collective. Il est la voix qui refuse le silence quand les bombes s'abattent, quand les enfants meurent sous les décombres et que l'Histoire chancelle. Mais hélas, dans le vaste monde arabe, cette voix se fait rare, presque étrangère.

L'intellectuel occidental, lui, s'invite à chaque tribune, à chaque micro tendu. Il a des convictions certes biaisées -, mais il les défend avec vigueur. Les plateaux de télévision en France deviennent des arènes où certains philosophes autoproclamés comme Bernard-Henri Lévy, le hibou qui ne voit clair que dans les ténèbres, s'agitent pour justifier l'injustifiable. Il vole d'un pays à l'autre, prêchant des guerres sous couvert d'humanisme, drapant ses intérêts géopolitiques du voile de la liberté. Il sème le chaos, et pourtant, on l'écoute, on le suit, on le crédite.

Et nous/ ? Où sont nos voix/ ? Où sont nos penseurs, nos écrivains, nos artistes capables de se dresser face à l'injustice, non par haine, mais par amour des leurs/ ? Où sont ceux qui brandissent la vérité comme une épée, non contre un ennemi, mais contre le mensonge/ ?

Yasmina Khadra appartient à cette minorité rare et précieuse d'écrivains qui n'ont pas trahi leur serment intérieur. Un homme debout, fidèle à ses principes, viscéralement attaché à sa patrie, à sa culture, à la dignité de son peuple. Là où tant d'autres choisissent la voie facile d'une littérature aseptisée, coupée du réel, il écrit avec le feu de l'Histoire et le sang des siens dans les veines. Il ne cherche ni l'approbation des puissants, ni les projecteurs de la complaisance médiatique. Il écrit pour témoigner, pour résister, pour honorer. Il n'a jamais craint de clamer son amour pour l'Algérie, de nommer les crimes, de pointer les trahisons, même quand le silence aurait été plus commode.

Il sait que la littérature, dans un monde blessé, ne peut être neutre. Il sait que se taire, c'est déjà trahir. Contrairement à ceux comme Mohamed Sifaoui ou Kamel Daoud qui monnayent leur plume et leur parole, qui s'éloignent des douleurs de leur peuple pour mieux plaire à ceux qui les exploitent, Yasmina Khadra choisit la fidélité. Il écrit du côté des humiliés, des oubliés, des résistants. Il est de ceux qui rappellent que l'écrivain, dans nos terres meurtries, n'a pas seulement un rôle d'observateur : il a une mission. Celle de dire, de déranger, de ne jamais pactiser avec l'oubli.

À l'inverse, que dire de ces écrivains qui ne parlent que de femmes soumises, de traditions rigides, de frustrations individuelles, comme si le monde arabe ne saignait pas, comme si Ghaza n'était qu'un détail lointain, un sujet trop politique pour leurs plumes délicates/ ? Certains se targuent d'être « universels » alors qu'ils ont déserté l'univers qui les a forgés. Ils célèbrent la liberté en fuyant leurs responsabilités. Ils écrivent sur la pluie quand tombe la cendre. Un intellectuel arabe qui reste silencieux devant le martyre de Ghaza, la ruine de la Syrie, la famine du Yémen, ou l'humiliation continue du peuple palestinien, se décrédibilise. Son œuvre devient creuse, orpheline de son humanité. À quoi bon des mots s'ils n'ont pas le courage de nommer l'injustice/ ? À quoi bon les livres s'ils fuient la réalité/ ? Le vrai écrivain est un témoin, pas un décorateur de l'oubli.

Nizar Kabbani, cet immense poète syrien, amoureux de Damas et des femmes, n'a jamais cessé de dénoncer la corruption, la répression, les défaites arabes. Sa poésie brûle, elle saigne, elle pleure. Quand il parle d'amour, il parle aussi de révolution. Quand il évoque le corps de la femme, il ne l'isole jamais de la terre qu'elle foule. Ou Mahmoud Darwich, ce poète de la terre perdue, qui a chanté la Palestine non comme une idéologie, mais comme une blessure vivante. Il a résisté par les mots, il a porté la mémoire de son peuple dans chaque vers. Il n'a jamais prétendu être au-dessus de la mêlée. Il s'y est plongé, corps et âme.

Le monde arabe traverse l'une des périodes les plus sombres de son histoire contemporaine. Nous sommes éparpillés, divisés, manipulés. Mais ce qui fait le plus peur, c'est cette passivité intellectuelle. Cette manière de parler de la souffrance comme d'un phénomène lointain. Cette neutralité qui n'est en réalité qu'un déguisement de la lâcheté.

Un intellectuel ne peut être spectateur. Il doit être acteur, parfois martyr, toujours juste. Les réseaux sociaux sont pleins de jeunes qui crient, manifestent, dénoncent. Mais les grandes voix, les plumes consacrées, les figures médiatiques, elles, se taisent. Par peur, par confort, par calcul.

Et pourtant, une plume vaut une armée. Une vérité bien dite peut briser mille murs. Nous n'avons pas besoin de héros, nous avons besoin de justes. De ces hommes et femmes qui n'acceptent pas l'inacceptable. De ceux qui comprennent que l'engagement n'est pas un luxe, mais un devoir.

Écrivains du monde arabe, que vos mots naissent du cœur autant que de la plume. Que vos livres soient des cris tendres, des actes de foi, des refuges pour les vérités que l'on veut taire. N'écrivez pas seulement pour briller écrivez pour témoigner, pour éveiller, pour aimer. Soyez les veilleurs de nos mémoires, les porteurs de nos blessures et de nos espoirs. Car si vous vous taisez, qui racontera nos silences/ ?