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Crise ukrainienne : la guerre de l'information

par Abdelhak Benelhadj

L'information en guerre : Au mieux, elle est partielle, au pire, elle est partiale.

La guerre de l'information est une composante intime et constitutive des conflits militaires.        

La guerre des mots, des images, des mails, des SMS, des tweets... fait rage en Ukraine et dans le monde. En temps de guerre, la circulation de l'information sous quelque forme qu'elle se présente, autant que celle des armes et des soldats, est soumise à un examen rigoureux par les belligérants.

Ce qui suit ne porte pas spécifiquement sur l'information opérationnelle destinée à la conduite de la guerre qui échappe au public. Tous les réseaux d'observation sont pointés sur l'Ukraine avec un sens du détail qui dépasse de très loin tout ce qui a été mis en oeuvre lors des conflits précédents.

Avec une privatisation croissante des moyens mobilisés. La société Blackwater bien connue en Irak, est intervenue dès 2014 en Ukraine1. Le Pentagone soustraite divers services à des sociétés privées comme BlackSky, exploite les photos de la société Maxar technologie. Les satellites Starlink d'Elon Musk se chargent d'aider les militaires ukrainiens au plus proche des combats.2

Cette sous-traitance engagée depuis longtemps renvoie à un retrait des Etats de domaines (le spatial par exemple) qui jusque-là échappaient à la sphère marchande. De plus, il permet à Washington de ne pas encourir l'accusation d'ingérence.

De ces observations tactiques et stratégiques peu transparaît. A l'exception de ce qui est utile à la conduite d'une autre guerre, celle dont les opinions publiques sont l'objet.

Lors de la pandémie du Covid, c'étaient les médecins, les biologistes, les épidémiologiques... qui se bousculaient sur les plateaux de télévision. Après le 24 février, ils ont été chassés et remplacés par les généraux et les experts militaires. Une différence mérite d'être soulignée. Certes, les médecins participaient aussi à une guerre contre un virus. Certes, les querelles qui les opposaient pour une large part étaient facilitées par l'ignorance de la cause de la pandémie et par l'absence (peu à peu surmontée) des remèdes à apporter.

Mais autant ils informaient et s'efforçaient de rassurer, à quelque bord politique dont ils se réclamaient, autant les militaires aujourd'hui ne dispensent aucune autre connaissance que celle utile à la guerre à laquelle ils participent dans le camp qu'ils ont choisi. Il serait bien naïf de croire qu'ils le font à leur corps défendant ou à leur insu. Autre différence, aucune querelle ni controverse ne les oppose : ils sont tous unis, alignés du même côté du front. Principes de base : aucune infirmation venant des belligérants et de leurs soutiens, que ce soit d'« instituts », de « centres », de « conseils », d'« observateurs indépendants », d'« experts »... ne peut être tenue pour « neutre », avérée et conforme aux faits et doit donc être a priori récusée en doute. La guerre est par définition une guerre de l'information en ce que les faits ne peuvent être rapportés dans leur exactitude et leur complétude (sous peine de nuire potentiellement à celui qui la délivre) et tout renseignement diffusé par les uns et les autres doit d'abord être considéré peu ou prou comme un instrument, parmi d'autres, de la conduite des opérations militaires. La représentation de l'ennemi et de sa cause, du nombre des victimes de part et d'autre, la mise en scène des batailles, l'évolution du front, la performance des hommes et des armes... sont des enjeux majeurs dès que le premier coup de feu est tiré.

Le nombre de morts chez les Russes a fait l'objet à plusieurs reprises de communication. Quelques exemples :

- Au mois de novembre le chef d'Etat-major américain Mark Milley faisait état de 100 000 pertes enregistrées par les deux camps. Information aussitôt dénoncée par Kiev.

- Le 22 janvier 2023, au cours d'un entretien avec la chaîne de télévision norvégienne TV2, le chef d'état-major norvégien Eirik Kristoffersen a estimé depuis le 24 février 2022 les pertes russes à 180 000 morts ou blessés et à 100 000 du côté ukrainien.3

Ni les Russes ni les Ukrainiens ne délivrent d'information fiable sur cette question. Au reste, l'essentiel dans ces communications n'est pas le nombre de morts et de blessés. L'essentiel est de montrer aux opinions publiques occidentales que l'adversaire est sur le point d'être défait et que leur soutien ne doit pas faiblir. C'est encore plus vrai pour la population ukrainienne qui ne doit pas défaillir quitte à juguler tout germe de dissidence interne. En temps de guerre toutes les libertés publiques sont suspendues et quelques fois outragées, pas toujours discrètement.

On ne tarit pas d'éloge dans les médias européens sur la « performance militaire » ukrainienne : soldats aguerris, motivés, adaptables, compétents... En face, l'armée russe est réputée mal équipée, mal encadrée avec des soldats indisciplinés, violents, démotivés... Après son retrait de la région de Kiev et de Kharkov, l'image d'une armée dépenaillée et vaincue, au bord de la déroute. Le calcul est vite fait : les « experts » chiffrent le ratio de morts et de blessés entre Ukrainiens et Russes entre un pour deux à un pour cinq ou six. « L'armée russe qui nous faisait autrefois peur est aujourd'hui une armée de mendiants en mauvais état » affirme avec conviction le journaliste Pierre Haski sur LCI samedi 03 décembre 2022. La contradiction vient de ce qu'il est difficile de dépeindre d'une part, l'armée russe de danger mortel pour l'ensemble de l'Europe, voire du monde libre, afin de justifier la solidarité exigée des Européens à l'égard de leurs voisins ukrainiens envahis et, d'autre part, pour précisément consolider cette solidarité, la présenter comme un bric-à-brac de troufions hétéroclites, désemparés, mal commandés, avec des équipements obsolètes surestimés par les occidentaux... tout juste bons à servir de « chair à canons », les Russes n'ayant aucun sens de « la valeur humaine ».4 Pour nous en convaincre quelques citations parmi des centaines quotidiennement assénées sur les plateaux de télévision.

« Quand les Russes ne peuvent pas occuper une ville, ils la détruisent. » (...) Les dirigeants russes n'ont pas de considération pour l'humain. L'individu est un pion au service de l'Empire » explique J.-P. Perruche, ancien directeur de l'état-major de l'UE (LCI, op. cit.)

C'est à la résolution (voire à l'escamotage) de ce genre de contradictions que sert la communication en temps de guerre.

On a observé par le passé une campagne similaire valorisant les soldats israéliens et dénigrant les soldats égyptiens lors des conflits de 1967 ou de 1973.

Inutile de revenir aux représentations hollywoodiennes des Indiens et des cow-boys de la « conquête de l'ouest » et des caricatures des soldats allemands ou japonais lors de la Seconde Guerre Mondiale.5

La Russie, pour sa part, s'en tient toujours à son « opération spéciale ». Mais peu à peu, les Russes découvrent qu'il s'agit bel et bien d'une guerre mortifère, même si le Kremlin précise qu'elle est entreprise contre lui par les Etats-Unis d'Amérique et que l'Ukraine n'est qu'un instrument par lequel Washington espère épuiser la puissance de la Russie.

On comprend alors très vite qu'un contrôle strict doit être établi sur les moyens de communication de l'« ennemi ». Chaque belligérant s'attache à interdire à son adversaire l'accès à son espace médiatique pour soustraire son opinion à tout ce qui chercherait à la subvertir pour la retourner contre ses dirigeants, attiser, embraser les fronts intérieurs et déstabiliser les ordres politiques et affaiblir l'effort de guerre. Pour chaque camp, en chacun d'eux, l'opinion publique est un enjeu et un espace à surveiller, à encadrer et à préserver à tout prix de toute influence préjudiciable, aussi bien interne qu'externe.

Les autorités doivent impérativement s'assurer du soutien des opinions publiques et de leur conviction d'être dans le camp du « bien », contre un « envahisseur belliqueux, peu soucieux de la vie de ses ennemis, de ses propres soldats et de ses populations, impitoyablement résolu à parvenir à ses fins quoi qu'il leur en coûte »... Exercé à l'art de la mise en scène et de la comédie, aidé par une équipe internationale pour le seconder, le conseiller et mettre à son service tous les moyens nécessaires pour amplifier ses interventions, ainsi encadré, le président ukrainien, ancien acteur de carrière, prend tous les matins son service de communicateur professionnel pour interpeller la planète et tous ceux qui disposent du moindre de pouvoir pour les sensibiliser à l'état de son pays et solliciter leur aide.

L'alternative à une guerre nucléaire mondiale que personne ne souhaite, serait de provoquer l'effondrement intérieur du régime russe qui pourrait être obtenu par un soulèvement populaire massif et/ou une « révolution de palais » envoyant au Kremlin une équipe compatible avec les intérêts et objectifs occidentaux. Une sorte de « fin de l'histoire » 2.0, un remake du collapsus de 1990.

Songeant à la Russie de J. Staline, D. Moïsi6 conjecture la fin prochaine du régime Poutinien : « Le noyau autour de Poutine est de plus en plus restreint avec les plus loyaux car il n'a confiance en personne. » (LCI, op. cit.)

Sous ces hypothèses, adossée à un échec militaire russe en Ukraine et à une politique des sanctions qui aggraverait la situation économique et sociale en Russie, une communication subversive jouerait un rôle déterminant. Cependant, le bilan de ces actions reste encore très limité et très modeste. Tout ce volet de la crise en cours demanderait de longs développements et une connaissance précise des faits. Nous nous contenterons de récapituler les principaux éléments tirés du suivi de l'actualité publiquement accessible, toujours sous réserve de confirmation.

Etat du « front »

- L'opinion publique russe, selon des « observateurs indépendants » continue de soutenir ses dirigeants, quelles que soient les raisons qui la justifie.

- L'effondrement économique, commercial, financier et monétaire ne s'est pas produit. La substitution des produits locaux a relativement bien couvert la chute des importations.

La réorientation géographique vers les pays asiatiques (Chine et Inde) a compensé la chute des exportations vers l'Union Européenne, quelles que soient les circonstances et quels qu'aient pu être les acteurs de cette rupture très relative. Entre-temps, l'Inde est devenue le premier importateur de pétrole russe.7

- Une étude universitaire suisse publiée ce jeudi 19 janvier 2023, relève que seules 8,5% des entreprises européennes et des pays du G7 ont quitté la Russie depuis le début de la guerre en Ukraine. Avant le début du conflit en février, 2.405 filiales appartenant à 1.404 entreprises de l'Union européenne et des pays du G7 étaient actives dans la patrie de Vladimir Poutine. Parmi celles qui y sont encore actives, 19,5% sont allemandes, 12,4% sont américaines et 7% japonaises.8

Le rouble qui devait perturber les revenus extérieurs et la demande intérieure s'est très bien tenu après une chute brutale et brève au début de la crise. La présidente de Banque Centrale russe a fait une démonstration magistrale de sagacité et d'opportunité. Par exemple, en imposant aux importateurs de payer dans la monnaie russe.

Après moult contorsions, ce furent les pays occidentaux qui ont été obligés de soutenir son cours. Dès le mois d'avril, la monnaie russe retrouvait son niveau d'avant crise (AOF, J. 07/04/2022).

Ces mêmes pays ont eu la désagréable surprise d'observer que, consécutivement à leurs sanctions, la hausse importante des prix des produits russes finançait largement les opérations militaires de la Russie.

- L'isolement de la Russie est plus que relatif.

Le paysage diplomatique mondial est stable depuis le début de la crise en Ukraine. D'un côté, les pays atlantistes aux quels se joignent les pays du Pacifique (pour l'essentiel : le Japon, la Corée du Nord, l'Australie et la N. Zélande). D'un autre côté, le reste du monde en développement rejoint par les BRICS.

Aucune pression n'a suffi à changer fondamentalement les frontières de cette opposition. Les spéculations sur la solidité ou la fragilité de l'axe Moscou-Pékin ont fait long feu.

Russie-Afrique du sud. De la « neutralité » à l'« amitié ». L'Afrique du Sud qui reçoit la visite du ministre russe des Affaires Etrangères ce lundi 23 janvier avait été critiquée pour sa « neutralité » refusant de condamner Moscou depuis le début de la guerre en Ukraine, en compagnie de très nombreux pays du sud (en Afrique, en Asie et en Amérique Latine).

Désormais, le pays a franchi un nouveau cap en se disant « amie » de la Russie. (Le Monde, L. 23 janvier 2023).

Confusions européennes et désunions occidentales.

Jamais la coalition occidentale n'aurait pris une telle dimension sans le poids (militaire, économique, financier, diplomatique...) des Etats-Unis qui dirige réellement l'opposition à la Russie. Deux aspects doivent être mis en évidence sur cette question.

Coalition médiatique.

Les Etats-Unis n'ont nullement besoin de l'aide des autres pays pour répondre aux besoins de l'Ukraine.

Comme nous l'écrivions dans de précédentes contributions9, la participation des pays européens est surtout médiatique. Washington, avec beaucoup de doigté (cf. le management adopté sous B. Obama du « leading from behind »10), tient absolument à imposer l'idée de « coalition » exprimée parfois pompeusement sous le label de « communauté internationale ».

Cette organisation que les Etats-Unis dirigent d'une main de maître signe la faillite des institutions internationales, frappées de paralysie et se substitue peu à peu à elles.

Toutefois, cette cohérence globale ne cache pas des conflits d'intérêts et des divergences radicales sur les projets et les moyens.

Le mythe du « couple » (« clé de voûte », « locomotive »...) franco-allemand.

Tenter de comprendre les divergences entre Paris et Berlin exigerait un récapitulatif historique qui dépasse le cadre d'un article.

Autant, on célèbre la « locomotive franco-allemande » autant, les faits s'accumulent et soulignent en faveur d'une divergence croissante entre Paris et Berlin. Quelques exemples suffisent à le montrer.

*Avec le vote à la mi-mars 2022 d'un budget militaire allemand de 100 Mds? réparti sur trois ans (2022, 2023, 2024) confèrerait à l'Allemagne une position dominante en Europe.

*Berlin a choisi d'acquérir 35 avions militaires F-35 conçus par l'Américain Lockheed-Martin. Les mauvaises langues parisiennes suggèrent un choix politique qui placerait Berlin sous la tutelle nucléaire américaine au sein de l'OTAN, oubliant le basculement français en 2007 sous la présidence Sarkozy, continûment maintenu et approfondi depuis.

*Une solution aurait été trouvée pour le projet d'avion de combat du futur (SCAF). Cela reste de l'ordre du projet...11 Celui du char franco-allemand du futur, lui, a très peu d'avenir.

La Hongrie, à sa manière, joue un rôle semblable à celui joué par la Grèce de Syriza en 2015, tout à la fois pour mieux tirer parti des Fonds européens et pour préserver ses intérêts énergétiques venus de Russie.12

La Turquie. Toute aussi illisible est la politique de R. Erdogan dont le pays piétine vainement aux portes d'une Union résolue à ne pas le tenir pour un membre à part entière, malgré la reconnaissance officielle de sa vocation européenne en 1999 et l'ouverture de négociations autour des critères de Copenhague. Diverses prétextes (2007, 2013, 2016...) ont servi à ralentir, gripper, bloquer... ce processus.

Il est douteux que la Turquie nourrisse des illusions sur ce point.

Reprochant à la Suède son soutien au mouvement kurde, R. Erdogan bloque son adhésion à l'OTAN. Cette opposition est purement formelle. La Suède EST dans l'OTAN et le blocage turc est sans effet concret. Sans doute, conviendrait-il de revenir aux circonstances de l'assassinat de O. Palme en février 1986 pour le comprendre.

Ankara entretient des relations ambiguës avec Moscou (qui l'alimente en gaz), Washington, Téhéran, Doha (et même Kiev à qui il fournit des armes) et aussi avec les anciennes républiques socialistes soviétiques d'Asie centrale avec lesquelles la Turquie a retrouvé des racines culturelles anciennes qu'elle s'applique à conforter dans le cadre d'une turquité retrouvée...

Le Japon. Loin du théâtre européen, s'accommode autant qu'il peut des pressions américaines le poussant à s'armer davantage en forçant l'interprétation de sa Constitution dans le cadre de l'antagonisme complexe avec la Chine aggravé par la crise ukrainienne ce qui ravive le conflit avec Moscou à propos des îles Kouriles.

Alors que tous les pays du bloc Atlantique et Pacifique sont alignés sur les Etats-Unis (avec des « nuances », comme on l'a vu avec l'Allemagne, la Hongrie et la Turquie), le Japon ne s'interdit pas le maintient de liens privilégiés avec Moscou.

Le Japon, qui préside cette année le G7, participe aux sanctions internationales contre Moscou mais reste impliqué dans des projets pétrogaziers russes. Ses importations de gaz naturel liquéfié (GNL) ont augmenté de 4,6%. Les pétroliers anglo-saxons ExxonMobil et Shell ont renoncé l'an dernier à leurs parts dans Sakhaline-1 et 2, passés sous le contrôle de l'Etat russe. Tokyo, lui, a maintenu ses parts (30% de Sakhaline-1 et 22,5% de Sakhaline-2). (AFP, J. 19/01/2023)

Il y a les pactes d'alliance, la commisération diplomatique et il y a aussi les intérêts nationaux bien compris par tous... Ces intérêts priment tout le reste. Ces exemples, il en est d'autres, suffisent à montrer à quel point Kiev devrait se garder de trop présumer de la solidité de la solidarité qu'il exige, quelques fois avec véhémence, des ses « alliés ». Là aussi, à défaut de sérieuses contreparties, et l'Ukraine de Zelensky en est fort dépourvue, ne présumer que du pouvoir (performatif ?) de la communication serait faire prendre un très gros risque (mais n'est-ce pas déjà le cas d'un pays largement détruit), à une nation.

Croire que l'Ukraine est seule dans cette situation serait excessivement optimiste.

De l'« économie de guerre » (E. Macron, juin 2022) à la communication de guerre.

La diplomatie s'impose dans l'équilibre des forces ainsi reconnu sur le l'unique espace qui vaille : celui des armes. Cela contribue à valider un principe : les meilleures guerres sont celles que l'on gagne sans avoir besoin de les déclarer...

Lorsque celles-ci n'ont pas brisé la symétrie d'un rapport de forces engagées sur le terrain militaire et que les belligérants n'ont pas convenu du vainqueur et du vaincu cette stabilité relative des différents fronts offre à la communication un espace de confrontation qui vise au moins autant l'affaiblissement l'adversaire que la consolidation de ses propres rangs.

Le « Je vous pourrirai la guerre » lancé par J. Goebbels aux forces françaises pendant la « drôle de guerre » avait moins affecté l'armée française que ne l'a fait l'indétermination de ses politiques qui l'avaient déclarée sans l'entreprendre, à demeurer plantés sur leur ligne Maginot attendant de quel côté allait souffler le vent. Et c'est plus au nord qu'il allait souffler et emporter une République qui n'avait pas réussi à comprendre l'articulation causatif des événements : 1917-1919-1921-1929-1931-1933-1936... Une séquelle des « Années folles » ?

1.- Ce ne sont pas les autorités russes qui ont élargi le conflit à l'espace médiatique et ont initié en premier la répression des médias occidentaux en Russie. Dès le début du conflit ukrainien et même bien avant le 24 février, la Russie, ses entreprises, son commerce, ses finances, ses sportifs... et même ses musiciens, sa littérature... sont frappés par de très sévères sanctions avec pour but avoué d'« isoler la Russie » et d'en faire un « paria » à l'échelle de la planète. Depuis, Moscou ne fait que réagir.

Dès début mars 2022, les médias russes ont été mis à l'index à l'échelle européenne alors qu'aucun média occidental n'avait été interdit jusque-là en Russie. Naturellement, Moscou a en retour appliqué la règle habituelle de la réciprocité.

Aujourd'hui, le blocage des comptes de RT (Russia Today) France en est un exemple qui illustre ce procédé.

Mi-janvier les comptes de RT « sont gelés sur décision de l'Etat » français. « Nous avons reçu un courrier de notre banque le 18 janvier qui nous informait que nos comptes étaient gelés à la demande de la direction générale du Trésor », a déclaré samedi un élu SNJ de RT France auprès de l'Agence France-Presse (AFP).

Cette décision a pour objectif la cessation des activités de RT car le blocage des comptes revient à ne plus lui permettre de payer collaborateurs et fournisseurs. « Avec cette sanction, ce sont près de cent salariés et environ une cinquantaine de journalistes qui basculeront probablement dans le chômage », se sont émus dans un communiqué les sections FO et SNJ [Syndicat des journalistes] de RT France.

2.- Les autorités françaises ont avancé une singulière justification en renvoyant à une cause initiale : l'Union Européenne. La dirigeante de RT explique avoir reçu un courrier de sa banque l'informant que la décision de gel des comptes de son entreprise l'a été « à la demande de la direction générale du Trésor ».

Mais Bercy a précisé à l'Agence France-Presse que les avoirs de la chaîne avaient été gelés en application des sanctions européennes les plus récentes et non à l'initiative de l'Etat français.13

Il ajoute, « mécaniquement »

Cela appelle quelques commentaires.

2.1.- L'Etat français fait endosser la responsabilité à l'Union Européenne.

2.2.- Ce procédé est d'autant plus étonnant que la décision européenne n'a pu être prise qu'avec l'accord de l'Etat français. Ce que rappelle d'ailleurs ce samedi 21 janvier la dépêche de l'AFP :

« Accusés d'être des instruments de « désinformation » du Kremlin, les médias Sputnik et RT (y compris sa version francophone, RT France) ont été interdits de diffusion dans l'UE à partir du 2 mars 2022, à la télévision comme sur Internet, à la suite d'un accord des Vingt-Sept (dont la France) peu après le début du conflit en Ukraine. La justice européenne avait confirmé cette décision en juillet ».

La technique est éprouvé : après qu'ils les aient votés à Bruxelles, les gouvernements français successifs « amnésiques » font porter à l'« Europe » les décisions impopulaires qu'ils n'osent pas assumer face à leurs électeurs et concitoyens.

Le cynisme va jusqu'à les dénoncer médiatiquement après avoir signées et ratifiées des directives qu'ils s'empressent de transformer en lois nationales obéissant fidèlement à la hiérarchie logique des normes.

3.- Samedi 21 janvier, la Russie promet de réagir.

« Le gel des comptes de RT France entraînera des mesures de rétorsion contre les médias français en Russie. Elles resteront dans les mémoires si les autorités françaises ne cessent pas de terroriser les journalistes russes », avertit une source au sein de la diplomatie russe, citée par les agences de presse russes Ria Novosti et Tass.

Admettons comme le dénonce les médias français que RT et autres machines russes soient des relais de la propagande nocive du Kremlin.

Les démocraties occidentales douteraient-elles de la solidité de leurs institutions, de la légitimité de leur cause, de la maturité de leurs citoyens, de la clairvoyance de leurs médias ?

Impératif catégorique et lien de causalité.

Loin de la philosophie universaliste kantienne, il s'agit ici d'un impératif politique opérationnel.

Ce qui importe en Europe aujourd'hui c'est d'établir un mur infranchissable entre la guerre en Ukraine et les conséquences désastreuses que les sanctions européennes ont produit sur l'économie, les consommateurs, les entreprises, le commerce et les finances.

Avec un impact incalculable sur l'avenir.

Il absolument indispensable qu'aucune relation de cause à effet ne soit établie entre le conflit ukrainien et les conflits sociaux et politiques qui se multiplient dans l'Union Européenne et dans le reste du monde.

A cette fin, le contrôle de l'information est primordial.

Sur les plateaux de télévision, il ne peut être question de débats. Car un débat est d'abord l'administration de contradictions entre des débatteurs et donc l'expression d'une diversité d'opinions et d'interprétation des faits et une diversité d'expression d'oppositions politiques, au sens fort du mot, aux décisions des gouvernants.

Critiquant sévèrement les Etats-Unis, J.-P. Raffarin sur LCI le dimanche 26 juin 2022, a été d'une franchise qui tranche avec les propos ordinaires à la télévision française. C'est d'autant plus remarquable qu'il s'agit d'un ancien Premier Ministre.

« Eux, ils ont du gaz. Eux, ils ont du blé. Eux, ils vendent des armes. Et au fond, ils ne sont pas pressés d'en finir. (...) Peut-être qu'il y a une stratégie pour que cette guerre soit longue. (...) Si cette guerre est longue elle affaiblit la Russie, elle affaiblit l'Ukraine, elle affaiblit l'Europe. Elle n'affaiblit pas les Etats-Unis. »

J.-P. Raffarin n'est plus intervenu depuis sur ce ton sur aucun média français et son propos sur LCI ci-dessus a totalement disparu de la Toile que Google s'est appliqué à nettoyer consciencieusement.

Les controverses autour de la fourniture de chars allemands aux Ukrainiens ont été décriées. « Indécision », « manque de courage », « ambiguïté », « mollesse », « tergiversations »... ont été des mots très sévères utilisés pour critiquer les autorités allemandes.

Pourtant, le régime parlementaire allemand a offert là, sous pressions extérieures extrêmes, l'exemple même d'une grande liberté laissée aux représentants du peuple d'exprimer leurs préoccupations, la divergence de leurs intérêts, les points de vue opposés au sein des entreprises, des syndicats, des Länder et des partis politiques.

Un sondage il y a quelques jours commandé par la chaîne ARD interrogeait les Allemands sur l'opportunité de livrer le char Leopard 2 à l'Ukraine. Les avis sont très partagés : 46% sont pour, 43% contre.

La publication de sondages sur l'Ukraine est rare. Cela ne veut pas dire qu'il n'y en a pas. Cela veut peut-être dire que les résultats de ces sondages ne correspondent pas tout à fait au choix de l'exécutif. Exemple d'un sondage plus que singulier publié par le journal du dimanche (JDD) le 25 décembre dernier.

Après avoir demandé aux personnes interrogées si elles étaient inquiètes, la question suivante interpelle :

- « En pensant à l'Ukraine, vous personnellement, souhaitez-vous que la France et l'Union Européennes :

* « Cherchent d'abord à parvenir à une solution négociée entre l'Ukraine et la Russie, tout en continuant à fournir une aide militaire importante aux Ukrainiens » : 70%

* « Continuent à fournir une aide militaire importante à l'Ukraine pour permettre à ce pays de battre militairement la Russie » : 30%.

En gros on demandait aux Français s'ils sont d'accord avec la proposition « A » ou avec la proposition « A ».

Les sondeurs ont obtenu la réponse qu'ils voulaient, amplifiée sur tous les médias :

« Les Français sont d'accord à 100% pour que la France et l'Europe continuent de fournir une aide militaire à l'Ukraine pour battre la Russie. » CQFD

Naturellement, il y a un mot en langue française pour désigner ce genre de procédé.

N'aurait-il pas été plus simple de poser une question que de nombreux français aimeraient bien qu'on leur pose et que leur réponse soit portée à la connaissance de tous, ainsi qu'elle est posée à leurs voisins allemands :

« Etes-vous pour ou contre la participation de la France à la guerre en Ukraine sans l'avoir formellement déclarée ? »

Toute sorte de commentateurs dans les médias français ont fait observer en s'en prévalant, à l'inverse des autres pays européens, les avantages que confère la Constitution de la Vème République, épargnant à l'exécutif les controverses, les contraintes et les embarras que procurent la liberté d'expression et la démocratie directe participative aux décisions qui concernent et impliquent toute la nation...

L'efficacité de la communication est difficile à mesurer. Mais elle est très coûteuse en moyens.

Toutefois, pour qu'un peuple soit subverti il n'est pas déraisonnable de penser qu'il est, peu ou prou, prêt en cela. Cependant, aucune des conséquences des décisions prises en son nom ne lui sera épargnée.

*****

29 janvier 2015, Mikhaïl Gorbatchev, ancien dirigeant de l'URSS, disparu le 30 août dernier, loin d'avoir été un admirateur de Poutine (et, à ce titre, très apprécié en Occident), a fait une déclaration qui mériterait d'être entendue :

« On n'entend que parler de sanctions de l'Amérique et de l'Union européenne contre la Russie. Ont-ils perdu la tête ? », a-t-il déclaré (cité par l'agence Interfax). « L'Amérique s'est égarée dans les profondeurs de la jungle et nous entraîne avec elle. », « Et pour dire franchement les choses, elle nous entraîne dans une nouvelle Guerre froide, en essayant ouvertement de suivre son idée géniale de vouloir toujours triompher ». « Où cela va-t-il tous nous mener ? La Guerre froide est déjà déclarée. Et ensuite ? Je ne suis pas en mesure de déclarer avec assurance que la Guerre froide ne va pas tourner à une véritable guerre. J'ai peur qu'ils (les Américains) en prennent le risque ». (AFP le J. 29/01/2015).

Notes

1- Marianne, L. 12/05/2014.

2- Par ailleurs, des sites d 'observation de la désinformation offrent aux autorité saméricaines des é léments utiles à l'analyse et à la dé cision. Par exemple, le site « NewsGuard» chargé d'examiner et de suivre la piste des sources et d'analyser leurs méthodes depuis 2018. Il fournit ses données sur les efforts de propagande russe au Département d'Etat amé ricain, au U.S. Cyber Command, et à d'autres gouvernements et groupes travaillant sur des sujets de défense. (https://www.newsguardtech.com) consulté le mardi 24 janvier 2023.

3- Le mercredi 30 novembre, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, chiffre à plus de 100 000 morts parmi les soldats ukrainiens et 20 000 parmi les civils. (Franceinfo, mercredi le 30/11/2022). Cette communication va être très mal ressentie à Kiev et prise pour une agression en ce qu'elle est de nature à affaiblir le soutien au gouvernement ukrainien. Le lendemain, 1er décembre, Oleksiy Arestovych, un conseiller du président ukrainien, Volodymyr Zelensky, réplique que le bilan russe était sept fois plus lourd. (Le Monde, J. 1er décembre 2022).

4- De doctes experts en histoire anachronique, dans une rétrospection saisissante, nous expliquent que ce serait pour avoir fait peu de cas de la vie de ses hommes, sacrifiés par dizaines de millions, que la Russie aurait vaincu l'armée allemande au cours de la derniè re guerre, victoire ajoutent-ils, inconcevable sans l'aide américaine et britannique.

5- « La grande vadrouille» (Gérard Oury, 1966) a atteint un sommet. Une grosse farce qui a fait rire des générations de téléspectateurs et de cinéphiles de ce côté-ci du Rhin. Aujourd

'hui, il mettrait mal à l'aise des Français soucieux de promouvoir le « couple franco-allemand », surtout en pleine commémoration du 60ème anniversaire du Traité de l'Elysée, au moment où un gouffre se creuse, à l'avantage de l'Allemagne, entre les deux économies et aussi entre les deux armées. L'image de la « force de dissuasion » française est déjà oubliée et cède très vite devant la publicité faite au char Leopard 2 allemand.

6- Conseiller spécial de l'IFRI (Institut Français des Relations internationales), ancien enseignant à Harvard et au King's College de Londres.

7- Les Echos, mardi 17 janvier 2023. Malgré la chute des prix consentie à ce pays, les cours étant plus élevés que les années précédentes, les revenus russes n'en furent que très marginalement affectés. Avec un avantage géopolitique considérable : la Russie maintient des liens commerciaux forts avec New Delhi en dépit des pressions occidentales très fortes destinées à détourner. Avant le début de la guerre, l'Inde importait seulement 1% du pétrole brut russe. Dès le mois d'avril, cette part atteignait 18%.

8- AFP. J. 19/01/2023

9- A. Benelhadj : « Crise ukrainienne. CONFÉRENCE DE LUGANO ». Le Quotidien d'Oran (QO), 07 juillet 2022.

A. Benelhadj: « Crise ukrainienne. Fiasco américain ». QO, 21 juillet 2022.

10- Lire : « Obama et la Libye: aux origines du Leading from behind ». https://froggybottomblog.com, 12 février 2014.

11- Le plus étrange est que l'accord trouvé début décembre 2022 entre Français et Allemands (négocié en 2017 entre le Président Emmanuel Macron et la Chancelière Angela Merkel) l'a été entre Dassault et Airbus. Question naïve : Airbus ne serait-il plus français? Sans doute conviendrait-il de revenir, à

la faveur de la « Guerre froide » sur le jeu trouble de J.-L. Lagardère et de Matra dans la perte de contrôle d'une industrie qui échappe de plus en plus à la France.

12- Cf. Abdelhak Benelhadj : « Crise ukrainienne et indocilité grecque ». Le Quotidien d'Oran, mercredi 04 février 2015.

13- Le Monde, mardi 17 janvier 2023. C'est nous qui soulignons.