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Algérie, diversité, identité

par Brahim Senouci

Il est de bon ton de pointer les travers de notre société, travers souvent graves. En témoigne l'insupportable homicide commis à l'encontre du footballeur camerounais de la JSK, Albert Ebossé.

Ce drame récent est une illustration parfaite, non seulement de la violence qui imprègne nos comportements, mais aussi de l'absurdité qui la sous-tend, voire qui la fonde.

Ainsi, la pierre fatale a été lancée depuis le carré des supporters du club local, supporters qui manifestaient en toute occasion leur attachement à ce joueur. C'est donc d'une main amie, lancée par des mains plus habituées à l'ovationner, qu'est mort Albert?

Je me suis bien souvent posé la question de savoir si nos valeurs traditionnelles avaient vraiment disparu. Je commençais à croire que oui. Et puis, cette anecdote?

Je roule sur l'autoroute qui mène à Oran. Il y a trois files sur cette autoroute. Celle de gauche est abandonnée aux bolides, celle du milieu aux gens " normaux ", celle de droite aux véhicules lents. Parmi les véhicules lents, il y a bien sûr les camions. Il se trouve que, parfois, ces derniers débordent de leur portion de route et mordent largement sur la file du milieu. Je me suis trouvé derrière un poids lourd, immatriculé à Sétif, qui se trouvait dans cette situation. Il fallait que je le double. Je ne pouvais pas le faire en passant sur la file de gauche, siège d'un cortège incessant de voitures survitaminées roulant à tombeau ouvert. Je ne pouvais le faire qu'en empruntant la voie du milieu. Encore fallait-il que ce camion qui me précédait s'écarte et se remette bien sur la droite. Je lui fais des appels de phare, qu'il ignore. Furieux, je joue du klaxon jusqu'à ce qu'il finisse par s'écarter, de bien mauvaise grâce. Je peux enfin lui passer devant et retrouver une allure raisonnable. Je me rends compte alors, en regardant dans mon rétroviseur, qu'il a accéléré et qu'il semble me poursuivre ! De plus, il multiplie les appels de phare et me fait de grands signes de la main pour me demander de m'arrêter. Après tout, me dis-je, arrêtons-nous. Ça ne ressemble à rien de détaler sur des kilomètres pour fuir un homme seul. Je m'engage donc sur la bande d'arrêt d'urgence. Il me précède et vient se ranger juste devant moi. Nous descendons en même temps de nos véhicules respectifs. Je constate que ce très jeune homme ne manifeste aucun signe d'hostilité. Il se dirige vers moi et m'annonce que mon pneu arrière droit pose problème. Comment cela ? Il vibre d'une drôle de manière, me répond-il, il donne l'impression de vouloir se détacher. Le mieux, ajoute-t-il, c'est de le démonter. Je me rends à cette suggestion. J'ouvre le coffre. Il se précipite pour se saisir, avant que je puisse le faire, du cric et de la manivelle. " Pas la peine de te salir ", grommelle-t-il. Il enlève la roue et nous constatons tous deux que le pneu est déchiré, quasiment fendu, probablement sur le point d'éclater ! " Tu me dois un repas ", me dit-il. Il installe la roue de secours en restant sourd à mes protestations et en y répondant simplement que je n'ai " pas besoin de me salir " ! Quand tout fut fait, je le remerciai et commis l'énorme bêtise de lui offrir un petit billet (" des bonbons pour les enfants "). C'est là qu'il se mit en colère et qu'il rejoignit son camion en toute hâte en répétant " Pas d'argent, pas d'argent ". Mais, comme s'il ne voulait pas rester sur cette mauvaise impression, il se retourna une dernière fois vers moi en me disant " Bon voyage, 3ammou ! "

Permets-moi de te rappeler, ami(e) lecteur(trice), que cet homme qui m'a probablement sauvé d'un danger est le même que celui que j'insultais un quart d'heure plus tôt parce qu'il ne se rangeait pas assez vite pour me laisser passer. Est-ce que tu en connais beaucoup, des pays où ce type de comportement est possible ? Pas moi?

Le camionneur était Sétifien. Il aurait pu être de Constantine, de Mascara ou de Tizi Ouzou. L'histoire aurait probablement été la même. Au-delà des particularismes régionaux, culturels ou linguistiques, la manifestation la plus patente de l'unité de notre pays réside dans le fait d'y retrouver partout des attitudes semblables, pour le pire et le meilleur du reste. Ce footballeur, Albert Ebossé, aurait pu mourir dans un autre stade d'Algérie puisque le lancer de pierres n'est pas une exclusivité de la Kabylie. Cela me renvoie, encore et toujours, à cette controverse sur les langues qui nous agite. Cette controverse ne serait pas si grave si elle ne se doublait d'un prurit séparatiste. J'ose espérer qu'il est minoritaire.

Pas seulement pour l'intégrité de notre pays mais aussi pour éviter qu'une partie de notre peuple s'égare dans une aventure mortelle ! La Kabylie a donné beaucoup de ses enfants à la cause de l'indépendance algérienne. Elle a souffert dans sa chair des méfaits de la colonisation. Elle a connu l'incendie de ses villages, les emmurements et les enfumades. Elle a vécu la répression impitoyable qui a suivi la révolte du cheikh El Mokrani, répression qui a inspiré à Akli Yahyaten sa magnifique chanson " El Menfi ". Comment après cela accepterait-elle de suivre l'homme lige de la revendication indépendantiste, Ferhat Mehenni, quand elle sait, quand elle doit savoir, que ce Monsieur ne cesse de glorifier la France et appelle à sa protection ? Quand elle sait, quand elle doit savoir, que ce Monsieur s'est rendu en Israël pour assurer aux criminels qui dirigent ce pays que " la Kabylie est la petite sœur d'Israël " ?

Bien sûr qu'il faut régler les questions de l'identité, de la culture, de la mémoire.Pour cela, il faut d'abord qu'elles soient posées dans un cadre national. L'amazighité concerne tous les Algériens. Aucun de nous ne peut se croire indemne d'une ascendance berbère et/ou arabe. Il faudrait donc étendre l'apprentissage du tamazight à l'ensemble du pays. Il faudrait aussi revoir nos manuels d'histoire pour y inscrire le récit berbère. Pour autant, cela doit-il être le prétexte pour laisser à l'arabe la portion congrue ? Non ! La formule de Kateb Yacine sur " le Français, butin de guerre ", est contestable, comme le serait une variante du style " le jazz est un butin de guerre de l'esclavage ". Elle serait carrément ridicule si elle était appliquée à l'arabe, comme certains le suggèrent. L'arabe est enraciné en Algérie.

Il a été intériorisé par la population. Des écoles coraniques où l'on apprenait l'arabe se comptaient par centaines, notamment en Kabylie, avant la colonisation. Ce sont les Berbères, eux qui formaient la grande majorité de la population d'Algérie au moment de l'arrivée des Arabes, qui ont fait vivre cette langue, qui ont contribué à la façonner et à la faire rayonner dans le monde. Cette langue est la leur ! Leurs ancêtres ont assuré sa pérennité durant près de quinze siècles. Qui voudrait défaire ce que ses aïeux ont fait?

A Mascara, il y a eu de tout temps une présence kabyle. Plusieurs familles y sont implantées depuis des temps lointains. Elles n'ont jamais fait mystère de leur amazighité. Elles pratiquaient bien sûr l'arabe dialectal (bien plus riche que son ridicule avatar actuel), mais elles s'exprimaient en tamazight et l'enseignaient à leurs enfants. Ces familles ont toujours fait l'objet du respect qui leur était dû, non en raison de leurs origines, mais de la dignité, de la modestie doublée d'une certaine noblesse qui les caractérisaient. Elles partageaient leurs joies et leurs peines avec l'ensemble de leurs concitoyens. Aucun Mascaréen ne pourrait les imaginer comme des familles étrangères. Je voudrais évoquer en particulier feu 3Ammi Messaoud Benbouabdallah, tailleur de son état, discret sur ses talents de musicien, ayant gardé de sa jeunesse à Beni Yenni un fort accent kabyle. Homme à l'humeur égale, c'était une figure de la ville. Il officiait dans un petit atelier, derrière une vitre qui l'offrait aux regards des passants. Personne ne se serait avisé de passer devant sa boutique sans le saluer. Sans le professer, sans le déclamer, il était l'image même de la synthèse algérienne. Il est mort depuis peu, entouré de l'affection de sa famille, notamment de ses filles bien-aimées, pleuré par ses concitoyens.