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L'Algérie peut-elle faire le saut du «prendre» à «l'entreprendre» ?

par Rachid Mohammed Brahim *

2ème partie



L'enracinement du prendre

Un bien vacant ne relève d'aucun économique, il n'a pas de propriétaire, il n'a pas de prix et ne peut être l'objet d'échange. Il s'attribue et on le prend.

Ce comportement du «prendre» va déteindre sur la société.

Mais chaque «prise» avait un coût privé nul et un coût externe exorbitant pour la société qui le paye à ce jour, parce que tout simplement les «droits de propriété» ne sont pas des relations entre les hommes et les choses, mais des relations codifiées entre les hommes qui ont rapport à l'usage des choses».(3)

Cette problématique du propriétaire semi absent nous la subissons encore tant l'indéfinition de la propriété reste pesante sur les actes de gestion: Qui est qui? Et qui décide en toute liberté de quoi?

Le droit de propriété a deux caractéristiques :

- L'exclusivité : où commence le droit du propriétaire et où se termine-t-il? Faute quoi le pouvoir du propriétaire et sa capacité de contrôle sont altérés.

- Et la transférabilité, c'est-à-dire le choix de se débarrasser de l'ensemble ou de certains éléments soumis à son contrôle. Faute de vouloir et pouvoir transférer, le propriétaire ne peut plus arbitrer entre les éléments soumis à son contrôle et ses pouvoirs ne sont alors plus respectés.

L'économie est fondée sur l'échange et la propriété et c'est pour cela que les agents sont insérés dans un réseau de sanctions (pertes) et de récompenses (gains) individualisés.

C'est là le fondement de la science économique parce que cette insertion instaure la rationalité c'est-à-dire la recherche du maximum d'utilité.

Le «laisser aller» de la gratuité est nettement plus nocif que «laisser faire» du libéralisme.

Le refus de l'application mécanique des critères microéconomiques n'a pas laissé place à une rationalité macroéconomique qui aurait induit des effets structurants et une économie articulée.

Le comportement du «prendre» générera des coûts dits de développement fatalement élevés et les surcoûts témoins d'une gouvernance non économique.

Dès l'aube de l'indépendance, ce n'est pas seulement la logique marchande qui fut rejetée, mais l'économique lui même fut exclu.

- Dans l'agriculture, l'autogestion, au lieu de maintenir ou d'augmenter les rendements sur les meilleures terres d'Algérie, fut un système politique en charge d'implantation d'un socialisme autogestionnaire déviant l'objectif économique de ce secteur fondamental vers l'arène politique. Les coûts restent à calculer.

- Quand se constituèrent les Domaines Autogérés Socialistes (DAS), ils laissèrent pour un premier exercice une ardoise de 500 millions de dollars de découvert!

Les formes «exploitations agricoles individuelles» (E.A.I) et collectives (E.A.C) ne furent que des transitions par moult détours vers une privatisation gratuite sans que l'Etat ne perçoive son dû!

- La révolution agraire au lieu de faire des coopérateurs (producteurs entreprenants) érigea des «attributaires» (EL MOUSTAFID à la recherche de la FAÏDA) encore une économie du «prendre».

- Le Programme National de Développement de l'Agriculture (PNDA) donnera lieu dans son déroulement à d'importantes rapines dont l'Etat assume les frais.

- Le soutien important de l'Etat à travers les différentes politiques foncières consistant en des mises à disposition de ressources foncières considérables à des prix très en deçà de la valeur réelle n'ont entraîné que des phénomènes de rétention foncière et de constitutions de rentes spéculatives indues. La terre ressource de plus en plus rare était consommée abusivement. Zones industrielles, zones d'activités, foncier urbain... font que l'accaparement de l'espace et de l'eau devenait un paramètre de la logique du fonctionnement non économique du pays.

- La B.A.D.R et les organes de gestion du foncier devraient publier le manque à gagner pour le pays de tous les non remboursements de dettes et des pseudo cessions de terrains.

- Le résultat de ces comportements se lit dans notre dépendance alimentaire et sa facture annuelle, mais le résultat le plus pernicieux n'est pas l'aspect financier mais bien plus il réside dans la dimension politiqué sans mesure de la dépendance de notre régime alimentaire de base (céréales, lait et ses dérivés, sucre huile) de l'étranger!

- La politique industrielle n'est pas en reste. La substitution aux importations n'a induit aucun rattrapage économique tout comme elle n'a pas réduit les inégalités sociales, ni résolu la question du chômage.

Et pourtant sous l'étiquette de «l'infant industry» des sommes faramineuses ont été englouties sans que les autoproclamés managers ne résolvent les problèmes de gestion qui dans leur majorité restent en leur état initial, ni celui de l'organisation sociale de l'entreprise, supposée l'espace de remodelage social et de modernisation. La seule raison de ces institutions non instituantes est de rendre les relations économique plus difficiles et incertaines et dans tous les cas très loin de toute norme de performance.

- Le processus des gratuités va encore s'affirmer au grand jour à travers la vente des biens immobiliers à usage ; d'habitation, professionnel, commercial ou artisanal dès 1981, les HLM pour quelques Dinars lourds pour leurs acquéreurs et de somptueuses habitations au Dinar léger relativement parlant.

- Comparativement les unités industrielles promises à la vente n'attirent pas la foule malgré les dispositions de vente à tempérament (ord. de mars 1997) l'économie informelle est plus rémunératrice.

- En août 1995, les salariés et gestionnaires des E.P.E se voient accordés, dans le cadre de la création de sociétés de travailleurs, l'octroi d'actions à titre gracieux, encore la gratuité.

Il serait utile que les institutions en charge de ce secteur reprennent le dossier des sociétés de salariés pour revoir qui en profite, quels sont ceux qui ont été gracieusement «honorés» du titre d'actionnaire et ceux éjectés (suite à la guerre des clans de l'ancienne entreprise) et quelles sont les relations de ces entités avec l'informel !

Quand on est propriétaire on ne se débarrasse pas de son patrimoine, on le transforme dans les règles de l'art.

- La politique de «vérité des prix» qui n'a de sens que dans une économie concurrentielle, plaquée sur notre situation en 1989 fera payer tous les dysfonctionnements du public et du privé au consommateur, le berceau de la spéculation était façonné.

- La libération du commerce extérieur, concoctée de 1989 à 1993, et la mise à disposition des importateurs de l'accès aux devises (1994) vont livrer 70% de l'importation aux spéculateurs (100% pour certains produits).

- Les réformateurs tels que les désigne la liturgie économique (le discours est bien autre chose de plus scientifique) vont en fait grâce à cette culture du «faire n'importe quoi n'importe comment» construire une fiction. Au lieu de faire l'entreprise, ils vont lui donner son autonomie ce qui signifiait à l'époque que celle-ci ne pouvait plus bénéficier des financements de moyen et long terme, les autres instruments de mise en oeuvre de la forme entreprise avaient été supprimés l'un après l'autre depuis 1980. Les «réformateurs» vont donc imaginer un capital, des actions et des actionnaires qui se rencontrent dans des Conseils d'Administration fictifs (aucune représentation du capital) et au dessus de tout cela des fonds de participation pour participer à quoi? Un édifice construit sur un ensemble vide.

Dans leur approche de l'économie, les «réformateurs» sont des descendants de la vision politique Jacobine selon laquelle la promulgation d'une loi apparaît suffisante pour donner à l'ensemble de la société l'orientation économique voulue. De fiction en fiction ils instaurent par exemple la relation de travail contractuelle pour réguler un marché du travail qui n'existe pas, même les salaires ne peuvent être expliqués ni par la rareté ni par le savoir et la compétence pour un niveau de productivité.

D'ailleurs partout la flexibilité a donné plus de performance à l'entreprise, la libéralisation du contrat de travail chez nous a fait que 65% de l'emploi global sont aujourd'hui constitués par les emplois à durée déterminée sans donner un quelconque avantage à l'entreprise.

Le coût de toutes des fictions c'est encore la société qui le paye.



Quelques résultats

- Les résultats furent immédiats. Après un plan triennal, deux plans quadriennaux et deux plans quinquennaux, l'Algérie qui a rééchelonné, subi l'ajustement structurel, voit son système productif s'effilocher et pratiquement disparaître et mange aujourd'hui grâce à son pétrole.

- La non transformation de l'argent en capital à cause de la rupture du cycle de transformation complet va voir les flux d'argent déversés dans le circuit au lieu de poursuivre le chemin qui devait être le leur, former une bulle qui n'a cessé de grandir depuis le fameux programme anti-pénurie (P.A.P) de 1981. On appelle cela l'informel, le marché parallèle, l'économie souterraine.

- Un grand secteur dit de «l'import - import» émerge, constitué de plus de 7.000 entreprises dont 80% sont privées, il s'adonne à l'importation. Beaucoup de sociétés écrans voient le jour le temps d'une ou de quelques affaires et s'évanouissent dans la nature sans paiement d'impôts.

- La question de l'informel n'est pas simple. Il est loin d'être une marge, ou un à côté d'un ensemble économique. Il est cet ensemble lui même. En dehors des hydrocarbures, de l'agriculture et la construction dopées par la dépense publique, notre productivité du travail est d'une faiblesse inquiétante d'autant plus que cette faiblesse est croissante. Cela veut dire sur le plan du réel qu'à partir des recettes pétrolières nous vivons quasiment de l'échange (du commerce, des services) notre valeur ajoutée par habitant est l'une des plus basses comparativement à des pays de même niveau.

Notre informel est phagocytaire, contrairement à ce que pensent certains experts qui ont été étudié l'économie informelle italienne pour comprendre ce qui se passe chez nous, encore un «NAQL». Ici l'informel a annihilé des secteurs entiers de l'économie productive, le textile, la chaussure, l'agroalimentaire, le bois, l'électroménager, la mécanique, la sidérurgie, l'électronique, pour transformer le pays en un vaste souk, 96 marchés informels dans la seule capitale, 732 au niveau national avec plus de 100.000 intervenants, des quartiers «Dubaï» qui poussent partout...

Seule la grande distribution pouvait contrer cet envahissement du marché, mais voilà que «Carrefour» par exemple se retire. Avec des prix 30% plus chers que les produits contrefaits se vendant librement comment pouvait-il tenir la route?

Quant à l'impact réel mesuré par les revenus : En 1975, 25% de la population vivait avec 32% du Revenu National et 75% se partageaient les 68% restant.

En 2005, 40% de la population salariée vit avec moins de 29.000 DA par mois (alors que le SNMG devait être au minimum égal à 35.000 DA), si l'on ajoute les chômeurs ce sont 54% de la population qui vivent la pauvreté (17 millions de personnes dont 7 millions extrêmement pauvres) alors que 20% se partagent 45% du Revenu National.

La pauvreté salariale a installé pour très longtemps les salariés dans la paupérisation absolue alors que 20% de nantis vivent de la grâce des marchés publics et de l'informel. Comment s'étonner que l'Algérie soit classée par le PNUD (2007-2008) à la 104ème place en matière de développement humain.

Cette situation sociale ne peut être une base de relance de l'économe. Si nos institutions sont à revoir ou restent à faire, seul le retour à de vrais salaires (au sens économique) pourrait générer non seulement le redémarrage mais surtout la norme, la mesure, qui donnent à chacun sa place d'agent réel dans les rouages de l'économie.

«On oublie trop en effet que ce sont les marchands et non le marché qui commandent le mouvement de l'échange, c'est par eux que passe la réalisation des «lois» du marché». (6) Faisons donc des partenaires réels pour avoir le marché et non cette fiction au nom de laquelle on exerce la rapine.



Quelques éléments de réflexion pour des solutions



Il est vital de rétablir le circuit monnaie - éléments productifs - plus de monnaie. C'est-à-dire le circuit de l'économie productive.

Il n'y a qu'une seule voie possible :

- Créer l'entreprendre

- Faire l'entreprise

- Faire la banque

- Et faire le marché.



A. L'entreprendre

Cette question est la plus délicate car elle se pose en terme d'abord de développement de la ressource humaine, c'est-à-dire de transformation sociale à terme pour donner à l'intelligence toute sa place.

Ceci suppose au départ une réflexion profonde sur les modes de socialisation de l'enfant et par voie de conséquence sur un autre système d'éducation et de formation aboutissant à un faisceau comportemental positif et en mesure d'éveiller les potentiels. Un système où les valeurs du travail de la créativité et surtout de la raison et de toutes les formes de savoirs mobilisables dans la vie constituent une base sur laquelle vient se greffer la citoyenneté. C'est à ce moment que l'école redeviendra école et que l'université fera le saut vers l'universel, le LMD n'est pas une réforme c'est une fuite en avant.

La ressource humaine ne peut se transformer en capital sans «savoir faire», «savoir comprendre» et «savoir combiner» et surtout sans institution entendue comme creuset de la construction d'un futur souhaitable grâce à la logique de projets (une entreprise ne peut vivre en ignorant son lendemain).

Ce n'est pas un hasard si dans nos entreprises la ressource humaine ne s'est pas transformée en capital humain. La première ruée vers les postes a créé une distance certaine entre le poste de travail occupé et le profil du titulaire.

Pour parvenir à l'emploi type il n'y avait que la formation qui pouvait combler l'écart. Mais hélas notre management étant ce qu'il est et fonctionnant au «comme si», la formation au lieu d'être le mode indiqué pour élever le niveau fut souvent pour l'entreprise un justificatif d'activité. L'écart poste- profil n'était pas analysé et partaient en formation ceux qui avaient besoin de changer d'air ou bien ceux dont on voulait se débarrasser. Les structures de formation elles mêmes se mirent à comptabiliser le nombre d'heures d'enseignement fournies et le quantitatif remplaça le qualitatif, le leadership était d'accomplir un nombre élevé d'heures de formation. Le capital humain n'était pas un souci!

Tout le reste dans l'entreprendre n'est qu'affaire de techniques, l'essentiel est dans la philosophie de base.



B. L'entreprise

En l'absence des acteurs et des institutions qui auraient été en mesure de prendre la tête du développement économique, l'Etat a été amené alors à intervenir pour protéger les activités existantes, pour créer des entreprises publiques (des entreprises d'Etat en réalité) et pour suppléer à l'absence du capital étranger. Cette intervention avait sa logique dans le temps. Telle qu'elle se pratique aujourd'hui elle n'améliore pas les conditions de fonctionnement d'une économie en besoin d'efficacité. Elle pèse en fait de tout son poids sur la libération des énergies et fait figure de contrôle social et d'activités de distribution et de reproduction du pouvoir à tel point que même le capital privé, qui donne l'illusion d'une société de marché, n'est en fait qu'un espace de l'institutionnalisation dans des frontières tracées par l'Etat. Les agents du libéralisme ne sont en fait que ceux qui obtiennent le statut d'entrepreneurs dans le cadre de l'économie assistée (assiette foncière, Banque, dérogations...). L'un dans l'autre c'est l'institution «Entreprise» qui est absente. A suivre