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Il est des voix qui ne
s'éteignent jamais, même lorsque le silence s'installe. Des voix qui traversent
les frontières, les années et les mémoires sans perdre leur timbre d'origine.
Et puis, il est des hommes qui portent en eux une lumière tranquille, une
fidélité à la terre, un art de dire le monde avec douceur. Idir
fut de ceux-là.
Né des pierres et des vents du Djurdjura, il ne chercha ni la gloire ni la postérité. Et pourtant, un soir de 1973, dans un studio d'Alger, il offrit au monde une chanson - A Vava Inouva - si pure, si sincère, si universelle, qu'elle fit le tour de la planète. Sans tambours ni artifices, sans promotion ni marketing. Une simple berceuse kabyle, portée par la guitare d'un géologue qui rêvait seulement de vérité. C'était l'époque des premières radios à lampes, des cassettes que l'on se passait sous le manteau, des soirées où l'on écoutait plus qu'on ne parlait. L'Algérie était encore jeune, incertaine d'elle-même, pleine de soif et de promesses. Et voilà qu'une chanson venue d'un petit village d'altitude allait changer, à sa manière, le cours discret de la mémoire culturelle d'un pays. I. L'enfant du Djurdjura Hamid Cheriet naît le 25 octobre 1949 à Aït Lahcène, dans la commune d'Aït Yenni, au cœur du Djurdjura. Il grandit entre le parfum du thym, la poussière rouge et les récits d'hiver que l'on conte au coin du feu. Les veillées rythment la vie. La parole est un art, la mémoire une religion, et la musique un fil invisible entre les générations. Son père est berger, sa mère veilleuse d'histoires. Le jeune Hamid écoute, apprend, retient. La flûte du berger lui parle, le vent des montagnes lui répond. Plus tard, il dira : « Je suis né d'un silence qu'il fallait faire chanter. » Rien ne le destine à la chanson. Il étudie la géologie, curieux de comprendre les formes du monde, les couches du temps. Il aime la rigueur de la science, le calme des minéraux. Mais, dans le secret de ses nuits d'étudiant, il gratte quelques accords sur une vieille guitare. Il ne sait pas encore qu'il tient dans ses mains la clef d'une révolution douce. II. Le hasard qui devint destin 1973. Alger est encore en noir et blanc. Les studios de la Radio Télévision Algérienne sentent la poussière, la sueur et la jeunesse. Parmi les émissions les plus populaires, il y a « » (Alhane wa Chabab) « Mélodies et Jeunesse ». C'est là que tout commence. Le poète Ben Mohamed écrit un texte inspiré d'un vieux conte kabyle. Il propose la chanson à Nouara, une chanteuse célèbre. Mais un soir, Nouara ne vient pas. On cherche un remplaçant : un jeune homme timide, géologue, qui joue un peu de guitare. Hamid Cheriet entre, s'assoit, respire, chante : « A Vava Inouva ». Quelques accords, une respiration, une émotion pure. Ce n'était pas une chanson, mais un souvenir chanté : la neige dehors, la peur d'un enfant, la voix d'une mère. En quatre minutes, il offrit au monde la tendresse d'un peuple. III. Entre la radio et la caserne - l'homme qui ignorait sa propre gloire À peine la chanson enregistrée, il reçoit sa convocation pour le service militaire. Il referme la porte du studio sans imaginer qu'il vient de laisser derrière lui bien plus qu'une mélodie. Pendant qu'il défile dans la poussière des casernes, sa voix, elle, voyage. Les ondes la portent de crête en crête, de vallée en vallée. Dans les foyers, on arrête le travail pour écouter. À Alger, les familles se rassemblent autour des postes à lampes. Et les lettres pleuvent : « Qui chante ? », « Quelle est cette langue ? », « Passez-la encore ! ». Pour la première fois, la langue kabyle entrait, fière et nue, dans l'espace public. Et pendant que l'Algérie redécouvrait sa propre diversité, celui par qui tout cela advint, Idir, ignorait tout. Dans le silence des nuits de garnison, il grattait parfois sa guitare, sans savoir que, loin de là, sa chanson traversait déjà la Méditerranée. IV. Le premier souffle d'une langue 1976. L'album A Vava Inouva paraît à Paris. Le succès est foudroyant. La chanson est traduite en quinze langues et diffusée dans 77 pays. Pour la première fois, une langue amazighe devenait universelle sans se renier. L'Occident découvrait la Kabylie non par les clichés politiques mais par la beauté. Un homme, une guitare, une langue. Et soudain, les montagnes parlaient au monde entier. V. L'art du retrait Le succès ne grisa jamais Idir. Après quelques concerts, il se retire. Il compose, observe, doute. Lorsqu'il revient en 1993 avec Les Chasseurs de Lumières, sa voix s'est faite plus tendre, plus grave. Il chante le temps, la transmission, la pluie. Sa musique rejoint la mémoire. VI. Identités - l'homme des ponts 1999. Identités. L'album des retrouvailles et de l'ouverture. Manu Chao, Maxime Le Forestier, Gnawa Diffusion, Karen Matheson La Kabylie dialogue avec le monde. Loin des crispations, il prouve qu'on peut aimer sa langue sans haïr celle des autres. L'Olympia l'acclame. Paris découvre que la tendresse peut être révolutionnaire. VII. Les routes et les scènes De la Kabylie à la Seine, d'Alger à Montréal, d'Oran à Bruxelles, il chante. Chaque concert est une veillée. À Nyon, au Paléo Festival, il fait danser la pluie. À New York, il chante pour les exilés. Mais c'est à Alger, en 2018, qu'il revient après trente-huit ans. Yennayer. Le peuple l'accueille. Les montagnes ont retrouvé leur voix. VIII. Une résistance douce Idir ne cria jamais. Il chanta bas, avec la patience des sources. Sa voix prouvait que l'identité pouvait être un pont, non un mur. « Je ne représente personne, disait-il, j'essaie seulement d'être la voix de ceux qu'on n'écoute pas. » IX. Le souffle court, mais la voix intacte La maladie l'affaiblit, sans entamer sa sérénité. « Je respire encore, disait-il, et c'est déjà de la musique. » En 2019, il soutient le Hirak. Le 2 mai 2020, il s'éteint à Paris. Son nom, prophétique, lui survit : Idir - il vivra. X. L'adieu des puissants et la fidélité du peuple Tebboune salue « un monument ». Macron écrit : « Une voix unique s'est tue. » Mais les plus beaux mots viennent du peuple. Dans les cafés d'Alger, les vieux tourne-disques reprennent A Vava Inouva. Les enfants d'Aït Yenni la chantent encore. Le monde écoute, en silence. XI. L'héritage De A Vava Inouva à Ici et Ailleurs, Idir a traversé quarante ans de musique. Ses chansons parlent du père, de la terre, de la pluie. « Je n'ai pas voulu être moderne, disait-il, j'ai voulu être fidèle. » XII. Épilogue - Le chant continue Il reste le plus universel des artistes kabyles. Quand la nuit tombe sur le Djurdjura, une radio diffuse encore A Vava Inouva. Les enfants écoutent, les anciens sourient. Idir ne meurt pas. Il vit dans la mémoire des hommes, comme un parfum d'enfance. Et quelque part, une guitare murmure encore : « Il vivra. » | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||