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Sortir rapidement l'Algérie du mode «Survie»

par Mourad Benachenhou

La peur, ou l'instinct de survie, la vanité, ou le désir d'apparaitre, d'être reconnu et célébré, la cupidité, ou l'amour des biens de ce monde, la pusillanimité, ou le refus du risque, l'imprévoyance, ou la jouissance de l'instant sans se projeter dans le futur, et la naïveté ou la croyance en la désincarnation, l'impeccabilité et l'infaillibilité et le désintéressement des dirigeants, sont les six principaux ressorts psychologiques que l'homme d'Etat, au sommet de la hiérarchie politique, manipule, pour s'emparer du contrôle politique de son peuple, gagner et garder son pouvoir. Ces ressorts sont d'autant plus puissants que, de par sa nature, l'être humain a une mémoire très courte et très sélective, qui affaiblit sa capacité de jauger et juger les déclarations, actions, décisions des hommes d'état, et l'empêche de bien comprendre le cheminement de leur pensée, leurs motifs apparents et leurs motivations réelles, qui sont toujours inexprimées, donc tenues cachées.

La source du pouvoir politique est chez celui qui le reconnait

Ces ressorts sont universels propres à l'être humain ; ils ne connaissent ni patrie, ni religion, ni idéologie politique, et font souvent fi des règles morales usuellement acceptées que des principes les plus nobles.

Tous ceux qui aspirent au pouvoir, ou le détiennent, savent très bien que la puissance politique n'est pas un attribut naturel que certains possèdent, et dont d'autres sont privés, mais le simple résultat de l'utilisation habile de ces ressorts profonds que tous partagent, et sur lesquels il faut agir pour obtenir le résultat voulu, c'est-à-dire la domination politique.

La légitimité politique est, en fait, simplement le résultat de la manipulation réussie de ces ressorts. Lorsque la légitimité s'effondre, cela veut dire que ces ressorts ont été brisés et que le pouvoir en place est en danger de disparition, car le peuple n'est plus sensible à la manipulation qui l'a tenu en laisse pendant longtemps, et la passivité laisse la place à la contestation.

La source du pouvoir n'est dont pas chez celui qui le détient, mais chez ceux qui le reconnaissent, parce que l'habile manipulation de ces ressorts les a amenés à être convaincus que l'homme cherchant le pouvoir a réellement les qualités qu'il faut pour exercer ce pouvoir, que son ambition n'a d'autre objectif que de rendre son pays encore plus prospère, qu'il est guidé par une vision et une stratégie pour la concrétiser, et qu'il n'a dans l'esprit que les intérêts du peuple, dont il comprend les aspirations, et pour la réalisation desquels il va œuvrer sans relâche.

On ne le soulignera pas assez, la manipulation de ces ressorts propres aux être humains, n'a rien à voir avec les choix politiques de celui qui les utilisent pour accéder et/ou se maintenir au pouvoir. Le démocrate, comme le dictateur en font usage, le premier au nom de la volonté populaire qu'il veut incarner, le second au nom de ses qualités exceptionnelles qui feraient de lui le seul homme apte à détenir les rênes du pouvoir suprême.

Du bon et du mauvais usage des ressorts de la nature humaine

Ces ressorts peuvent être exploités par l'homme d'état pour des fins nobles, ou exclusivement pour lui permettre de jouir, sans partage, des privilèges du pouvoir. C'est, sans aucun doute, à ces dernières fins que l'ex-président a utilisé ces ressorts, comme le prouve la crise actuelle.

L'ex-président, il faut le reconnaitre, était passé maitre dans la manipulation de ces six ressorts, au point où il a réussi , par la puissance qu'il a acquise sur les esprits, à littéralement effacer le pouvoir de toutes les lois du pays, de celles qui établissent le mode de gestion des biens publics, en passant par celles qui visent à sauvegarder la sécurité publique et à poursuivre les criminels.

Le conseil constitutionnel, ce «faux barrage» aux dérives despotiques

Evidemment même la Constitution a été sciemment et savamment brisée, jusqu'à avoir moins de poids que le Code de la Route. Pourtant, ce texte est supposé se placer, dans la hiérarchie juridique, au dessus de toutes les lois, et tant définir les principes qui doivent les sous-tendre, et donc les régenter, que déterminer le mode de gestion des affaires du pays et la répartition des missions qui les ouvrent entre différentes institutions, y compris celle de chef de l'Etat.

Le serment, prévu dans le texte « sacré » de la Constitution, par lequel le Chef de l'Etat s'engage à la respecter et à la défendre, est devenu aussi lettre morte que tous les autres articles de cette Constitution. Le formalisme du respect ne doit pas faire oublier qu'en fait, ce texte a été détourné de son objectif principal, à savoir garantir la souveraineté du peuple, source de tout pouvoir, et a été transformé en un règlement intérieur personnel du chef d'état, qui pouvait, à son gré, choisir les clauses qui pouvaient rester valides et celles qui devaient être ignorées. L'esprit a été tué au profit d'une lecture et d'une interprétation de la Constitution, qui a été détournée de ses objectifs, et a été transformée en une couverture «légale» à l'illégalité dans laquelle a été plongée le gouvernement des affaires du pays. L'administration des affaires publiques a été exploitée pour couvrir et justifier des activités criminelles, et ce n'est pas la chronique judiciaire actuelle qui pourrait apporter un démenti à ce jugement quelque peu tranché.

Un conseil constitutionnel déconsidéré par celui même chargé de protéger la constitution

Le Conseil constitutionnel, supposé apporter un contrepoids au pouvoir présidentiel, et veiller à ce que ce pouvoir soit exercé en conformité avec ce texte législatif, et en respect de son esprit, fondé sur une hiérarchie d'institutions ayant chacune ses attributions, a été conçu pour n'avoir aucune autre fonction que de confirmer, ou d'infirmer, les décisions du chef de l'Etat, en fonction de ses propres choix.

Ce conseil a eu pour tâche d'approuver ce qu'approuvait le chef de l'Etat et de désapprouver ce qu'il avait rejeté.

Ce conseil, et les preuves des affirmations qui suivent se sont accumulées depuis le début de la crise, était loin d'avoir pour mission de veiller à ce que le chef de l'Etat ne viole ni son serment ,prêté de manière solennelle avant même la prise de pouvoir officielle, et condition sine quo non ce cette officialisation de ce pouvoir, ni les principes constitutionnels établis en préambule à ce texte suprême, ni , évidemment, les autres clauses constitutionnelles, dont l'ex-chef d'état s'est joué impunément.

Ni la beauté du bâtiment, ni la difficulté pour le quidam d'y avoir accès, ni les mesures de sécurité le protégeant, ni même l'extrême compétence de ses membres titulaires et de leurs collaborateurs, ni le protocole qui protège les uns et les autres, ne sont suffisants pour contrebalancer le peu d'influence que cette noble instance avait sur le mode de gouvernance adopté par l'ex-président et imposé au peuple algérien, par la force, pendant deux décennies.

Il n'y a que le chef d'Etat qui puisse violer délibérément et en continu la Constitution. Tous les autres membres de la hiérarchie politico-administrative commettent ce crime, par subordination.

En conclusion

Les six ressorts psychologiques que l'ex-président a manipulés pour préserver pendant deux décennies le pouvoir suprême, se sont brisés et ont finalement perdu de leur puissance. Pourquoi le peuple a-t-il réussi à briser cette domination psychologique ? Pourquoi maintenant et pas plus tôt ? Ce sont là des questions qui méritent des développements autrement plus longs qu'une simple contribution.

Maintenant que ces ressorts sont brisés, la tâche principale est de sortir le pays du mode « survie » auquel l'a conduit le mode de gouvernance de l'ex-président, dont la déchéance n'a pas encore été prononcée.

Il faut reconstituer , sur les ruines du système « bouteflikien » un Etat de droit où chaque institution joue le rôle qui lui est assigné.

Cet objectif général est aisé à exprimer, mais sa mise en œuvre implique un changement dans les pratiques de gouvernement aussi bien que dans les expectations des citoyennes et citoyens qui frappent le pavé chaque semaine.

Croire que le changement de comportement ne peut venir que des autorités publiques est une leurre.

L'ex-président a joué avec habilité des ressorts psychologiques par lesquelles la population est maintenue en laisse. Le peuple est-il prêt à aller jusqu'au bout de sa libération de ces ressorts ? Ou choisira-t-il le confort que certains d'entre eux lui garantissent ? Seul l'avenir permettra de répondre à ces questions.

Il s'agit maintenant de sortir l'Algérie de cette phase périlleuse, sans intervention étrangère, inamicale par définition, et sur la base de règles de jeux claires et faciles à appréhender. Il semble bien que des élections présidentielles libres constituent le seul chemin pour dépasser cette phase difficile.

L'appel au boycott de ces élections est suicidaire, dans le contexte des rapports de forces internes existant, de l'effondrement , comme du discrédit, de la classe politique médiatisée, toutes tendances et toutes personnalités confondues, et de la conjoncture régionale et internationale ; et la principale victime de ce chemin, si, par malheur, il venait à être emprunté, ne pourra être que le peuple lui-même, et non les irresponsables politiques qui exploitent leur notoriété pour pousser les Algériennes et Algériens vers un avenir incertain , mais sûrement bouché, et vers des drames humains d'une ampleur incommensurable.