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Quelques réflexions sur la question de l'identité dans le contexte algérien (Troisième partie): L'identité et la liberté d'expression

par Djamel Labidi

La Constitution définit et défend les constantes nationales, c'est- à-dire les éléments de notre identité nationale, et elle refuse ou condamne leur remise en cause. Mais elle défend aussi la liberté d'expression. C'est une contradiction qui semble intrinsèque puisque la liberté d'expression suppose justement qu'on puisse s'exprimer, y compris sur les constantes nationales qui, comme toute chose, évoluent.

On retrouve en permanence ce problème, ce dilemme quasiment, dans bien des Constitutions et dans bien des pays. Il s'agit d'une contradiction objective, entre deux nécessités contraires, l'une qui réglemente et limite, sur un point, la liberté d'expression, et l'autre qui la protège. Il s'agit de gérer cette contradiction en distinguant bien la sphère politique de la sphère intellectuelle, scientifique et universitaire. Or c'est ce que les politiques un peu partout oublient, parfois pour les meilleures raisons du monde dont celle que la question de l'identité nationale est très sensible politiquement à gérer. Mais politiquement à gérer ne veut pas dire intellectuellement, scientifiquement, universitairement à gérer.

On ne fait pas, par définition, de politique à l'Université dans le travail de recherche et d'enseignement. La question qui intéresse en premier lieu un enseignant-chercheur, un scientifique est celle du savoir. Celle qui intéresse le politique est celle du pouvoir.

Le « Révisionnisme »

Science et pouvoir ont rarement fait bon ménage. Un enseignant-chercheur, dans son laboratoire, dans son amphithéâtre ne songe pas un instant au gouvernement quand il travaille.Il travaille pour son pays. Dans l'Université, dans un centre de recherche, dans un laboratoire, on pense, on débat, on s'interroge, on doute, on remet en question. Le doute est le principal moteur de la recherche et de la pensée rationnelle, scientifique. Que resterait-il d'une université nationale, si tout n'y était que vérité révélée, sacralisée, religieuse, ou politique.

Même des pays dits démocratiques ne sont pas à l'abri de cette confusion des genres entre la politique et le savoir. C'est ainsi qu'en France, une loi a été votée, la loi « Gayssot « de 1990 contre le révisionnisme concernant « la Shoah. Elle considère comme délit toute remise de cause du point de vue officiel, du récit sanctuarisé à ce sujet. En d'autres termes, cette loi juge l'Histoire définitivement faite et écrite sur ce point. Elle a, de plus, créé officiellement l'accusation de « révisionnisme » qui ressemble très fort à de l'inquisition. Elle porte d'ailleurs aussi le nom de « loi contre le révisionnisme ». Elle est brandie menaçante contre toute recherche historique qui s'éloigne de la version officielle sur « la Shoah ». Elle a servi à bien des manipulations contre la liberté d'expression. Elle a même été utilisée contre la Cause palestinienne. Le sionisme veut en effet, voire du « révisionnisme » dans le fait de ne pas qualifier de « terroriste « Hamas et l'attaque du 7 Octobre contre le dispositif militaire israélien de surveillance et d'enferment de Gaza.

Il est dommage que dans la polémique récente sur la question de l'identité, un responsable de parti politique ait repris, en Algérie, un terme, tel que le « révisionnisme », sans discernement sur l'origine de ce terme, ses objectifs et les dérives qu'il permet.

Les théories scientifiques, les travaux de recherche, sont par définition révisionnistes, que ce soit en sciences humaines, sociales ou exactes. Elles sont révisées au fur et à mesure que la connaissance avance. Notre Constitution, elle-même, a été révisée à plusieurs reprises sur cette question de l'identité en introduisant de manière toujours plus forte l'Amazighité.

Le professeur des Universités et la liberté d'expression

Lorsqu'un professeur d'Université produit un travail ou exprime un avis sur tel ou tel point de notre histoire, et donc sur telle ou telle approche de notre identité historique, on ne peut donc lui en faire grief. Il est dans son rôle, et encore plus lorsque sa spécialité est l'Histoire. Préférer par exemple le terme de Berbère à Amazigh n'est pas un drame, n'est pas « la fin du monde » sur une question afférente à l'Histoire de notre pays.Le MCB s'appelait Mouvement culturel berbère. Cela a-t-il posé problème ? A-t-il démérité sur l'Amazighité ? Non. Il faut donc relativiser.

Le professeur ne fait là que son travail. Qui pourrait le faire si ce n'est un professeur d'Université. C'est l'Etat qui a reconnu sa compétence car n'oublions pas que le titre de Professeur des Universités est un titre d'Etat qui vient après un autre titre, celui de docteur d'Etat. N'est-ce pas l'Etat lui-même qui lui a donné ce droit, plus cette mission d'intervenir dans le domaine qui est le sien ? Est-ce que ce ne sont pas ses pairs eux-mêmes qui, en lui attribuant ce titre, ont reconnu sa compétence pour en parler. Et lorsqu'on entend quelqu'un, pourtant responsable d'un parti politique, parler de « pseudo professeur », on est devant une dérive inquiétante et un mépris de l'Université qui suscitent réprobation et inquiétude. Où va-t-on ainsi ?

Quand ce professeur est interviewé sur une chaîne de télévision ou un quelconque média, il l'est précisément pour sa qualité de professeur universitaire, et pour sa compétence. Ne serait-il plus universitaire, chercheur scientifique, dès lors qu'il quitte les amphithéâtres, les centres de recherche? Devrait-il alors demander la permission de parler? Qu'est-ce à dire ? Ou bien, veut-on signifier par là même que la discussion sur les questions afférentes à l'histoire, à la genèse de notre identité, que la réflexion, la pensée sur cette question est close une fois pour toute. Il n'y aurait plus donc à mener aucun travail, aucune recherche, de type historique, culturelle, anthropologique, historique sur l'Algérie, dans son passé millénaire. Et si elles sont menées faudra-t-il en taire les résultats dès qu'ils seront soupçonnés de dévier de la thèse officielle.

Certes la question de nos constantes nationales est éminemment importante politiquement. Preuve en est, on la retrouve comme une préoccupation à de nombreuses reprises dans les débats de notre révolution nationale, dans les définitions et formulations successives qui lui ont été données, de celles si célèbres données par Cheikh Ben Badis, à celles formulées dans la plateforme de La Soumam, et dans les diverses constitutions et documents fondamentaux de la Révolution algérienne. Notre nation a dû, en effet, défendre son unité, la protéger dans des circonstances extrêmes, et se forger contre qui voulait la nier. Et cette nécessité demeure. Mais faut-il pour cela, faire de cette question une sorte d'épée de Damoclès brandie sur chacun, et le punissant au moindre écart.Attention, car cela peut revenir comme un boomerang contre celui-là même qui tenterait de l'instrumentaliser.

Politique et Science

La question de nier nos constantes est une chose, celles de les discuter en est une autre. Preuve en est, cette question a évolué avec l'introduction du Tamazight comme constante linguistique d'abord nationale puis officielle. Il faut bien distinguer les deux domaines, politique, partisan, ou intellectuel et académique, et leur contexte et motivations chaque fois, ou alors on va vers des catastrophes dans notre système scientifique et technique de production des connaissances. La politique obéit avant tout au rapport de forces. La sphère scientifique obéit à un seul rapport de force celui de la vérité, de la vérité des faits, démontrée, depuis Galilée, par la méthode expérimentale, bref la vérité scientifique. Il est évident que si la science obéit au politique elle s'éteint. Seuls les grands dirigeants dans l'Histoire l'ont compris et ils y ont laissé leur nom.

La Science remet en question sans arrêt des « vérités », partiellement ou en partie. Non seulement l'Amazighité mais l'Arabité elle-même devraient faire l'objet de discussions, d'esprit critique. L'enjeu est celui fondamental de la liberté d'expression sans laquelle il n'y a pas de débat, donc de développement intellectuel. Certes des limites doivent toujours exister, sous peine de dénaturer les libertés elles-mêmes, Mais elles ne devraient concerner que le domaine politique, le domaine des actes politiques, et l'utilisation de la question de l'identité pour légitimer des entreprises séparatistes et autres. Mais pas le domaine de l'esprit critique, du débat intellectuel. La différence entre les deux domaines est toujours visible, évidente. Bien sûr, les universitaires et les scientifiques ne vivent pas en vase clos et ils sont, eux aussi, sujets à des influences idéologiques et partisanes comme le tout un chacun. Mais cela ne devrait pas servir de prétexte à refuser la spécificité sociale du rôle de la Science.

Singulièrement les recherches anthropologiques, sur les migrations, sur les cultures, et donc sur l'identité, n'ont jamais connu autant d'essor que depuis la levée du verrou idéologique colonialiste. On ne va pas lui en substituer d'autres. Ce sont des questions scientifiques. Elles demandent donc d'être abordées en tant que telles. Bien aventureux pourrait être celui ou ceux qui prétendraient l'avoir épuisée

On n'est qu'au début de grandes découvertes dans ce domaine au fur et à mesure que le monde sera débarrassé du carcan de l'Occidentalisme et que l'humanité le sera des préjugés de caractère nationaliste, chauvin, ethnique, ethnocentriste. C'est ainsi que, prolongements inattendus et quelque peu amusants, c'est aujourd'hui le récit sur les sources romaines et grecques des identités occidentales, qui est remis en cause. Il y a eu, à ce sujet, de nombreux travaux aux titres quelque peu iconoclastes.Citons en particulier des ouvrages comme celui monumental du Dr Abderrahmane Benatia (« Les Arabes, ancêtres des gaulois ») (1), de Pierre Rossi (« la cité d'Isis » où il affirme que « les Grecs ne sont que les héritiers des Arabes ») (2) ou d'Henri Basset (3). Jean Pruvost « Nos ancêtres, les Arabes », ou cet article du journal français ‘Le Point », « Nous sommes tous des Arabes » (4).

La question de l'identité, abordée rationnellement, peut recevoir aujourd'hui le renfort du développement incroyable d'une science comme la génétique qui produit des données scientifiques précieuses sur les populations de l'Afrique du Nord, leur origine et les grandes migrations dans cette région du monde à travers l'Histoire, et de suivre à travers elle aussi bien la genèse et l'histoire de l'identité berbère ou amazigh que celle arabe. L'anthropologie, l'archéologie, la préhistoire, l'Histoire connaissent, elles aussi, un développement extraordinaire qui éclaire toujours mieux la genèse et l'évolution des éléments de notre identité nationale.

Alors, laissons l'Université faire son travail. La Politique fera alors bien mieux le sien.

Notes

(1) http://www.iqrashop.com/Les_Arabes_ancetres_des_Gaulois-Benatia_Abderrahman-Livre_livres-Histoire_civilisations-7521-.html (voir aussi «Ibérie et Berberie» , «Les Arabes en Europe, avant l ‘ère chrétienne» )

(2) Pierre Rossi ,https://www.eyrolles.com/Loisirs/Livre/la-cite-d-isis-histoire-vraie-des-arabes-9782723317665/

(3) Jean Pruvost, «Nos ancêtres les Arabes», Paris, JC Lattès, coll. « Essais et documents », 8 mars 2017, 300 p. (ISBN 978-2-7096-5941-3, BNF 45237509)

(4) https://www.lepoint.fr/sciences-nature/histoire-de-l-homme-nous-sommes-tous-des-arabes-27-01-2012-1424481_1924.php#1