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Volonté politique et esprit de corps

par Arezki Derguini

Selon l'ancien Premier ministre Mouloud Hamrouche, « l'armée n'a pas choisi de candidat. Elle a été forcée de maintenir le statu quo. » De là à ce que nous affirmions que Bouteflika est la cause du statu quo, il n'y a qu'un pas. Pour le franchir ou nous en abstenir, il faut au préalable répondre à un certain nombre de questions.

Si nous supposons que le légalisme de l'armée est sa façon de s'engager à moindre coût, une manière de protéger ses équilibres et de ne pas se substituer à la société politique, on peut alors soutenir que seule une situation de remise en cause de la légitimité du politique sera en mesure de l'inciter à prendre des initiatives. L'interruption du processus électoral en 1992 en Algérie, le récent exemple égyptien, relèvent de ces cas de figure : une profonde division de la société a conduit à la suspension du politique. Tel n'est pas l'état actuel du politique en Algérie. Le président candidat Bouteflika a levé l'état d'urgence, comme pour signifier que nous ne sommes plus dans un état d'exception et bien que lui et l'Etat-DRS aient détruit toute opposition politique susceptible de lui disputer la représentation de la volonté générale, il se prévaut d'une certaine paix sociale.

Si donc l'armée ne consent, ni ne s'oppose à la candidature du président Bouteflika, elle qui décidait du président dans ses conclaves[1], comment une volonté de changement pourrait-elle apparaître en son sein, si la crainte qui la domine est celle que les divisions la gagnent à son tour, si son souci majeur est celui de sa cohésion, de la discipline, comme semble en convenir la majeure partie des observateurs ? Il serait moins risqué de soutenir que le secteur de la sécurité peut être prêt à accompagner une transition démocratique mais qu'il n'a pas les moyens et la volonté de l'engager. Autrement dit, on peut comprendre des propos de l'ancien premier ministre Hamrouche, qu'en ayant perdu la capacité de désigner les présidents, elle accepte le statu quo mais souhaite autrement ; et que non contrainte, elle pourrait consentir au changement. On pourrait donc parler pour l'armée de velléités mais non de volonté de changement. Pour les justifier, on pourrait soutenir que le statu quo perturbe ses intérêts immédiats et stratégiques. Se pose alors la question de savoir d'où pourrait émerger la volonté qu'elle se sentirait justifiée d'accompagner. Il faudrait alors se tourner du côté de la société. Mais là encore, s'il faut reconnaître une forte demande de changement, il faut admettre qu'elle ne se traduit pas en volonté politique.

Si nous franchissons le pas donc, en admettant l'existence de simples mais réelles velléités de changement de part et d'autre, ce qui suppose que l'armée ne s'y opposera pas, nous pouvons nous demander si, comme semble le soutenir le président Zeroual, la non élection de Bouteflika est la réponse la plus adaptée à cette tendance générale, la première condition pour que l'armée accepte de s'engager dans un processus de réforme qui ne lui serait alors pas trop coûteux. En somme, ne peut-il pas être envisagé un départ de Bouteflika à la manière du président sénégalais Abdullah Wade ? Par une défaite électorale ? On peut soutenir qu'il s'agit là de la manière la moins coûteuse pour l'armée de se défaire d'un candidat qu'elle a eu à subir depuis l'élection présidentielle précédente. Elle n'affecterait pas les équilibres internes de l'armée et lui permettrait d'adopter la bonne disposition pour les changements à venir. L'appel du président Zeroual à voter massivement va dans ce sens. Que cela puisse correspondre aussi à un agenda international soucieux de la stabilité de l'Algérie et de la prévisibilité de ses transformations n'est pas à exclure. Cela constituerait une évolution sans remise en cause brutale des équilibres internes et externes. Par contre, cela ne constitue pas encore, la disposition la mieux développée aujourd'hui dans l'opposition et la société. Et ce programme n'est pas encore celui d'un candidat.

A cette indisposition sociale semble s'ajouter une inconnue qui semble peser lourd dans l'indétermination actuelle : si une fois débarrassée du président qui lui a soustrait la fonction de garante de l'alternance, qu'est-ce qui prouve que le secteur de la sécurité va développer la bonne disposition vis-à-vis du changement plutôt que de s'abandonner à ses anciennes pentes ? Le changement de personnel peut-il lui donner l'énergie d'y résister ? L'esprit de corps habituellement y remédie. D'autres signes pourraient le laisser penser. Peut être l'environnement international et la complexité de la situation nationale et internationale. Le point le plus important, dont les autres dépendent il me semble, est le suivant : si l'armée est justifiée en droit de ne pas se prévaloir de volonté politique, parce que générale avant d'être militaire, il y a un esprit de corps duquel elle ne peut se dispenser. Un esprit de corps qui ne peut se résumer à une simple discipline car indissociable de valeurs. La corruption est un cancer contre lequel l'esprit de corps doit se prémunir en permanence. Notre armée de nature populaire, n'en est pas immunisée. Si elle ne s'en défend pas, il y a fort à craindre qu'elle ne soit désarmée. Car on ne peut ignorer que l'Etat-DRS s'en soit servi pour domestiquer la société civile et qu'il n'ait pu s'en prémunir pleinement en retour.

C'est pour cela que nous allons terminer sur une conclusion qui ne libère personne de ses responsabilités : il faut rendre à l'armée son esprit de corps et à la société sa volonté. Et peut être faudra-t-il, comme en Tunisie et à l'exemple du mouvement « Y'en a marre » au Sénégal, commencer par des élections comme premier pas dans la construction pacifique d'un consensus national et d'un programme de transition. Et pour cela, faudra-t-il faire converger candidat(s), acteurs politiques et mouvement social.