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Une Constitution en lambeaux n'est pas un uniforme seyant

par Mourad Benachenhou

Même si répéter plusieurs fois la même phrase ne plait pas, on ne peut que rappeler encore une fois que la Constitution, la loi suprême du pays, n'est ni un menu au choix, où on peut sauter le plat principal pour consommer uniquement le dessert, ni une armoire à plusieurs tiroirs, qu'on ouvre suivant le type d'habit qu'on choisit de mettre dans la journée ou pour une occasion.

Un instrument de musique qui ne produit aucune fausse note ou un tissu sans déchirures

La Constitution peut être comparée à un instrument de musique qui doit jouer toutes les notes de manière juste. Qui accepterait d'écouter une symphonie jouée même par le plus grand prodige musical, sur un piano dont certaines touches sonnent faux ? Quel musicien de flamenco oserait utiliser une guitare mal ajustée pour bercer son public ? Si ces comparaisons ne sont pas suffisantes pour expliquer le caractère étroitement imbriqué et interconnecté des clauses du texte constitutionnel, on peut utiliser l'image du tissu : qui oserait tailler un costume dans une pièce de tissu pleine de trous causés par les mites ?

L'intégrité constitutionnelle n'a jamais été le souci majeur des autorités publiques

On ne peut pas dire que l'intégrité de la Constitution ait fait partie des soucis du tenant du mandat présidentiel qui vient de s'achever en queue de poisson. Et ceux qui sont pris brusquement d'un accès fiévreux de « respect de la légalité constitutionnelle » ne peuvent pas prétendre qu'il a été un de leurs soucis ou de leurs principes majeurs, quelle que fût la position qu'ils aient occupée au cours de ces sept dernières années, de respecter à la lettre le texte constitutionnel.

Leur accès soudain de « constitutionnalité aigüe » ne peut certainement pas être interprété comme une volonté légaliste en cohérence avec leurs positions antérieures sur le texte fondamental du pays. Donc, on peut qualifier leur brusque retour à « la légalité constitutionnelle » comme ressortissant plus de la ruse politique frustre, si ce n'est de la simple fourberie, que de la reconnaissance du caractère suprême des clauses de la Constitution.

Un tissu constitutionnel réduit en guenilles

Le « tissu constitutionnel » a été déchiré tellement de fois au cours de ces dernières années, et plus encore au cours de ces dernières semaines, qu'il ressemble à des guenilles dont ne voudrait même l'homme le plus misérable du monde, car ce tissu laisse trop de trous qui découvrent les parties les plus indécentes .

Si un groupe de spécialistes du droit constitutionnel devait faire l'inventaire des clauses violées de la Constitution, il pourrait constater qu'aucun des articles de ce texte supposé être la loi fondamentale du pays, qui est « au dessus de tous » n'a été épargné, que ce soit directement ou par implication, que ce soit au niveau de l'exposé des motifs, qui fait partie intégrante du texte constitutionnel, ou des clauses elles-mêmes. Mais a-t-on vraiment besoin d'une liste exhaustive des violations de la Constitution dans le moindre des actes des autorités publiques ? Il suffit de revenir aux évènements encore vifs dans la mémoire de chacun pour vérifier l'adage que se sont données ces autorités : « ne jamais se sentir engagés par leurs propres lois, mineures ou majeures. »

Une violation en série au cours de ces trois derniers mois

On ne se souvient pas que la décision de l'ex-chef d'état de déposer sa candidature auprès du Conseil Constitutionnel, par personne interposée, puis d'annuler unilatéralement l' élection présidentielle, et de décider de proroger son mandat par la mise en place d'une période transitoire, en violation de la Constitution, ait donné lieu à censure de la part du Conseil constitutionnel et à opposition ferme et explicite de la part de ceux qui , brusquement, font du légalisme constitutionnel et imposent l'application de l'article 102, dans toutes ses dispositions, article appelé à la rescousse, alors qu'une procédure de mise en place d'un gouvernement transitoire avait déjà été entamée, avec la nomination d'un gouvernement chargé d'administrer le pays pendant la prorogation de mandat avalisée par le Conseil Constitutionnel, annulant tout référence possible à ce fameux article, brusquement rappelé.

Mais ces violations ne sont que les tout récentes preuves de ce que, aux yeux des « décideurs, » la Constitution est un simple prétexte, plus qu'un texte de référence qui les autorités doivent respecter dans toutes ses dispositions.

Une revue rapide des clauses de la Constitution violées, même si elle ne prétend pas à être exhaustive, permet de prouver qu'en fait, ce texte n'est plus qu'un lambeau de clauses qui ne tiennent plus debout, car certaines d'entre elles, qui établissent la cohérence du texte, ont simplement été ignorées.

1. La nomination illégale du Président du Conseil Constitutionnel.

Prenons, par exemple, la clause qui décrit les conditions de nomination et de mandat du Président de la Cour Suprême :

« Article 183, 4ème alinéa

Le Président de la République désigne, pour un mandat unique de huit (8) ans le Président et le vice-président du Conseil constitutionnel. »

Cet article reprend l'article 74 de la révision constitutionnelle précédente. Or, non seulement la précédente clause a été violée, car le titulaire actuel de la position de président a vu son premier mandat écourté, pour des raisons d'opportunité politique, non établies par le texte constitutionnel, mais également parce que la rédaction présente de cette clause lui interdit d'être de nouveau désigné à ce poste. Donc, en toute légalité constitutionnelle, son mandat est nul, et il ne peut prétendre à la présidence du Conseil constitutionnel, et tous les avis qu'il a signés sont frappés de nullité, y compris l'avis qui a servi de base à la mise en œuvre de l'article 102. Cela veut simplement dire que l'amont de la procédure étant nul, l'aval ne peut qu'être nul. C'est comme si un quidam , vêtu illégalement de l'uniforme de policier, dressait procès-verbal contre des citoyens à tort ou à raison, et que ce procès-verbal servait de pièce à conviction pour le procureur de la république qui entamerait une procédure judiciaire contre eux. La mise en œuvre de l'article 102 souffre d'un vice de forme rédhibitoire, et le mandat de chef d'état transitoire, est frappé de nullité. Donc ce chef d'état gouvernera le pays de fait, et non de droit, et son mandat, comme son autorité constitue un abus de pouvoir imposé par la force, sous forme de menace de violence armée, et non ressortissant de l'application de la Constitution. Que les « décideurs » le veuillent ou non, ils ne font pas preuve de respect de la Constitution en forçant à l'application de l'article 102, dont la procédure a été entamée par un « président de conseil constitutionnel » occupant illégalement son poste. Ces « décideurs » sont en plein arbitraire et ne peuvent se réclamer de la défense de la Constitution par cette prise de décision clairement anticonstitutionnelle. C'est un coup de force qu'ils ont effectué, non un retour à la légalité constitutionnelle.

2. Les articles imposant l'indépendance de la justice n'ont pas été respectés rigoureusement.

On peut également se demander, et à juste titre, si les articles relatifs à l'indépendance judiciaire ont été effectivement respectés

On les rappelle ici, tels qu'établis par la Constitution actuelle :

« Art. 156. - Le pouvoir judiciaire est indépendant. Il s'exerce dans le cadre de la loi. Le Président de la République est garant de l'indépendance du pouvoir judiciaire.

Art. 157. - Le pouvoir judiciaire protège la société et les libertés.

Il garantit, à tous et à chacun, la sauvegarde de leurs droits fondamentaux.

Art. 158. - La justice est fondée sur les principes de légalité et d'égalité.

Elle est égale pour tous, accessible à tous et s'exprime par le respect du droit.

Art. 159. - La justice est rendue au nom du peuple. »

On a des preuves multiples que ces beaux articles n'ont été appliqués avec rigueur, si ce n'est avec férocité, qu'aux sans-voix, alors que des personnages dans le pouvoir ou proches de lui ont bénéficié d'une immunité totale. L'une des preuves que l'on peut avancer pour confirmer cette constatation, c'est que , brusquement, les autorités judiciaires ont lancé, sous la pression des évènements, des opérations de privation de sortie, d'arrestations, de poursuites judiciaires, sur la base de dossiers vraisemblablement dormant, qui auraient dû, depuis longtemps, justifier des décisions de justice contre les personnes visées par cette opération « mains propres. » Que des juges aient présenté au peuple leur excuse pour leur négligence dans leur devoir de reddition de la justice, donne la preuve supplémentaire que les articles en cause ont été appliqués « à la tête du client » non de manière systématique, à tous les justiciables, quelle que fût leur position sociale ou politique. Le déni de justice a été la règle, non l'exception. Et le brusque sursaut peut être qualifié de temporaire et occasionnel, et non marquant, jusqu'à preuve du contraire, une rupture avec la pratique judiciaire du passé.

3. Les révisions constitutionnelles n'ont pas été adoptées par referendum.

La troisième et la plus importante des dispositions de la Constitution délibérément violées par l'ex président apparait sans ambigüité les articles relatifs aux révisions constitutionnelles

Voici ce que dit la Constitution actuelle, telle que publiée sur le Journal officiel :

« Art. 208. - La révision constitutionnelle est décidée à l'initiative du Président de la République. Elle est votée en termes identiques par l'Assemblée Populaire Nationale et le Conseil de la Nation dans les mêmes conditions qu'un texte législatif.

Elle est soumise par référendum à l'approbation du peuple dans les cinquante (50) jours qui suivent son adoption.

La révision constitutionnelle, approuvée par le peuple, est promulguée par le Président de la République.

Art. 209. - La loi portant projet de révision constitutionnelle repoussée par le peuple, devient caduque.

Elle ne peut être à nouveau soumise au peuple durant la même législature. »

Il n'est pas besoin d'être un spécialiste du droit constitutionnel, ou d'être doté d'une grande mémoire, pour savoir que ces deux articles n'ont jamais été mis en œuvre, et que la ratification de la dernière révision constitutionnelle a été faite par le Président de la République, après approbation du Parlement, dans ses deux composantes, et sans referendum populaire. On ne se souvient pas qu'il y ait eu referendum populaire, ou même discussion populaire du texte constitutionnel actuellement en vigueur. Donc, même ce texte, qui n'a pas été ratifié selon les formes décrites par les deux articles mentionnés ci- dessus, est légalement nul et non avenu, et les autorités ne peuvent pas s'y référer pour justifier leur recours à une de ses clauses pour maintenir le même système politique, ni même pour donner une base légale à leurs compétences. Paradoxalement, et sans que beaucoup le sachent, tout le système de gouvernement actuel est un système de fait, non de droit, car la Constitution n'a pas été adoptée selon la procédure qu'elle décrit et qui s'impose, au risque d'être frappée de nullité. On est, en fait, revenu exactement ou presque à la situation constitutionnelle du 19 Juin 1965, c'est-à-dire cinquante quatre ans en arrière. Le peuple manifeste depuis 7 semaines pour que le système politique change ; un appui verbal, avec référence aux articles 8 et 9 de la Constitution actuelle, lui est proclamé ; mais, en fait, les autorités annoncent, par ce coup de force, déguisé en retour à la légalité constitutionnelle, qu'elles ont décidé d'en revenir à l'acte de naissance de ce système patrimonial.

En conclusion. Le recours à l'article 102 pour dépasser la crise politique sérieuse que traverse le pays, constitue, non le retour à la légalité constitutionnelle, ou la preuve que les autorités publiques ont entendu la voix du peuple, dont elles proclament avoir accepté d'y répondre, mais un coup de force ramenant le pays à 54 années en arrière.

On ne peut qu'émettre des doutes sur la suite des évènements, et sur la volonté des autorités de fait actuelles de guider le pays hors du système patrimonial dans lequel elles l'ont maintenu depuis plus de cinquante années.

La validité de la Constitution elle-même, qui a été maintes fois violée sans que les autorités, toutes institutions confondues, y aient rien trouvé à redire, est discutable, car non entérinée par un referendum populaire.

On a maintenant un pouvoir politique de fait, qui ne s'appuie sur aucun texte constitutionnel, et qui vient de prouver qu'il n'entend pas lâcher sa main mise sur le pays, son peuple et ses richesses.

La seule légitimité et la seule source de légalité dans le pays est celle du peuple. Aux autorités publiques de le reconnaitre, non par des déclarations qui ne les engagent pas, mais par des actes forts. Sinon ,toutes les options sont ouvertes, tous les développements dramatiques sont sur la table, y compris l'appel à la désobéissance civile, qui se justifie amplement, car elle émanera de la légitimité et de la légalité du mouvement populaire.

Il est vivement recommandé aux autorités publiques de ne pas tenter d'user de leur puissance armée pour réprimer un mouvement qui ne demande rien d'autre qu'un Etat de Droit, fonctionnant au profit de tous, et non uniquement au profit des intérêts matériels, financiers, et moraux d'une minorité. Il n'y a rien d'exagéré dans ces revendications, et même les considérations de défense, qui animent certains à juste titre, les rendent acceptables.