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Ce passé qui nous piège, cette ignorance qui nous leste

par Ahmed Farrah

Se fixer sur l'histoire et ses soubresauts est devenu pathologique dans des sociétés qui portent des longues-vues au verso de leurs individus. Certes, les peuples ne devraient pas oublier d'où ils viennent mais il ne faudrait pas, non plus, qu'ils perdent de vue la situation dans laquelle ils se trouvent pour aller au-devant et ne pas trébucher devant le destin qu'ils ont tracé. L'histoire est un facteur dispersant et d'émiettement quand elle est tronquée ou falsifiée, mais lorsqu'elle est totalement assumée et consensuelle, elle consolide la cohésion des peuples et renforce le sentiment du destin commun.

La volonté de certains à relativiser les méfaits de la colonisation et le révisionnisme de cette époque noire qui a vu passer des crapules comme les Bengana et des supplétifs zélés, avait déjà commencé il y a très longtemps avec l'intrusion dans les structures de l'Etat des promus de la cinquième colonne et des opportunistes falsificateurs de statuts glorieux.

Cependant, les nouvelles générations, comme toutes les jeunesses du monde, veulent passer à autres choses et vivre leur temps sans qu'ils soient distinctement calibrés et mis dans des cases spécifiques pour chaque groupe d'entre eux.

La réalité du vécu quotidien et les drames qu'avait subis l'Algérie au cours de son histoire récente, sont là pour confirmer que ni l'héroïsme ni la traîtrise et encore moins le patriotisme ne sont génétiquement transmissibles. Le patriotisme ne se réalise dans les cœurs des individus que s'ils ressentent qu'ils existent et comptent pour leur pays et qu'ils sont traités comme des citoyens égaux dans les droits et respectés selon le mérite.

La semaine passée, Anouar Rahmani un jeune romancier a été entendu dans un commissariat de police et devait répondre lors de son interrogatoire de ses convictions et ses pratiques religieuses pour le livre, « La ville aux ombres blanches », qu'il a publié il y a un an et dans lequel il avait consacré un chapitre où il suggéra un dialogue entre le personnage principal, un enfant, et un SDF malade mental qui se prenait pour Dieu.

Des intellectuels le soutiennent sur les réseaux sociaux et dans la presse, exprimant leur consternation pour « l'inquisition » d'un nouveau genre que subit le jeune romancier. Des médias occidentaux ont repris cette affaire qui ne fait que reculer l'image d'un pays qui n'en avait pas besoin.

Soutenir un jeune romancier, dans un pays où le livre et la créativité artistique ne sont pas toujours les bienvenus, devient sérieusement hasardeux. L'autocensure bloque et freine la créativité littéraire qui n'est qu'artificielle et tronquée si elle n'est pas authentiquement pensée et dite comme elle est (re)sentie. L'amnésie semble toucher une société qui a vécu récemment une tragédie qui aurait pu la faire ensevelir dans les méandres de l'histoire si ce n'était la vigilance de ceux, de tout bord, qui avaient l'Algérie dans le cœur. Pour le rappeler aux amis d'Alzheimer, des centaines de femmes et d'hommes représentant les intellectuels et les artistes furent parmi les premiers à avoir payé de leur vie ce drame. La médiatisation de « l'affaire » du jeune écrivain Anouer Rahmani est une arme à double tranchant, elle peut le soustraire à une « inquisition » pour le faire basculer dans une autre plus dangereuse encore....

Une société qui soumet au confinement ses intellectuels et les maltraite, ne produit que des ressentiments contre le mépris et le désamour de son pays. Le vrai danger n'est pas un roman de fiction mais l'ignorance qui nous leste.