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G20, fragmentation mondiale et émergence africaine: Analyse critique d'un forum en mutation
par Rédha Tir* Le G20 est souvent présenté comme l'un
des rares espaces où les grandes puissances peuvent encore se parler dans un
monde qui se fragmente. Mais dès qu'on regarde de près, on voit surtout un
dispositif bricolé, né dans l'urgence, sans véritable colonne vertébrale. À la
veille du sommet en Afrique du Sud, il ressemble moins à un centre de contrôle
qu'à un révélateur des tensions et des rééquilibrages silencieux qui traversent
la gouvernance mondiale.
Il est frappant de constater à quel point le G20, malgré sa visibilité médiatique et sa réputation de forum stratégique, reste un objet politique difficile à qualifier. Sa genèse ne répond ni à la logique institutionnelle des organisations multilatérales classiques, ni à la cohérence politique d'un directoire assumé. Il n'a pas été conçu pour organiser l'ordre international ; il a émergé comme une réponse improvisée à l'incapacité du G7 et du FMI à absorber les secousses de la globalisation financière et l'ascension rapide des économies émergentes. Comme le rappellent Hajnal, Postel-Vinay ou Rewizorski, le G20 n'est pas né d'une vision structurée, mais d'une impasse : l'ancien système ne reflétait plus la distribution réelle du pouvoir, mais aucun acteur n'était prêt ni capable de proposer une alternative solide. Le G20 s'est imposé dans cet interstice, comme un espace transitoire devenu permanent faute de mieux. Cette proximité entre origine contingente et ambition globale constitue l'une des clés pour comprendre les tensions qui traversent aujourd'hui le forum. À mesure que se superposent chocs financiers, dérèglements climatiques, crises sanitaires et tensions géopolitiques, le G20 se voit entraîné vers des terrains qu'il n'avait jamais été destiné à couvrir. Le forum est alors poussé à élargir son champ d'action, sans pour autant disposer de l'ossature institutionnelle nécessaire pour assumer cette extension. Henning et Walter insistent sur cette contradiction profonde : malgré ses ambitions affichées, le G20 reste dépendant de ce que les États et singulièrement les plus influents d'entre eux acceptent de concéder. Il peut encourager la coordination, parfois faciliter une réponse collective, mais il ne contrôle ni les leviers d'exécution ni les dynamiques de pouvoir qui orientent réellement l'économie mondiale. Le leadership américain s'est érodé, l'Europe hésite, la Chine avance selon une logique propre, les émergents oscillent entre revendication et prudence. Ce déséquilibre empêche le forum de s'imposer comme le centre stable d'une gouvernance mondiale désormais polycentrique. Dans ce contexte, l'arrivée de la présidence sud-africaine ne peut être interprétée comme un simple événement protocolaire. Elle intervient à un moment où le G20 semble traversé par une forme de vertige stratégique. Les fractures liées à la montée des BRICS, les tensions entre Washington et Pékin, les crises de dettes qui affectent lourdement les pays du Sud, les blocages persistants des réformes du FMI, l'urgence climatique et les profondes inégalités d'accès à la liquidité mondiale forment un nœud complexe. L'Afrique du Sud se retrouve ainsi au centre d'un exercice difficile : tenir ensemble les ambitions d'un Sud global en recomposition, les attentes d'un Occident qui redoute une perte d'influence, et les exigences d'un continent africain qui refuse désormais d'être relégué dans les marges du système international. Cette réflexion propose une lecture enracinée de ces évolutions, en mobilisant la richesse des ouvrages sur le sujet et en adoptant un regard analytique qui assume pleinement une sensibilité du Sud global. Il s'agit de comprendre non seulement les dynamiques institutionnelles du G20, mais aussi ce qu'elles disent de l'état réel du monde, des rapports de puissance, des vulnérabilités, des aspirations et des récits concurrents qui structurent notre époque. I. Une institution née dans l'informalité : entre souplesse stratégique et fragilité structurelle Quand on remonte à la naissance du G20, ce qui frappe d'abord, c'est le décalage presque vertigineux entre ce qu'il représente aujourd'hui et la manière dont il a été assemblé au départ. Rien, absolument rien, ne laisse penser à une construction méthodique. On est loin d'un prolongement réfléchi du G7 ou d'un chantier ambitieux comme ceux qui ont donné naissance aux institutions de Bretton Woods. Le G20 a plutôt émergé dans une zone de turbulence, à un moment où personne ne savait vraiment comment éviter que la finance mondiale ne se désagrège. Les gouvernements cherchaient un lieu où se parler, même maladroitement, parce que les enceintes officielles perdaient pied. C'est dans ce brouillard-là qu'il s'est imposé, presque par défaut. Pas de texte fondateur, pas de dispositif administratif, pas de structure durable : simplement une table autour de laquelle on s'asseyait pour tenter d'éviter le pire. Et cette absence d'ossature, qui aujourd'hui pose problème, fut longtemps son atout principal. Durant la crise de 2008, tandis que le système s'enfonçait dans une panique globale, le G20 a servi de chambre d'urgence. On avançait sans protocole, en contournant les lourdeurs des organisations classiques, et cette forme de désordre assumé permettait en réalité de faire ce que personne d'autre ne pouvait faire aussi vite. C'était presque artisanal, mais efficace. Une sorte de respiration dans un monde saturé d'institutions rigides. Mais ce qui sauve dans l'urgence finit souvent par handicaper dans le temps long. À mesure que les années ont passé, l'absence de colonne vertébrale a commencé à peser. Sans structure, les décisions s'éparpillent ; sans mémoire institutionnelle, les engagements s'effacent aussi vite qu'ils ont été annoncés ; sans continuité, chaque présidence réinvente l'agenda, parfois sans tenir compte de ce qui a précédé. Et ce mouvement en spirale n'a fait que se renforcer. Certains chercheurs, comme Luckhurst ou Rewizorski, ont montré à quel point ce forum fonctionne par soubresauts : brillant dans les crises, presque inerte dès que la situation se stabilise. Tout y dépend de la volonté politique du moment - qui, elle, dépend d'une multitude de facteurs parfois imprévisibles : une élection, un conflit régional, une crise intérieure, un changement de ministre, ou un simple retournement d'humeur diplomatique. Dans un monde devenu plus dur, plus fragmenté, plus soupçonneux, cette informalité ressemble moins à un espace de liberté qu'à une fragilité structurelle. Le G20 continue d'exister par inertie, mais sans outils pour peser réellement. Il se meut, mais sans ossature. Il parle beaucoup, mais peine à transformer la parole en action. Et cette absence de fondation solide - que l'on décrivait autrefois comme une force - devient maintenant un handicap qui le suit comme une ombre. II. L'émergence des puissances du Sud : recomposition silencieuse ou rupture systémique ? L'un des mouvements les plus structurants du dernier quart de siècle est l'ascension économique et diplomatique des puissances émergentes. Henning et Walter montrent que cette montée n'a pas simplement modifié les équilibres économiques ; elle a transformé la géopolitique des institutions. Le G20, en accueillant des pays comme la Chine, l'Inde, le Brésil, l'Indonésie ou l'Afrique du Sud, est devenu le lieu où l'ordre ancien et l'ordre naissant cohabitent sans parvenir à s'articuler pleinement. Les émergents ne forment cependant pas un bloc homogène. Leur trajectoire reflète des priorités différentes, parfois divergentes, parfois concurrentes. Parlar Dal souligne la fragmentation des visions : la Chine avance selon une stratégie de construction institutionnelle parallèle ; l'Inde adopte une posture plus prudente, naviguant entre alignements tactiques ; l'Afrique du Sud cherche à porter une voix africaine longtemps négligée ; le Brésil oscille selon ses cycles politiques internes. Cette diversité complique la dynamique interne du G20. Mo Jongryn, avec l'exemple de MIKTA (Mexique, l'Indonésie, la Corée du Sud, la Turquie, l'Australie et les Philippines), met en lumière une autre forme d'émergence : celle des puissances intermédiaires qui refusent les logiques binaires du pouvoir global et cherchent à développer des modes de coopération flexibles. Ces pays avancent sur une ligne de crête : ils cherchent à garder leurs marges de manœuvre en s'agrégeant, dossier par dossier, à des coalitions temporaires et peu formalisées. Cela donne du mouvement au G20, mais fragilise aussi l'ensemble : les fronts changent au gré des sujets, et il devient difficile de dégager une ligne d'ensemble vraiment lisible. L'essor des BRICS, puis des BRICS+, constitue une autre dimension de cette recomposition. Les institutions alternatives créées par ces pays AIIB, NDB, mécanismes régionaux de réserve témoignent d'une double stratégie : contester l'ordre existant, mais sans rompre avec lui ; proposer des dispositifs nouveaux, mais sans en faire des substituts complets. Les émergents s'émancipent, mais sans s'affranchir. Cette posture ambivalente traverse toutes les discussions au sein du G20. III. Une architecture financière éclatée : asymétries persistantes et souverainetés sous contrainte La gouvernance financière mondiale, telle que décrite par Henning, Walter, Shome ou Callaghan, ressemble aujourd'hui à un tissu rapiécé, où se superposent des mécanismes formels et des dispositifs informels, souvent incohérents, parfois contradictoires. Le FMI reste au cœur du dispositif, mais sa gouvernance parle encore le langage d'un autre âge. Les ajustements de quotas ont à peine entamé le déséquilibre de départ : les pays du Sud pèsent de plus en plus dans l'économie mondiale, mais leur voix y reste nettement en retrait.Les conditionnalités demeurent marquées par des paradigmes orthodoxes qui ne tiennent pas suffisamment compte des réalités institutionnelles, sociales et politiques des pays émergents. À côté du FMI, s'est développée une architecture parallèle de liquidités d'urgence : swaps de banques centrales, arrangements régionaux, initiatives asiatiques, réseaux latino-américains. Henning et Walter montrent que ces dispositifs fonctionnent comme une hiérarchie implicite : certains pays bénéficient d'un accès immédiat à la liquidité mondiale, d'autres d'un accès conditionnel, d'autres encore n'ont aucun filet de sécurité. Au bout du compte, cette hiérarchie enferme certains pays dans une telle dépendance que leur souveraineté monétaire ne subsiste plus que sur le papier. Shome insiste sur ce point : le trilemme classique autonomie monétaire, stabilité du change, libre circulation des capitaux s'est transformé en dilemme. La mobilité extrême des capitaux limite la capacité des pays émergents à mener leurs propres politiques. Ils doivent choisir entre la défense de leur souveraineté et la protection contre les chocs externes. Dans ce système éclaté, le G20 joue un rôle ambigu. Il se présente comme le lieu où l'on peut harmoniser les normes, stabiliser les marchés, coordonner les réponses. Mais il ne dispose d'aucun mécanisme lui permettant d'agir sur les dynamiques profondes. Les politiques monétaires des grandes banques centrales Fed, BCE, Banque d'Angleterre, Banque du Japon influencent plus l'économie mondiale que les déclarations finales des sommets du G20. Cette asymétrie réduit la portée réelle du forum. IV. Régulation financière : inclusion vitrine, pouvoir réel ailleurs Lorsque l'on observe la dynamique de régulation financière internationale à travers les travaux de Pickford, Park, Spahn ou encore ceux de Kirton et Kokotsis, on se rend rapidement compte que l'ouverture des enceintes normatives après 2008 a produit davantage un changement de façade qu'un renversement de la hiérarchie réelle des influenceurs. Le G20, dans ses communiqués, aime présenter l'élargissement du FSB ou la participation des émergents à la formulation des standards de Bâle III comme les signes d'un ordre plus inclusif. Mais l'analyse fine montre un écart profond entre présence formelle et capacité effective à modeler les règles. Les institutions techniques de la régulation fonctionnent comme des cercles où l'expertise, la mémoire institutionnelle et les alliances tacites façonnent le pouvoir autant que, sinon davantage que, les équilibres politiques affichés. Les économies avancées y bénéficient d'un avantage structurel : elles ont élaboré les paradigmes dominants, développé les outils de mesure du risque, orienté pendant des décennies les normes prudentielles et bâti des réseaux technocratiques extraordinairement denses. Les émergents, même lorsqu'ils accèdent à la table des négociations, se trouvent souvent dans une position où ils doivent apprendre les codes, décrypter les non-dits, comprendre l'inertie intellectuelle des standards qu'on leur demande d'adopter. Les travaux comparés sur Bâle III mettent en évidence un fait dérangeant : la norme internationale a été conçue pour des systèmes bancaires occidentaux aux structures, aux expositions et aux risques très spécifiques. Or, dans un pays comme la Chine, où les banques sont massivement publiques et où la structure du crédit répond à des objectifs qui dépassent la logique purement prudentielle ; dans un pays comme l'Inde, où l'intermédiation financière repose sur une architecture duale à dominante domestique ; ou dans un pays comme l'Afrique du Sud, où les banques opèrent dans un environnement macrofinancier très volatil, l'application rigide des instruments normatifs produits par les économies avancées peut avoir des effets contre-productifs. Pourtant, comme le montrent Kirton et Kokotsis, l'espace disponible pour remettre en cause la philosophie même des standards demeure extrêmement réduit. Les émergents ne peuvent souvent plaider que pour des ajustements techniques, rarement pour une révision de fond. Les marges de manœuvre sont délimitées avant même que la discussion ne commence. Ce qui trouble le plus, dans la manière dont se fabriquent les règles financières, c'est la façon dont elles suivent presque mécaniquement les inquiétudes des pays qui dominent le système. Les grandes puissances réagissent à leurs propres crises, et c'est cette expérience-là la leur qui finit par s'imposer comme référence mondiale. On l'a bien vu après 2008 : les normes adoptées ensuite ont cherché à corriger les excès des marchés développés, leurs bulles, leurs montages opaques, leurs risques systémiques. Rien ou presque n'a été pensé à partir des réalités des pays émergents, pourtant exposés à des vulnérabilités très différentes : des flux de capitaux instables, des économies liées aux matières premières, des systèmes bancaires morcelés, des chocs climatiques répétés. Comme le rappelle Parlar Dal, cela crée une forme de biais structurel : le risque tel que le conçoivent les pays du Nord devient la mesure de tout, et celui du Sud s'efface, comme si on pouvait se permettre de ne pas le voir. Le FSB illustre bien ce décalage. Officiellement, le cercle s'est élargi ; en pratique, les mêmes institutions occidentales continuent d'orienter la discussion. Les grands groupes de travail restent dominés par des réseaux anciens, forgés dans des traditions techniques très homogènes. Ceux qui viennent d'économies émergentes doivent souvent adopter cette manière de penser pour être écoutés. Ils finissent, malgré eux, par entrer dans une logique qui laisse peu de place à des visions différentes. Le G20, coincé entre ambition politique et faiblesse institutionnelle, se retrouve alors dans une position étrange. Il affirme vouloir une régulation plus ouverte, mais il entérine la plupart du temps des cadres définis ailleurs. Slaughter a raison : beaucoup de ce que le G20 projette comme légitimité repose sur des mots, davantage que sur un véritable déplacement du pouvoir normatif. Les émergents sont présents, mais leur présence n'altère pas vraiment la structure profonde des décisions. En réalité, derrière ces débats techniques, il y a deux façons opposées d'imaginer la finance. Pour les pays riches, il s'agit d'un système à contenir. Pour beaucoup d'économies émergentes, c'est un outil fragile, exposé aux chocs extérieurs, et indispensable à leurs trajectoires de développement. Le G20 pourrait être l'endroit où ces deux lectures dialoguent vraiment. Pour l'instant, il reste un espace où l'on participe, mais où l'on ne réécrit pas. Et c'est cette frustration, silencieuse mais réelle, qui pousse certains émergents à construire d'autres institutions, parce qu'ils ne trouvent pas dans les enceintes classiques la place nécessaire pour défendre leurs propres priorités. V. Légitimité politique et bataille des récits : le G20 face à ses contradictions profondes Dès que l'on tente de comprendre ce qui fonde la légitimité du G20, on se heurte à une idée bien ancrée : celle qui voudrait que la présence des grandes économies suffise, par elle-même, à conférer de l'autorité à ce forum. Cette vision est trompeuse. Slaughter l'a souvent rappelé : une institution ne tient pas seulement par le poids de ceux qui la composent, mais par l'histoire qu'elle parvient à raconter, par la cohérence qu'elle imprime à un monde traversé de tensions et d'attentes contradictoires. Et c'est justement là que le G20 trébuche. Il fonctionne, oui ; il discute, il coordonne parfois. Mais il ne raconte rien. Il n'a jamais formulé un récit qui dépasse la gestion technique des crises, jamais proposé une vision susceptible de rassembler ou de projeter. Sa naissance improvisée, son absence de socle juridique, son caractère presque éphémère d'une présidence à l'autre l'empêchent d'apparaître comme autre chose qu'un lieu de passage. Il accueille des puissances très différentes, mais ces voix ne se transforment pas en horizon commun. Ce décalage entre le rôle qu'il voudrait assumer et la réalité de ce qu'il peut accomplir alimente un malaise diffus. Postel-Vinay l'a montré : le G20 prétend représenter la diversité du monde, mais il ne répond devant personne. Il veut orienter la gouvernance globale, mais ne possède aucun instrument contraignant. Il se présente comme un espace de dialogue, mais les rivalités profondes Washington et Pékin, Bruxelles et certaines économies émergentes traversent toutes ses réunions. On se retrouve alors avec un forum qui parle au nom du monde sans disposer des moyens politiques ou institutionnels permettant de soutenir cette prétention. De là naît cette instabilité dont parle Slaughter : une inquiétude récurrente, presque un défaut de respiration, où chaque sommet doit, en quelque sorte, prouver qu'il mérite encore d'exister. Cette fragilité est devenue nettement plus visible pendant les années Trump. Luckhurst décrit très bien le choc qu'a représenté, au sein du G20, l'arrivée d'une diplomatie américaine qui ne croyait plus dans la coopération multilatérale. Le retrait de Washington sur le climat, les bras de fer commerciaux, la contestation ouverte des organisations internationales ont eu un effet domino. Le G20 a soudain découvert qu'un de ses membres centraux pouvait décider, sans prévenir, de ne plus jouer le rôle attendu de lui. Jusqu'alors, un accord tacite existait : malgré les divergences, les grandes puissances partageaient un minimum de vision commune. Cette base a disparu. Les réunions se sont transformées en exercices de communication, où l'on cherchait surtout à éviter l'effondrement symbolique du format. On publiait des déclarations prudentes, des compromis qui ne changeaient rien, simplement pour maintenir l'illusion d'un front uni. Ce qui frappe, quand on regarde ce qui s'est passé après la parenthèse Trump, c'est que le trouble ne s'est pas évaporé. Washington n'a pas retrouvé cette voix qui, jadis, donnait une direction claire au multilatéralisme. L'Europe, empêtrée dans ses divisions internes, parle sans vraiment être entendue. Pékin suit un autre chemin : sa manière de penser la légitimité passe moins par des principes universels que par la preuve concrète de ce qu'elle peut accomplir. Quant aux économies émergentes, elles avancent souvent à pas mesurés, entre affirmation et retenue. On se retrouve alors avec un G20 qui n'est plus structuré autour d'une histoire dominante, mais traversé par plusieurs récits qui ne se rejoignent pas vraiment. Kirton et Kokotsis poussent l'analyse plus loin : le problème n'est pas seulement ce que le monde perçoit du G20, c'est aussi ce que le G20 ne parvient plus à être pour lui-même. Les alliances y sont mouvantes, changeantes selon les sujets. Le bloc émergent n'agit pas toujours de concert. Les pays du Nord ne défendent plus une ligne unique. Chacun arrive avec sa propre manière de voir ce que devrait être l'ordre international, mais cette diversité ne débouche pas sur une synthèse. Elle reste juxtaposée. Pour certains Européens, le G20 doit prolonger le multilatéralisme libéral ; pour les États-Unis, c'est surtout un outil souple, sans contrainte ; pour la Chine, un espace où légitimer certaines réformes ; pour beaucoup d'émergents, une scène où exprimer des frustrations sans toujours pouvoir les convertir en règles. Cette fragmentation produit une fragilité plus profonde : lorsque l'institution ne parvient plus à dire ce qu'elle représente, elle peine à orienter quoi que ce soit. Les crises passent, les déclarations s'empilent, mais l'ensemble manque d'axe. La « bataille des récits » devient alors centrale : chaque puissance essaie d'utiliser le forum pour donner du sens à sa propre trajectoire, sans que cela ne débouche sur une vision commune. Le G20 devient un lieu où différentes ambitions se croisent, mais sans se transformer en action collective. Ce manque d'histoire partagée a des effets très concrets : il ralentit la capacité du forum à anticiper, à cadrer les discussions, à donner une direction aux institutions internationales. Le G20 aurait pu devenir une pièce maîtresse de la gouvernance mondiale ; il se retrouve suspendu entre l'idée d'un directoire et l'incapacité à en assumer les implications. C'est cette ambiguïté-là qui pèse aujourd'hui, à l'approche de la présidence sud-africaine : une présidence qui devra tenter de réinsuffler du sens à un format devenu le reflet des contradictions d'un monde fragmenté. VI. Le G20 2025 en Afrique du Sud : un sommet charnière dans un monde fragmenté Quand Pretoria se prépare à recevoir le G20 en 2025, elle n'accueille pas seulement un grand rendez-vous diplomatique. Elle se retrouve face à une scène mondiale qui tremble, où plus rien ne s'organise selon les repères familiers de la fin du siècle dernier. Tout bouge en même temps : la place des puissances, l'autorité de ceux qui écrivent les règles, la façon même dont on juge la légitimité des institutions. Ce sommet ressemble moins à une célébration qu'à un passage à l'épreuve. On ne vient pas y chercher une simple liste de décisions ; on y prend la mesure de l'état réel du monde. Les travaux de Kirton, Parlar Dal, Luckhurst ou Postel-Vinay l'ont bien montré : un sommet du G20 n'est jamais seulement une négociation technique. C'est un miroir. Et parfois, ce miroir renvoie une image fissurée. La position sud-africaine est particulière, presque inconfortable. Elle incarne, malgré elle, la voix d'un continent que les grandes enceintes multilatérales écoutent encore trop distraitement. En même temps, sa place au sein des BRICS lui donne une portée que peu d'acteurs africains possèdent, une sorte d'autorité contradictoire : parler pour ceux qui n'ont pas de siège autour de la table, tout en sachant qu'elle n'est pas mandatée pour les représenter tous. Elle est seule à occuper ce fauteuil africain dans le G20, ce qui lui donne une visibilité immense mais une responsabilité lourde, peut-être même impossible. Et cette double insertion dans le club des vingt et dans l'univers plus mouvant des BRICS+ l'oblige à un exercice d'équilibriste permanent entre attentes africaines et pressions géopolitiques. Le moment où se tiendra la réunion n'a rien d'apaisé. L'économie mondiale avance dans une sorte de semi-brouillard : inflation tenace dans certaines régions, essoufflement de la croissance chinoise, politiques monétaires étouffantes, endettement insoutenable pour beaucoup de pays du Sud, chaînes de valeur qui se rétractent, transition énergétique hésitante, rivalités technologiques, militarisation rampante des interdépendances, intensification des chocs climatiques. Dans ce paysage, les pays africains encaissent les coups avant les autres, et ils reçoivent l'aide en dernier. La question de la dette est emblématique. Les dispositifs internationaux patinent, et cette paralysie est largement documentée par Henning et Walter : trop d'acteurs différents, trop d'intérêts irréconciliables, trop de règles qui ne s'accordent plus. Le fameux Common Framework du G20 devait simplifier les restructurations ; il se heurte à une réalité où plus personne n'a vraiment le pouvoir d'imposer une coordination. Pretoria se trouve donc face à une équation presque ingérable : comment redonner du souffle à un mécanisme que beaucoup jugent déjà dépassé ? La question climatique ajoute une tension supplémentaire. Ce n'est pas nouveau : depuis des années, les pays du Sud répètent que les grandes puissances n'ont jamais vraiment tenu leurs promesses en matière de financement vert. Besada, Cooper et Lisk le soulignent bien : les annonces du G20 sont souvent ambitieuses, mais l'argent arrive lentement, parfois pas du tout. Pour l'Afrique du Sud, qui accueillera la réunion de 2025, cette réalité n'a rien d'abstrait. La crise climatique frappe son continent de plein fouet : sécheresses longues, insécurité alimentaire, érosion des terres, déplacements de population. Elle sait que les pays africains ne peuvent pas se permettre une transition copiée sur celle de l'Europe ou de l'Amérique du Nord. Ils ont besoin d'un cheminement qui leur corresponde, qui prenne en compte leurs ressources, leurs contraintes, leur droit à un développement industriel encore inachevé. Le sommet va donc se retrouver face à un dilemme que personne n'a vraiment résolu : comment parler de justice climatique quand les financements restent incertains et que les priorités de développement ne sont pas négociables ? À cela s'ajoute un terrain plus discret, mais tout aussi décisif : celui des récits. Le G20 à Pretoria se déroulera dans un monde où la carte des influences se redessine. Les BRICS+ prennent de l'ampleur, l'Occident cherche encore comment se réinventer, et des puissances moyennes tentent d'élargir leur marge d'autonomie. Le fait que le sommet se tienne en Afrique crée une situation inédite : pour la première fois, le continent devient un point d'ancrage stratégique assumé. Cela ouvre la possibilité d'une narration différente, où l'Afrique n'est plus seulement un espace de besoins et d'urgences, mais un acteur à part entière, capable de formuler ses propres propositions institutionnelles. On ne peut pourtant pas ignorer le poids des attentes qui l'accompagne. Pretoria devra éviter que ce sommet ne se transforme en un rassemblement de plus, noyé dans des déclarations qui ne débouchent sur rien. Elle devra composer avec les tensions sino-américaines, les hésitations européennes, les revendications des émergents, tout en gardant la confiance des pays africains qui espèrent une présidence capable de porter enfin certaines priorités. Il faudra choisir, trancher, éviter la dispersion. Et surtout, il faudra remettre de la crédibilité là où elle s'est perdue : la dette, les financements climatiques, la réforme du FMI, la souveraineté énergétique et technologique. En somme, ce sommet dépasse largement l'enjeu diplomatique. Il peut devenir un moment charnière. S'il parvient à inscrire durablement des perspectives africaines dans l'agenda mondial, il pourra donner au G20 une nouvelle respiration. Mais s'il échoue s'il ne produit que des formules prudentes et des promesses sans lendemain il risque de confirmer une impression déjà bien installée : le G20 flotte au-dessus du monde réel, incapable de peser dans les transformations en cours. Conclusion : un forum en suspens, un monde en transition, une voix africaine en devenir Lorsqu'on cesse de regarder le G20 comme une organisation parmi d'autres et qu'on l'observe comme un signe de notre époque, on voit surtout un objet en suspens. Il n'est ni la clef de voûte de la gouvernance mondiale, ni un simple décor. Il occupe une place floue, entre centre et périphérie, comme ces structures qui continuent d'exister parce qu'aucune autre ne parvient à les remplacer. S'il dure, c'est moins parce qu'il fonctionne bien que parce qu'il reste l'un des rares lieux où des puissances qui se défient encore acceptent de se parler sans rompre complètement. Les travaux de Hajnal, Postel-Vinay, Slaughter, Parlar Dal, Kirton, Luckhurst, Henning, Walter convergent sur un point : le G20 n'est pas le produit d'un projet politique cohérent, mais d'une succession de réponses improvisées à des crises. Il se montre utile lorsqu'il faut réagir vite ; il se désarme dès qu'on lui demande de produire une vision. Les pays émergents y ont un siège, mais pas encore le pouvoir de remodeler les règles. Le Sud y parle, mais souvent à travers des cadres pensés ailleurs. Malgré cela, on ne peut pas le balayer d'un revers de main. Il reste un de ces rares espaces où les contradictions du système international peuvent être mises sur la table sans éclater au grand jour. Il ne fournit pas de solution, mais il offre encore un cadre minimal pour poser les questions. C'est dans ce contexte que la présidence sud-africaine prend tout son sens. Ce n'est pas qu'un symbole. Pour la première fois, un pays africain préside ce forum au moment même où les lignes de fracture deviennent impossibles à masquer. C'est une occasion de déplacer le regard : ne plus penser le Sud global seulement comme un lieu de vulnérabilités, mais comme un espace de pensée et de propositions. À condition que la voix africaine ne soit pas cantonnée à l'ornement, qu'elle puisse formuler des demandes précises et refuser que la reconnaissance symbolique se substitue à un véritable partage du pouvoir. Il ne faut pas pour autant se raconter d'histoire : Pretoria ne maîtrisera pas les grandes forces qui travaillent le G20. Rivalité sino-américaine, fatigue du multilatéralisme, fragmentation financière, montée des institutions alternatives... la présidence devra composer avec ces contraintes. Sa marge de manœuvre sera étroite, mais ce sont souvent ces interstices qui permettent de petites ruptures : des coalitions nouvelles, des formulations différentes, des priorités qui s'installent dans les textes et finissent, à terme, par compter. Le sommet de 2025 jouera donc un rôle de révélateur. Il dira jusqu'où les États sont encore capables de faire quelque chose ensemble. Il montrera aussi si le Sud global peut transformer un poids économique désormais incontournable en influence normative réelle. S'il ne débouche que sur des déclarations creuses, beaucoup y verront la confirmation que le G20 s'est dilué, trop large et trop fragmenté pour peser. S'il ouvre, même modestement, des brèches sur la dette, le climat, la réforme des institutions financières, on pourra y lire la preuve que la gouvernance mondiale n'est pas entièrement condamnée à l'impuissance. Au fond, la question décisive est simple : le G20 peut-il devenir un lieu où la parole africaine ne sert plus seulement à montrer que le monde est «représenté», mais participe vraiment à la redéfinition des équilibres globaux ? Si ce forum doit retrouver un sens, il viendra sans doute de là : d'un déplacement du regard, depuis Johannesburg ou Pretoria, qui accepte enfin que ceux qui étaient hier relégués en marge contribuent à écrire la suite de l'histoire institutionnelle du monde. *Ancien président du Conseil National Économique, Social et Environnemental (CNESE)-Algérie | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||