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Quand les Européens boudent leurs droits

par Akram Belkaïd

Votera ? Ne votera sûre ment pas... A quelques jours des élections européennes, les sondages vont tous dans le même sens: l'abstention risque d'être le grand vainqueur du scrutin avec, peut-être, un record absolu en termes de non-participation. Il fera beau, grande sera la tentation du pique-nique sur gazon ou sable chaud et tant pis pour les enjeux - réels - que présente ce vote. J'ai moi-même hésité avant de consacrer une chronique à ce thème électoral: L'Europe, qu'est-ce que ça peut-être barbant, me dit monsieur Gérard, qui ne quitte presque jamais le comptoir du Brazza. En tendant l'oreille, je pourrai même l'entendre me répéter le fameux slogan du FFS lors des municipales de juin 1990: « Ana manvotiche » : moi, je ne vote pas, mot d'ordre qui a d'ailleurs connu une nouvelle jeunesse au mois d'avril dernier.

Etrange, très étrange cette désaffection des électeurs à l'égard d'une Europe pourtant devenue tellement influente dans la vie des gens. Le fait est que les lois votées par le Parlement de Strasbourg ainsi que les directives concoctées par la Commission européenne ont de plus en plus d'importance et d'influence notamment parce qu'elles sont au-dessus des législations nationales. Cela devrait rendre le scrutin européen incontournable. Cela devrait passionner les foules, provoquer des débats puisqu'il ne s'agit ni plus ni moins que d'une élection déterminante pour ne pas dire décisive. Mais rien de tout cela. D'un côté, une influence qui grandit. De l'autre, une indifférence qui se propage.

Ouvrons une parenthèse. Il faut être du Sud pour, peut-être, comprendre à quel point l'idée européenne est magnifique et à quel point elle résonne particulièrement à l'oreille de quelqu'un qui, comme des millions d'autres, se désespère de voir le monde arabe, disons plutôt le Maghreb, être incapable d'achever ne serait-ce que le centième de ce que les Européens ont accompli en terme de rapprochement et de partage de souveraineté. Il faut être du Sud pour comprendre l'extraordinaire symbolique qui entoure le fait de franchir sans même s'en rendre compte la frontière franco-belge ou franco-allemande. Et il faut avoir étudié au Sud pour prendre conscience du caractère précieux du programme Erasmus qui permet aux étudiants européens d'étudier au moins une année dans un autre pays du vieux Continent. Tout cela, c'est l'Europe mais peut-être que les Européens s'y sont habitués au point de ne plus se rendre compte de cette richesse, de cette chance. Fermons la parenthèse.

Revenons à la désaffection vis-à-vis du scrutin. Avant d'essayer de la comprendre, risquons ce constat qui risque de faire grincer quelques dents. Parmi ceux qui ne se rendront pas au bureau de vote, il y a un nombre important de personnes qui connaissent l'importance de l'Europe et de ses institutions. Contrairement à d'autres, ils sont informés, ils ont suivi la campagne, entendu les experts, enregistré les arguments de chaque camp ou presque, mais pourtant ils ne voteront pas. Est-ce de l'égoïsme ? De la désinvolture ? Il y a sûrement de cela. Est-ce aussi la faute aux partis politiques dont le programme est creux ou dont le message est difficilement lisible - cela sans compter les zigotos qui prennent un malin plaisir à transformer le scrutin européen en enjeu électoral national ? C'est plus que probable. Mais il y a peut-être autre chose de plus inquiétant.

S'abstenir de voter quand on connaît les enjeux d'un scrutin revient à se reposer sur le choix des autres, ceux qui ont eu la volonté de se déplacer aux urnes. Que le choix de ces derniers soit éclairé ou non, cela signifie que les abstentionnistes concèdent leur droit de citoyen à une minorité dont l'opinion aura des conséquences pour tous. On n'est pas loin d'un système censitaire dont rêvent nombre de dictatures. Une minorité votant et décidant pour le reste du peuple... Pire, il s'agirait d'un système censitaire voulu, accepté et imposé sans contrainte aucune. Votez pour nous, messire, nous avons confiance en votre choix...

Et puis, il y a le reste. Ceux qui sont peu informés, qui croient encore que la transformation de leur pays se joue uniquement à Paris, à l'Assemblée, au Sénat ou même à l'Elysée. Leur ignorance franchouillarde est la culpabilité de tous. Les politiques d'abord, qui préfèrent l'enjeu national à l'Europe. Qui mènent des campagnes ternes, confuses ou qui désignent des têtes de liste dont la place serait, au mieux, dans les pages people des tabloïds. La faute aussi à l'appareil bruxellois, totalement coupé des réalités, peuplé de fonctionnaires qui, sans mandat populaire, travaillent tranquillement à la fin de l'Europe sociale au nom du marché et de la libre-concurrence. La faute enfin, soyons objectifs, aux médias qui contribuent à faire de la vie des institutions européennes un trou noir, dissuasif y compris pour les meilleures volontés. Les chaînes de télévision françaises n'ont pratiquement aucun journaliste présent en permanence à Bruxelles. Cela vaut aussi pour les pays voisins. Que savent les Français de la manière dont vivent les Allemands aujourd'hui ? Pas grand-chose, peut-être à peine un peu plus que ce que savent les Algériens à propos des Tunisiens. « Faut que ça pulse coco ! » Et, malheureusement, dans les salles de rédaction, l'Europe ça pulse peu, ou du moins pas de la manière dont elle est présentée sauf quand il s'agit de se moquer de certaines normes imposées par Bruxelles (calibrage des légumes...) ou d'instrumentaliser le dossier de l'adhésion de la Turquie. Une satisfaction tout de même: un nouveau mensuel vient de paraître. Intitulé L'Européen, son premier numéro parle de l'Europe d'une autre manière, avec pédagogie et enthousiasme. Sa lecture conforte une certitude: la construction européenne mérite certainement mieux que cette campagne électorale que l'on soupçonne parfois s'être échappée du grenier de la quatrième république.