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Hiroshima et Nagasaki : 06 et 09 août 1945 : Géopolitique de la terreur nucléaire (1/2)

par Abdelhak Benelhadj

Les silences, les mystifications et les manipulations à l'origine de la bombe et les objectifs confus qui ont entouré de son emploi contre le Japon.

« J'ai commis une grave erreur quand j'ai signé la lettre au président Roosevelt recommandant la fabrication de bombes atomiques. » Albert Einstein.

Tout ou presque a été écrit et dit à propos de la bombe nucléaire. Ne reste que le recueillement, les cérémonies commémoratives, l'émotion rituellement administrée dans les villes martyrs et les voeux pieux pour que jamais cela ne se reproduise.

Il est aujourd'hui convenu qu'aussi abominable soit-elle, c'est une réussite technique remarquable, mais son utilisation, le cadre qui lui donne sens n'est ni une affaire technique ni une affaire militaire. Cette « chose » n'est pas une arme qui relève de la panoplie ordinaire des armes confiées aux soldats. Elle serait signifiante et efficace surtout par son non-emploi.

L'objet de cet article n'est évidemment pas refaire une énième histoire de la bombe atomique et des bombardements de Hiroshima et de Nagasaki. D'abord parce que, pour l'essentiel, de nombreux ouvrages lui ont déjà été consacrés. Ensuite, parce que, cela tombe sous le sens, l'espace d'un article n'y suffirait pas.

En vérité, toute l'histoire de sa mise au point aux Etats-Unis, jusqu'à son largage est parsemée de travestissements, de manipulations, de mauvaise foi, de contre-vérités et de coups bas. C'est à ceux-là que ce papier est consacré.

La « bombe » fera de très nombreuses victimes au Japon. Mais elle en fera aussi un peu partout aux Etats-Unis et dans le reste du monde, de 1939 à aujourd'hui, en autant d'offenses à la vérité.

Les faits rapportés ici ne relèvent pas du secret. Nulle révélation, nulle découverte à en attendre. Mais, si elles sont accessibles à ceux qui savent chercher et quoi chercher, des informations permettant de comprendre cette affaire en ses ressorts intimes, sont soigneusement soustraits au regard et de nombreuses affabulations sont toujours colportées dans les livres, les revues et les documentaires d'histoire des sciences et des techniques.

Il importe cependant de dissiper le brouillard qui couvre des séquences de cette histoire et de restituer, aussi exactement que possible, la part qui revient à chacun des acteurs qui, parfois à leur corps défendant, ont été impliqués dans une aventure dont peu savait au juste sur quoi elle allait déboucher.

Ce retour est d'autant plus opportun que la bombe est à nouveau présentée comme une solution aux conflits actuels, en particulier à celui qui déchire l'Ukraine et l'Europe et qui prend, peu à peu, la dimension d'une nouvelle guerre mondiale.

Rupture de proportionnalité.

« Crescite et multiplicamini! » La Genèse 1, 22.

Dans l'histoire de l'humanité, on observe globalement une relation de proportionnalité croissante entre le nombre de soldats, de glaives, de boucliers, d'arcs et de flèches, de chars, d'avions... et les capacités de défense d'une collectivité humaine. Il en est du reste de même de la capacité à créer des richesses économiques. Sans revenir au débat sur les thèses malthusiennes ? sans intérêt ici - on peut admettre l'accord avant 1945 entre la puissance et le nombre ? au moins sur le plan de la défense1.

Avec l'avènement de la bombe atomique cette relation est irréversiblement obsolète.

À titre de comparaison : le bombardement de Dresde, l'un des plus massifs de la guerre, dura trois jours et nécessita 580 bombardiers (B-17 et Avro Lancaster). Au total, 1 554 tonnes de bombes conventionnelles et 164 tonnes de bombes incendiaires anéantirent la ville. Le nombre de morts varie selon les sources, entre 25 000 et 135 0002. Hambourg eut un sort semblable lors de l'opération Gomorrhe, mais sur une durée d'environ 10 jours avec 2 714 avions et 8 650 tonnes de bombes conventionnelles qui firent 40 000 morts.

Pendant quatre ans, pratiquant la stratégie de la terreur décidée par les Alliés, les 2000 avions du Bomber Command ont écrasé sous un déluge de feu plus de 1 000 villes et villages. Ils tuèrent plus de 600 000 civils dont 76 000 enfants, détruisant irrémédiablement, et sans aucune utilité militaire, des cités qui dataient du Moyen Age.

Ce fut la plus grande catastrophe qu'ait connue l'Allemagne depuis la guerre de Trente Ans.3

Le 06 août, Little Boy est largué sur Hiroshima et, le 09 août, c'est le tour de Fat Man d'être lâché sur Nagasaki. Avec trois effets mortifères combinés : radioactif, thermique et mécanique. À Hiroshima le nombre de tués sur le coup est estimé à 80 000, dans les semaines qui suivirent, plus de 50 000 blessés succombent. Le plus ironique est que Hiroshima doit « sa bombe » aux mauvaises conditions météorologiques au-dessus de l'objectif initial.

A la fin de 1945, le total des morts est d'environ 140 000. Le « Mémorial de la Paix » comporte 221 000 noms de morts des conséquences directes ou indirectes de l'explosion. À Nagasaki, on estime le nombre de morts entre 35 et 40 000, 80 000 au total, en tenant compte de ceux qui sont morts plus tard des conséquences notamment radioactives du bombardement.

Et que dire des bombardements au napalm des villes japonaises faites surtout de bois facilement inflammable, avant le 06 et le 08 août, qui firent un nombre de victimes au moins aussi élevé ?

On pourra toujours dire qu'ils l'avaient bien cherché... Mais alors qu'en est-il des valeurs civilisationnelles au nom desquelles H. Truman justifiera l'exclusivité de l'appropriation et de l'usage des armes de destruction massives ? Dans quel Testament faudra-t-il chercher et trouver un sens à ces holocaustes ?

Les membres de l'équipage qui a réalisé cet « exploit » ont été fêtés tels des héros.

Albert Camus en fut tout bouleversé : « (...) il y a quelque indécence à célébrer ainsi une découverte, qui se met d'abord au service de la plus formidable rage de destruction dont l'homme ait fait preuve depuis des siècles. »4

C'est à l'ensemble des destructions opérées au cours de cette guerre que Camus fait référence.

La « seconde guerre mondiale » fit des dizaines de millions de morts sur la planète, en particulier en Europe où, là aussi, les bombardements n'épargnèrent pas les populations civiles en particulier urbaines (Londres, Coventry, Dresde, Hambourg, Berlin...) quelle que fut la responsabilité des dirigeants qui les ont décidés ou la conduite de ceux qui les auraient rendus nécessaires. Le peuple russe à lui seul paya un tribut monstrueux : plus de 20 millions de morts (dont 13 millions de civils) sur plus de 60 millions de victimes de la guerre.5

Plus de soixante ans après, ces chiffres -variables d'une source à une autre, mais qu'importe- paraissent appartenir à un autre âge. Tout au moins ose-t-on l'espérer... Dans ce domaine, les hommes ont montré une capacité illimitée à imaginer (et à réaliser) l'inconcevable.

Pour simplifier et résumer : avec une seule bombe, un seul avion, un seul équipage et, à la limite, un seul doigt pressé sur un unique bouton, Hiroshima compta 140 000 morts.

Des experts de l'armée américaine, dépêchés immédiatement sur les lieux pour analyser les dégâts, ont estimé que pour obtenir un résultat similaire il aurait fallu organiser 220 raids aériens de B-29 transportant 1 200 tonnes de bombes incendiaires, 400 tonnes de bombes de forte puissance et 500 tonnes de bombes à fragmentation.

Le 1er mars 1954, la bombe thermonucléaire qui explosa dans les îles Marshall équivalait à 1 000 bombes d'Hiroshima. Selon un calcul linéaire (heureusement virtuel), elle aurait fait, si l'on avait pu les réunir en en seul endroit, 140 millions de victimes.6

La « productivité » meurtrière mégatonnique et les capacités de destruction ont franchi un seuil ? pas seulement quantitatif - qui a modifié complètement la conception que l'humanité avait de l'« art de la guerre » (Sun Tsu).

Un malentendu vient peut-être ? pour illustrer à l'intention du profane la puissance de cette arme ? de sa représentation en équivalent TNT (kilotonne). Cette analogie induit en erreur : aussi bien du point de la science physique que du point de vue militaire, voire polémologique.

En effet, outre toutes les autres différences qu'elle présente avec les autres formes d'explosif, la bombe nucléaire est une arme qui peut continuer à tuer des milliers d'années après son explosion...

A titre d'exemple, la contamination radioactive consécutive aux essais nucléaires que l'armée américaine y a réalisés dans les années 50, fait que l'atoll de Bikini est inhabitable pendant 24 000 ans.

Les hommes se sont-ils moins combattus depuis ? Nous savons malheureusement que si la guerre était restée « froide » au nord (le Kosovo et Ukraine mis à part), elle n'a jamais cessé d'être « brûlante » au sud.7

On estime à plus d'une centaine le nombre de conflits qui y ont éclaté après 1945. Et, il faut bien le reconnaître, toutes les victimes innombrables de ces guerres, qu'elles aient mis au prise des Etats (l'Inde et le Pakistan en 1947 et 1971), qu'il s'agisse de guerres de libération nationale (au Viêt-Nam ? 1946-54 puis 1955-75 en Algérie -1954-62- ou en Angola ? 1961-74) ou des guerres civiles (au Chili en 1973 ou au Liban (1975-91), ne doivent rien à l'armement nucléaire.

L'impact psychologique de l'effondrement des deux tours de Manhattan sur l'opinion américaine et mondiale (de quelque bord qu'elle soit) est du genre recherché par des actions armées d'envergure.

Les hommes n'ont pas besoin de l'atome pour s'exterminer efficacement.

Toutefois, l'idée que « l'équilibre de la terreur » a évité une guerre mondiale semblable à la dernière qui a fait plus de 60 millions de morts en moins de 5 ans (sachant que les guerres d'Espagne et de Mandchourie avaient commencé en 1936), ne manque pas d'arguments.

Aujourd'hui, au-delà des commémorations au demeurant discrètes - telles les cérémonies très solennelles et toujours empreintes de dignité contenue organisées au Japon-, on ne revient plus sur les motifs à l'origine des décisions qui ont abouti à la mise au point cette arme et à son utilisation.

Si des travaux nombreux et divers ont été consacrés à l'histoire de la bombe et du « Manhattan Project » durant la « Guerre Froide » - sans doute par crainte d'une conflagration atomique globale abondamment traitée par la fiction romanesque et cinématographique-, il n'y a plus guère de débats et de réflexions sur les circonstances historiques complexes autour de cette affaire. Un peu comme si tout avait été dit sur ce sujet. L'histoire dégénère en rituels mémoriels. La compassion et l'émotion l'emportent sur la raison critique.

Pourtant ce n'est pas l'opportunité qui fait défaut : l'actualité internationale est braquée sur la Corée du Sud, l'Iran, le Pakistan, l'Inde ou Israël à propos du danger de prolifération et (a fortiori) d'emploi de ces terribles engins de mort.

De plus, contrairement à ce que le silence relatif entourant cet épisode de la dernière guerre le laisserait penser, des questions demeurent posées sur certains aspects de ce projet et les controverses qui avaient alors entouré le bombardement des villes japonaises.

Cette affaire est une gigantesque escroquerie, une manipulation qui fit un nombre incalculable de victimes, à commencer par Albert Einstein qui fut, à son insu, associé une entreprise dont il n'a jamais voulu et qu'il dénonça par la suite. Nous verrons que cette manipulation eut une descendance nombreuse.

Tout commence par une hypothèse mêlée d'appréhension visant à entraîner la mobilisation des Etats, en l'occurrence celui des Etats-Unis.

Le mythe de la bombe allemande : « Un brillant éclair de lumière en mars 1945 »8

Toute cette affaire repose sur un seul pilier : la crainte que l'Allemagne nazie ne parvienne à mettre au point une bombe atomique, de surcroît militairement utilisable.

Certes, à l'exception de Daladier, de Chamberlain et de tous les munichois de l'époque qui croyaient (en toute mauvaise foi) mordicus à la paix et à l'ingénuité hitlérienne, tous les observateurs sensés voyaient bien que les politiques qui sont arrivés au pouvoir en 1933 en Allemagne étaient résolus, face à la menace bolchevik, à mettre, « quoi qu'il en coûte » de l'ordre en Europe. Que l'appareil militaro-industriel allemand allait totalement être mis au service du IIIème Reich est un fait indéniable.

Certes, d'un point de vue technique, Otto Hahn résout à Berlin le problème qu'observe E. Fermi à Rome et découvre la fission (de l'uranium en Baryum et lanthane), mais c'est Joliot qui fera le saut décisif en janvier 1939, en mettant en évidence la réaction en chaîne via la perte de neutrons « lents » qui échappa à O. Hahn.9

Certes, les Allemands qui ont mis la main sur les mines d'uranium de Tchécoslovaquie, ont cessé toute vente de cette matière et ont entamé des recherches sur l'énergie nucléaire (on en trouve trace dans la lettre d'Einstein à Roosevelt - cf. plus loin). Ils ont même réussi à s'emparer du stock d'uranium de l'Union minière du Haut-Katanga entreposé dans l'usine belge de Oolen.10

Mais en inférer un projet militaire précis intégré au projet d'Hitler de dominer l'Europe et le monde ne correspond pas à la réalité historique. Ce qui suit tentera de le montrer.

Otto Hahn demeura en Allemagne pendant la dictature nazie tout en restant opposé au national-socialisme. Albert Einstein a écrit que O. Hahn fut « l'un des rares à se tenir droit et à faire de son mieux pendant ces années de mal ».

Opération Epsilon

À l'arrivée des troupes alliées, en Allemagne, Otto Hahn, avec neuf de ses collègues, fut emmené pendant quelques mois en Angleterre, à Farm Hall. Des retranscriptions de leurs conversations enregistrées à leur insu, il apparaît que, découvreur de la fission nucléaire, Otto Hahn se sentit moralement responsable des bombardements américains d'Hiroshima et Nagasaki et pensa à se suicider. Il déclara : « Je remercie Dieu à genoux que nous [les Allemands] n'ayons pas fait la bombe à uranium ».

Les Allemands étaient loin de parvenir à mettre au point une bombe dont ils n'avaient qu'une vague idée.

Ils étaient si peu près de ce but que les meilleurs physiciens allemands (dont Otto Hahn et Werner Eisenberg) capturés et séquestrés en Angleterre (cf. Opération Epsilon11), début juillet 1945, n'avaient pas cru aux explosions à Hiroshima et Nagasaki, considérant qu'il s'agissait sûrement d'une intoxication américaine. Comment ne pas les comprendre : tout au long de la guerre, parallèlement aux opérations militaires, la guerre de l'information -il est vrai perfectionnée par Goebbels, mais les « alliés » n'étaient en reste (cf. l'opération Fortitude12)- avait été aussi stratégique que celle menée par les soldats sur les différents fronts militaires.

Deux hypothèses ont été formulées au lendemain de la guerre pour expliquer l'indigence allemande :

- La chasse nazie aux non ariens en particulier dans les universités et les laboratoires, les obligeant dès le début des années 1930 à quitter le pays et même l'Europe, a privé l'Allemagne des compétences scientifiques et techniques à même de mener à bien un tel projet. Le sous-entendu de l'hypothèse (traitée pudiquement de « polémique ») a été récusé : les savants allemands étaient incapables de réussir sans leurs Juifs.13

- Le coût exorbitant que nécessitait une telle recherche (Los Alamos, -et le réseau de laboratoires et d'industries, dont il n'était que la partie apparente- le montre) dépassait de loin les moyens que le Reich avait mobilisés pour ses armées. Très tôt, les savants qui étaient en charge de cette recherche l'ont signifié à l'Etat-major allemand. A l'évidence, A. Hitler avait d'autres projets en tête. Même les nouvelles armes qu'expérimenta à Peenemünde W. von Braun (le patron du projet Apollo) ne retinrent son attention que tardivement.

Rappelons par ailleurs que la lettre d'Einstein date du 02 août et que la blitzkrieg sur la Pologne n'aura lieu qu'un mois plus tard, le 1er septembre.

Une brillante et salutaire anticipation ?

Einstein et la bombe.

« Pour châtier mon mépris de l'autorité, le destin a fait de moi une autorité. » Albert Einstein

Août 1939. Albert Einstein fait parvenir une lettre au président Franklin D. Roosevelt, l'avertissant des projets atomiques allemands, pour le convaincre de tout mettre en œuvre afin de doter l'Amérique d'une arme nucléaire. Question : qu'est-ce qui l'a donc incité à un tel geste ?14

Comme on l'a vu, tout tourne autour de l'hypothèse selon laquelle les Allemands mettent au point cette arme redoutable, ce qui leur aurait conféré un avantage décisif. On pouvait accorder quelque crédit à cette crainte, connaissant la nature du régime hitlérien. Et Einstein était bien placé pour le savoir.

Tout laisse à penser que l'empressement à se lancer dans cette aventure relève de la seule initiative de savants « européens » prêts à tout pour pousser le gouvernement américain à rassembler les moyens nécessaires pour mettre au point la bombe atomique.

Il fallait à tout prix rendre crédible l'idée que les Allemands étaient sur le point de mettre au point leur bombe. C'est pourquoi ils avaient besoin de la propagande allemande qu'ils ont amplifiée quand celle-ci se vantait de disposer de « nouvelles armes terrifiantes » en cours de réalisation, mais sans qu'à aucun moment une « bombe atomique » n'ait été évoquée.

Au fond, que les Allemands mettent au point cette bombe importait peu. L'Allemagne hitlérienne devait être battue et si une bombe américaine pouvait y aider...

Cependant, dans toute cette affaire, que Leó Szilárd ait été ou non de bonne foi, Einstein paraît avoir été l'objet d'une appréhension infondée ou d'une adroite manipulation.

Il est exact que c'est bien sa signature qui figure au bas de la lettre datée du 02 août 1939, adressée au président Roosevelt (que ce dernier n'a du reste lue que 2 mois plus tard et ne répondit à Einstein que le 19 octobre), insistant sur les points suivants :

- Il attire l'attention du président sur la nature singulière des possibilités nouvelles offertes par l'énergie nucléaire notamment pour la confection de bombes de nouveau type, « extrêmement puissantes » ;

- Il lui suggère d'initier une recherche similaire aux Etats-Unis, en des termes précis ;

- Il l'invite à désigner un responsable « ayant toute sa confiance » pour organiser de telles recherches aux Etats-Unis ;

- Il laisse entendre enfin que les Allemands auraient lancé un programme de même nature : « J'ai appris que l'Allemagne vient d'arrêter toute vente d'uranium extrait des mines de Tchécoslovaquie dont elle s'est emparée. Le fils du vice-ministre des Affaires étrangères allemand, von Weizsäcker, travaille à l'Institut Kaiser Wilhelm de Berlin, où l'on a entrepris de répéter des expériences américaines sur l'uranium. Voilà ce qui explique peut-être la rapidité de cette décision. »

Contrevérités :

1.- Jamais Einstein ne s'est intéressé ou associé professionnellement, de manière approfondie, à ces recherches nucléaires, visant a fortiori la mise au point d'armes de destruction massive. Ceci était profondément opposé aux convictions de ce savant même si son opinion a évolué sur ce point ;15

2.- Ce n'est d'ailleurs pas lui qui a eu l'initiative de cette lettre et c'est encore moins lui qui l'a rédigée.

C'est Leó Szilárd (avec l'aide de Eugène Wigner et de Edward Teller par ailleurs anticommuniste militant, à l'origine de la bombe H en 1952), qui soumit la lettre à A. Einstein, lequel fut très long à se laisser persuader. Szilárd, scientifique alors anonyme, seulement connu dans le cercle des physiciens atomistes, a joué habilement de la célébrité et de la notoriété du physicien ;

3.- Pour preuve, cette confession que ce dernier fit dans un entretien à Newsweek, le 10 mars 1947 : « Si j'avais pu savoir que les Allemands ne parviendraient pas à mettre au point la bombe atomique, je n'aurais personnellement pris aucune décision relative à celle-ci », se reprochant en cela à mots couverts de s'être laissé convaincre par son ami Leó Szilárd.

4.- On a considérablement exagéré la contribution de Einstein à la réalisation du projet Manhattan et l'impact qu'elle aurait eu sur le président Roosevelt.

Non seulement le militant pacifiste était initialement réticent à toute idée de fabrication d'armes et ne contribua d'aucune manière au projet, mais sa lettre n'a joué qu'un rôle très marginal dans la décision du président américain qui avait alors d'autres soucis.

Si elle avait eu les conséquences que souhaitaient ses auteurs, à savoir une réaction urgente au fait que l'Allemagne était en train de réaliser une bombe pouvant décider du sort de la guerre, Roosevelt aurait promptement mobilisé les moyens nécessaires pour anticiper ce danger mortel et n'aurait pas attendu l'entrée en guerre des Etats-Unis suite au bombardement japonais en décembre 1941.

Entre-temps, le projet resta dans les tiroirs à l'état de projet confié à une petite équipe de techniciens qui n'aura que peu de moyens.

En juin 1941, Roosevelt signa l'« ordre exécutif 8807 » créant l'Office of Scientific Research and Development (OSRD, « Bureau de recherches et de développement scientifiques ») avec Vannevar Bush (un homonyme) à sa tête pour mener le projet à son terme.

Cette lettre n'est d'ailleurs réapparue qu'à la fin de la guerre, lorsque Einstein condamna l'utilisation de la bombe américaine, comme de nombreux physiciens, dont R. Oppenheimer, acteurs principaux du Projet Manhattan. Aujourd'hui, elle sert rétrospectivement à lui tresser des lauriers, à réécrire l'histoire et à continuer à travestir les faits.

5.- En 2003, sur la base de documents déclassifiés en 2000, le journaliste scientifique américain Fred Jerome fait paraître un livre qui aurait pu avoir un retentissement considérable : « Einstein. Un traître pour le FBI. Les secrets d'un conflit ».16 Le livre passa presque inaperçu et n'est quasiment cité nulle part dans les rétrospectives consacrées au physicien.

On peut comprendre que la célébrité d'Einstein et de sa théorie aurait pu en faire un levier qui, mal dirigé, pouvait représenter une menace pour son pays d'accueil.17 Le FBI portait sur lui des soupçons fondés sur les relations qu'on lui prêtait et sur une multitude de rumeurs plus ou moins fantaisistes dans un dossier de 1 800 pages qui suivaient son périple d'Europe en Amérique depuis la fin des années 1920.

Tout cela expliquerait son étroite surveillance par les services de sécurité américains et son exclusion du « Manhattan Project ».

Einstein ne l'a pas sollicité et lorsque V. Bush, le responsable du projet, le lui proposa il a refusé (F. Jerome p. 67 et note 12, p. 326).18

En réalité, Einstein a été davantage préoccupé par les conséquences de la bombe, par son utilisation contre les Japonais et par l'instabilité dangereuse que cette arme introduit dans le paysage géopolitique mondial que par l'organisation qui avait été échafaudée pour la concevoir.

Tout l'après-guerre a été dominé par cette question.

L'Appel Einstein-Russell

Pendant le mois d'avril 1955, les contacts entre Frédéric Joliot et Bertrand Russell entrèrent dans leur phase finale et, le 9 juillet, à Londres, Russell rendit public le texte de la « Déclaration au sujet des armes nucléaires », connue sous le nom d'Appel Einstein-Russell, finalement paraphée par onze personnalités dont F. Joliot.

Le Monde consacra sa « une » à l'événement, écrivant : « La lutte contre la bombe atomique cesse ainsi définitivement de passer pour un monopole de la propagande communiste ». C'est bien le but que recherchait le militant Joliot.

L'Appel de Russell-Einstein du 23 décembre 1954 (rendu public le 09 juillet 1955) est d'une profonde actualité.

Pour achever de conforter l'idée que Einstein n'avait que peu à voir avec la bombe, il conviendrait d'examiner le « cas » Robert Oppenheimer qui paya d'un prix élevé le fait d'avoir mené à son terme le projet. En effet, si Einstein n'a pu contribuer au Projet Manhattan, il est très surprenant qu'un Oppenheimer ait pu non seulement y participer mais mieux encore, le diriger.

Le « cas » Oppenheimer.

* Il fut prétendu qu'Albert Einstein ambitionnait de diriger le Manhattan Project et qu'il fut très contrit d'apprendre que c'était Robert Oppenheimer qui fut désigné pour l'organiser à « Los Alamos ». Tout cela relève, au mieux, de l'affabulation.

Néanmoins, on peut être surpris par ailleurs du choix du pilote de ce projet.

La désignation de Robert Oppenheimer à la tête du Projet Manhattan a provoqué l'étonnement de nombreux politiques et surtout de nombreux savants qui ont été associés au projet, y compris ceux qui se disaient de ses amis. Qui a fait ce choix et selon quels critères ? En quoi donc ce choix était?il si surprenant ?

1.- D'abord parce que Oppenheimer était plus un théoricien qu'un ingénieur ou un spécialiste de physique appliquée.

2.- Il n'avait aucune expérience de ce type d'entreprise dont l'envergure dépasse de très loin les programmes de recherche dont s'occupe habituellement un physicien.

* Dans un opuscule paru en 1994, un ancien espion russe réhabilité sous Eltsine (en septembre 1992) laissa entendre avoir obtenu des renseignements de la part de savants américains de Los Alamos. Il n'en fallut pas davantage pour que des médias, dont le quotidien Le Monde, du 19 avril 1994, en profitent pour évoquer le nom de R. Oppenheimer, sur le ton qui domina son procès : « On vous l'avait bien dit... »19.

Certes, Youli Khariton (le concepteur en chef des armes nucléaires soviétiques au sein du centre de recherches secret du VNIIEF, décédé en 1996 à l'âge de 92 ans) reconnut l'aide que lui avait apportée Klaus Fuchs, physicien qui participa au Projet Manhattan. Cette collaboration mériterait toutefois d'être relativisée compte tenu du contexte de l'époque :

L'ex-fiancée, Jean Tatlock (devenue fugacement ex-maîtresse) de R. Oppenheimer, son frère Franck (physicien au laboratoire des hautes énergies à Berkeley), K. Fuchs et les époux Rosenberg collaborèrent à des degrés divers avec les Soviétiques et beaucoup de ces scientifiques étaient membres ou ex-membres du parti communiste américain (dont R. Oppenheimer était, au début des années 30, en particulier lors de la Guerre d'Espagne, ouvertement « compagnon de route »).

Le général Leslie Groves, responsable du « Manhattan Project » à Los Alamos savait tout cela, mais il savait aussi que Oppenheimer était, disait-il, « absolument essentiel au projet ». Sans doute ce choix l'a-t-il dû à ses nombreuses qualités : d'abord ses larges compétences de physicien, ensuite les bonnes relations qu'il avait avec la plupart des scientifiques de son époque, sa maîtrise des langues étrangères enfin l'a beaucoup aidé dans un environnement plurinational où les avancées déterminantes n'ont pas été américaines. L'Italien E. Fermi (bombe A) et le Hongrois E. Teller (bombe H.) jouèrent un rôle décisif.

Rappelons tout de même, que jusqu'aux lendemains de la guerre, au moins publiquement, l'URSS était un pays allié contre l'Allemagne Nazie20. D'ailleurs le parti communiste américain avait apporté son soutien à Roosevelt et à sa politique.

Naturellement, et sans nulle naïveté sur les combats dans les coulisses pendant la guerre, plus on allait vers la fin du conflit militaire, plus la nature de l'ennemi se transforma peu à peu, mais ne devint claire et explicite pour tous qu'après l'explosion de la première bombe A russe en août 1949, la naissance de la Chine populaire en octobre de la même année et le déclenchement de la guerre de Corée.

Le maccarthysme acheva de planter le décor binaire du paysage géostratégique mondial des 40 années qui suivirent, jusqu'à la chute du Mur de Berlin.

Des divagations anachroniques, mises en scènes par les médias ? par ignorance ou par malveillance-, réinterprètent le passé selon les confrontations du moment, contribuent à obscurcir la compréhension de l'histoire et pas seulement de l'histoire des sciences et des techniques militaires...21

* R. Oppenheimer et la plupart des savants à l'origine de la bombe (qui explosa pour la première fois à Alamogordo le 16 juillet 1945), y compris Leó Szilárd et Niels Bohr22, réalisant l'usage qui lui était destiné dans le contexte de 1945, différent de celui qui les a amené à l'entreprendre, exprimèrent des réticences à son emploi contre le Japon.

Cette résistance des « Atomic Scientists » de l'époque alla jusqu'à ralentir les recherches sur la bombe H dont la mise au point a été décidée en janvier 1950 en réponse à l'explosion de la bombe russe (Kazakhstan, 29 août 1949).

La division de la communauté scientifique (composée de savants venus de divers pays) donna lieu à de très nombreux débats qui portèrent notamment sur le contrôle international de ces nouvelles armes et sur le rôle que devaient jouer les savants atomistes.23

Le plus étrange, selon les informations rapportées par les personnes les plus proches de Los Alamos, était que c'était le général Leslie Groves qui l'avait imposé à l'Etat-Major, très réticent à ce qu'un intellectuel de gauche puisse prendre la tête de cette opération d'un intérêt militaire stratégique.

D'autant plus étrange que, par ailleurs, tout opposait Groves et Oppenheimer qui, par-delà leur métier, n'ont rien de commun sur le plan culturel ou social. Il semblerait même qu'ils se seraient opposés à de nombreuses reprises sur la conduite du projet mais sans jamais que R. Oppenheimer n'ait été inquiété. Il le fut plus tard.

En avril 1954, il fut traîné devant un tribunal clandestin et secret, dans une salle retirée du Pentagone, et fut condamné au retrait humiliant de son « aval de sécurité ».24

Frédéric Joliot eut, pour des raisons quasiment identiques, un sort semblable en France. En 1945 il a été nommé, par le général de Gaulle, premier Haut-Commissaire du CEA (né en octobre) dont il a été un des fondateurs25. En 1947, il en a été évincé.

A l'annonce de la nouvelle du bombardement d'Hiroshima un de ses élèves, Victor Henri, s'en était souvenu en ces termes : « Il fut très déprimé par la nouvelle et avait l'impression d'avoir été pris au piège, et d'être en partie responsable à cause de ses travaux d'avant-guerre. »

Le 18 mars 1948, Irène Joliot, arrivant à New York, se vit refuser l'entrée aux États-Unis. Elle fut détenue pendant une nuit à Ellis Island.

Joliot devait admettre que, quoiqu'il dise et fasse, quel que soit son passé, il était suspect et le resterait, parce qu'il était communiste.

Raymond Aron, dans Le Figaro, témoignait alors de la dérive qui affectait la France : « Les communistes français, écrivait-il, ne sont pas des citoyens de la IVe République, nous ne serions pas citoyens de la République soviétique française (ils ne nous laisseraient d'ailleurs pas le temps d'hésiter). Ils trahissent notre France, nous trahirions la leur ». [Michel Pinault, 2004].