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APOCALYPSES NOW ?

par Belkacem Ahcene-Djaballah

Sortir de la grande nuit. Essai sur l'Afrique décolonisée. Ouvrage de Achille Mbembe. Chihab Editions, Alger 2013, 254 pages, 1.000 dinars

L'Afrique décolonisée ! L'auteur nous la présente à travers un essai magnifiquement écrit, bien que compliqué comme tout essai politico-philosophique rédigé par un intellectuel de haut niveau.

L'essai commence sur un registre narratif et autobiographique. Début du moment post-colonial. La décolonisation -surtout là où elle fut octroyée- prit «l'allure d'une rencontre par effraction avec soi-même». Les deux chapitres qui suivent examinent les paradoxes de la «postcolonialité»? chez une puissance (la France) qui «décolonisa sans s'auto-décoloniser», d'où l'impuissance à écrire une histoire commune à partir d'un passé commun.

Du côté des nouvelles nations indépendantes (parfois «greffes hétérogènes de fragments à première vue incompatibles et conglomérats de sociétés au temps long»), on «reprend» la course. A tout risque. Plongée dans l'inconnu. Heureusement il y a la «volonté de vie».

Donc, l'Afrique est en train de se construire -malgré des coûts humains élevés, un «monde des ruines» et des «cases sans clés»-, en train d'effectuer sa synthèse sur le «mode de disjonction et de la redistribution des différences». L'Afrique en circulation ! Afrique-glèbe, «immense champ de labour de la matière et des choses». Un corps encore en mouvement, jamais à sa place, dont le centre se déplace partout. Un corps se mouvant dans l'énorme machine du monde? C'est l' «Afropolitanisme» (trois paradigmes ne s'excluant pas : variantes diverses du nationalisme anticolonial/lectures marxistes multiples et «socialisme africain»/panafricanisme et solidarité raciale et transnationale). A l'image de l'Afrique du Sud, le laboratoire privilégié que l'auteur connaît bien.

L'Auteur : Théoricien du post-colonialisme, à la pensée engagée dans l'action, fortement anticléricaliste et pour une théologie de la libération. Camerounais d'origine (né en 1957, sa région fut un bastion du mouvement nationaliste camerounais). Docteur en histoire (la Sorbonne, Paris) et DEA en sciences politiques (Iep, Paris), il est professeur d'histoire et de sciences politiques en Afrique du Sud. Chercheur, il a également enseigné aux Etats-Unis. Auteur de plusieurs publications (dont «De la postcolonie») globalement sur le même thème et sur l'Afrique.

Avis : Pour mieux connaître le colonialisme et le racisme blanc? et le néocolonialisme. Pour mieux comprendre l'Afrique et l'Africain contemporains. Livre difficile à lire mais enrichissant, aujourd'hui encore bien plus qu'hier.

Citations : «Avoir un passé en commun ne signifie pas nécessairement l'avoir en partage» (p 12), «Le colonialisme fut loin d'être une fusée d'or? Carcasse de métal sertie de joyaux splendides, il participait par ailleurs de la bête et du fumier» (p 15), «L'Afrique demeure une région du monde où le pouvoir, quel qu'il soit et sous le sceau du satrape, se dote automatiquement d'immunité. Les choses sont en effet simples. Le potentat est une loi en lui-même» (p 23), «La décolonisation sans la démocratie est une bien piètre forme de reprise de possession de soi, fictive» (p 29), «Toute pratique coloniale est habitée par une pulsion interne : l'ivresse de la force, une sombre émulation de tuer et, s'il le faut, de périr. Au-delà de la recherche du profit, elle se construit sur la crête d'une ligne intense : la ligne froide de la force et de la destruction pure» (p 91), «La colonisation moderne était l'une des filles directes des doctrines qui consistaient à trier les hommes et à les diviser en deux groupes : ceux qui comptent et que l'on compte, d'une part, et le «reste»; d'autre part, ce qu'il faut appeler les «résidus d'hommes» ou encore les «déchets d'hommes» (p 239), «L'humanité de l'homme n'est pas donnée. Elle s'arrache et se crée au fil des luttes» (p 341), «Tout sang versé ne produit pas nécessairement la vie, la liberté et la communauté» (p 243).

L'Empire des hygiénistes. Vivre aux colonies. Essai de Olivier Le Cour Grandmaison. Editions Apic, Alger 2015, 300 pages, 700 dinars

Voilà donc un troisième (et dernier ?) volume de l'auteur sur les aspects peu connus ou esquivés de la colonisation française. Cette fois-ci, il s'appuie sur un corpus négligé : les ouvrages de médecine, les manuels universitaires, les débats politiques tout au long de la période? Un ouvrage, comme les précédents, qui prend et noue les tripes, car à travers tout ce qu'il présente comme faits et discours, comme références, sont les preuves irréfutables et monstrueuses de ce qu'ont subi comme souffrances les peuples colonisés.

Au départ, la France, deuxième puissance coloniale au lendemain de la Commune de Paris ! A la conquête succède l'exploitation des colonies? Les sciences dites «coloniales» prospèrent, sur fond de racisme (inégalités des races, caractères physiques et biologiques différents?). Une conception hiérarchisée du genre humain qui se traduit par la séparation stricte (ségrégation) entre Européens et «indigènes» en vertu de considérations hygiénistes : pratique courante du travail forcé, par des quartiers différents et éloignés les uns des autres, «séparés complètement» (recommandation, en 1905, de la section médicale du Congrès colonial français), maintien de l'esclavage domestique malgré son abolition en 1848, etc.

L'ouvrage embrasse presque toutes les colonies, ainsi d'ailleurs que d'autres pays colonisateurs (Belgique au Congo, Allemagne en Namibie, Grande-Bretagne en Inde, Afrique du Sud?) et presque partout, la médecine et l'hygiène (tropicales) sont des sciences pratiques au service de l' «empire», au service des «émigrés » et de leurs familles. L'arme sanitaire est d'emblée conçue par les praticiens comme une arme impériale «qui doit favoriser la pacification, la domination, puis l'exploitation des populations locales». Des exploités par millions, des morts au sein de la «masse d'exécution» par centaines de milliers dans des travaux presque pharaoniques sous surveillance (seulement) des Blancs. Par la suite, l' «assistance médicale indigène» vint? mais tardivement et au compte-gouttes avec, entre autres, Lyautey qui l'avait placée au cœur de sa stratégie et de ses pratiques. Il fallait bien entretenir et «conserver» en bon état, ladite «masse d'exécution»? dont la mort ne suscite aucune compassion. De «purs moyens et traités en conséquence», des êtres inférieurs dont l'exploitation est jugée nécessaire à la réalisation de l'«œuvre coloniale», «pour une plus grande France».

L'Algérie n'est pas oubliée. Le même calvaire ! Pis encore, des pratiques similaires à celles mises en œuvre en colonie sont importées sur le territoire métropolitain (France) afin de «gérer «les «immigrés» (22.000 en 1946, près de 300.000 en 1954). Des «allochtones»? à la religion qui, déjà, dérange et est jugée menaçante pour l'ordre et la sécurité. Un «village arabe» (masures en bois recouvertes de papier goudronné) est signalé à Genevilliers en 1931 dans une thèse de droit. La tuberculose fait des ravages. Du personnel français arrivé d'Algérie encadre et surveille cette main-d'œuvre. En 1954, les Nord-Africains sont rangés au neuvième rang de sympathie parmi dix nationalités. Ils sont en France, mais pas de France.

L'Auteur : Né à Paris en septembre 1960. Universitaire (français), politologue, spécialiste des questions de citoyenneté et des questions ayant trait à l'histoire coloniale. Il a critiqué la loi de 2005 sur la colonisation et il a été également un militant engagé pour la régularisation des immigrés clandestins. Auteur de deux essais à succès : en 2005, «Coloniser, exterminer : sur la guerre et l'Etat colonial», et en 2009, «La République impériale. Politique et Racisme d'Etat», les deux édités en arabe en Algérie.

Certains historiens français (dont Gilbert Meynier et Pierre Vidal-Nacquet) lui ont reproché d'assimiler le système colonial au 3ème Reich.

Avis : Une œuvre incontournable pour qui s'intéresse à l'histoire de la colonisation et à la naissance de l'impérialisme. Ainsi que pour tous ceux qui s'intéressent à la médecine et à l'hygiène.

Citations : «En Europe et en France, l'hygiène publique a été la fille de la révolution industrielle, de l'exode rural et de l'urbanisation; dans les contrées exotiques, elle est née de la «ruée vers l'Afrique», des impératifs de la colonisation et d'une médecine tropicale impuissante» (p 71), «L'objectif des Européens, en Afrique et ailleurs, demeure l'exploitation, et que la mort des travailleurs noirs en est un effet. Ce sont les nazis qui ont radicalement modifié les termes de cette équation en commençant à exploiter dans le but officiel d'exterminer, au moyen du travail, notamment, les déportés juifs et, parfois, les résistants» (p 324), «Dans les territoires ultramarins, la «force de caractère», tenue pour une qualité indispensable à l'accomplissement et civilisatrice, n'est que le masque avantageux d'une inhumanité radicale commune à la plupart des Blancs» (p 328), «L'exploration presque achevée de l'Afrique cède la place à l'impérialisme, conçu comme une entreprise économique et politique de puissance reposant sur une expansion territoriale maximale» (p 336), «L'exploitation coloniale : le vrai visage du capitalisme ? Non, l'un des plus terribles » (p 340).

Les révolutions violées. Printemps laïc, vote islamiste. Essai de Giuliana Sgrena (traduit de l'italien par Maria Assunta Mini). Casbah Editions, Alger 2015 (Il Saggiatore S.r.l, Milan 2014), 197 pages, 750 dinars

« La révolution est femme et, quelque part, elle est en train d'avancer». La couleur est d'emblée annoncée. L'auteure n'est pas seulement femme et féministe, elle est, aussi, une journaliste qui a fait beaucoup de terrain. Principalement notre monde. Un grand reporter qui connaît le monde arabe contemporain, qui a observé «du dedans» ses composantes sociétales et ses comportements et qui l'a bien compris.

A travers des exemples bien précis et bien documentés, tout en ne perdant pas de vue les situations similaires vécues par les femmes, il y a longtemps ou récemment, dans les pays occidentaux, elle parcourt le monde arabo-islamique :

. D'abord l'Arabie saoudite et l'interdiction faite aux femmes de conduire un véhicule automobile, et encore moins de monter à cheval ou de faire du vélo, par peur de «perdre la virginité» ou de «déformer les ovaires».

Ensuite la Tunisie et les luttes féminines, tout particulièrement après la «récupération» de la révolution puis la victoire des islamistes, le 23 octobre 2011.

Puis l'Egypte (pays d'origine des Frères musulmans et de l'islam politique) et le viol répété de femmes démocrates, en pleine place Tahrir, surtout après une certaine alliance («alliance diabolique qui ne durera pas longtemps») entre les forces conservatrices du pays, islamistes et militaires.

L'Algérie est présentée à travers les années 2000 afin de voir quels sont les effets du 5 Octobre 1988 sur la vie politique, mais surtout sur la vie sociale et les comportements à l'égard des femmes. «L'exception algérienne», malgré un «climat triste» et une certaine violence quotidienne (qui se fait de la religion un bouclier) est confirmée.

La Libye est indescriptible avec son «chaos des milices» et le règne de la loi du plus fort et des «fatwas» des religieux.

Vient ensuite le Yémen et ses paradoxes? avec un prix Nobel (Tawakkul Karman)? voilé.

Retour en Egypte et sa deuxième Révolution? avec l'intervention de l'armée déposant un leader islamiste (Morsi) n'ayant pas réussi à résoudre les problèmes du pays, les aggravant même? et en Tunisie où, sans coup d'éclat et avec beaucoup de négociations (grâce à un Quartet qui, par la suite a obtenu le prix Nobel), et même «si le diable est dans les détails», une nouvelle Constitution, déjouant le danger islamiste et avec beaucoup de compromis, est adoptée.

Le dernier chapitre est bien moins réjouissant. Des centaines de milliers de victimes. Des millions de réfugiés. Des dégâts matériels inestimables. Des sociétés brisées. Des vies (comme toujours, d'abord celles des femmes et des enfants) mutilées, et avec un «califat» mû par le fanatisme religieux entre la Syrie et l'Irak? Apocalypse now !

L'Auteure : Italienne, c'est une journaliste de guerre connue pour son opposition aux conflits armés et son militantisme pour les droits des femmes. A travaillé pour l'hebdomadaire Guerra e Pace puis pour le quotidien Il Manifesto. A séjourné moult fois en Algérie, couvrant, entre autres, les grands événements de la décennie rouge. Enlevée à Bagdad en 2005, détenue durant tout un mois. Auteure de nombreux ouvrages liés à l'actualité dans le monde arabe. Prix (algérien) international de journalisme Omar Ourtilane en 2005 (elle est, aussi, membre du jury depuis la création du prix).

Avis - Avis : Du grand reportage, de l'observation minutieuse, de l'analyse qui ne dérange? que les hommes? les machos et les fondamentalistes radicaux.

Citations : «Les révolutions ont provoqué une crise d'identité chez le mâle arabe. Le rôle de premier plan joué par les femmes a terrorisé les hommes et ces derniers ont répondu par la violence pour rétablir l'ordre patriarcal qui garantit leur statut? La révolution est femme» (p 15), «La condition féminine est étroitement liée à la nature de l'Etat, laïc ou théocratique, même si un Etat laïc ne reconnaît pas automatiquement les droits des femmes» (p 69), «Dans un pays où la corruption est omniprésente, insister sur l'éthique et la vertu basées sur des principes religieux dont personne n'ose douter, s'avère une carte gagnante» (p 74), «Chacun n'apprend que de ses propres erreurs, ou alors il croit être exempt de faux pas» (p 90), «Le devoir d'un journaliste est d'informer, mais sans transformer notre travail en une mission, autrement nous risquerions de perdre notre lucidité, et quand c'est possible, notre objectivité. Comment peut-on continuer à exercer honnêtement ce travail si les journalistes sont devenus une arme de guerre ?» (p 168).

PS : Amine Zaoui n'y est pas allé par quatre chemins. Dans une de ses chroniques de presse, il s'en prend aux nouveaux écrivants, journalistes ou citoyens-journalistes, qui envoient ou publient leurs écrits critiques (dans la presse, et, depuis la révolution technologique, sur les réseaux sociaux, les journaux on line, les blogs, Twitter, Facebook?), sans les signer de leur nom, mais en utilisant des pseudonymes. Pour lui, ils ressembleraient aux fameux «membres du chœur de l'orchestre royal et aux «gardiens du lit de la reine» d'antan? les deux ? castrés dès l'enfance?, les premiers pour conserver ou avoir une voix virile, les seconds pour ne pas être tentés par la belle endormie. En termes crus, «pas de couilles», quoi ! Lâcheté ? Peur ? Timidité ? Manipulation ? Ce qui est certain, c'est que l'augmentation de la masse des castrés et des émasculés, «contents de jouer le rôle des gardiens du lit de la reine», fait bien l'affaire du «roi et des princes» qui gouvernent.