|
Société :
L'intelligence artificielle - Entre promesse et péril: Pourquoi l'Algérie ne peut plus se permettre une décennie technologique perdue
par Laâla Bechetoula L'intelligence artificielle
(IA) n'est plus un simple champ technologique, mais une révolution cognitive et
économique dont les répercussions s'étendent à tous les domaines de la vie
humaine. Si le monde s'y adapte à un rythme vertigineux, l'Algérie reste à la
traîne, hésitante, observatrice.
Une revue propose une lecture à la fois scientifique, économique et humaniste du tournant numérique mondial, tout en interrogeant les causes profondes du retard national et les moyens concrets de le combler. Le 30 novembre 2022 marque une date symbolique dans l'histoire de l'humanité connectée : l'apparition de ChatGPT, premier agent conversationnel à franchir le seuil de l'intelligence générative accessible au grand public. En cinq jours, un million d'utilisateurs. En deux mois, cent millions. Une révolution silencieuse venait d'ébranler les fondements du savoir, de la création et du travail humain. Depuis, le monde s'est réorganisé autour de l'intelligence artificielle : gouvernements, entreprises, universités, jusqu'aux foyers les plus ordinaires. L'IA écrit, traduit, soigne, prévoit, crée. Elle redéfinit ce que signifie « penser » et « produire ». Et pendant que la planète accélère, l'Algérie demeure engluée dans les lenteurs d'un système administratif et technologique anachronique. Nous vivons une mutation anthropologique majeure. L'IA ne se contente plus d'exécuter ; elle apprend, analyse, et désormais crée. Des modèles comme GPT-5, AlphaFold ou Sora réinventent la recherche, la médecine, la logistique et même l'art. Les marchés mondiaux de l'IA dépasseront 1 800 milliards de dollars d'ici 2030. Mais derrière ces chiffres, c'est un bouleversement philosophique qui s'opère : l'humanité externalise sa pensée, délègue son intuition, partage son intelligence avec des machines. Sam Altman, fondateur d'OpenAI, l'a résumé ainsi : « Notre modèle le plus récent me semble plus intelligent que moi dans presque tous les domaines, et pourtant, ma vie n'a pas radicalement changé. » Cette phrase illustre la fracture : l'IA avance plus vite que notre capacité à en comprendre les implications. L'Algérie ne manque pas de talents, mais d'écosystèmes. Ses enfants façonnent la révolution mondiale, souvent loin de chez eux : Ahmed Dabbagh forme les dirigeants du Golfe à la gouvernance de l'IA depuis Abou Dhabi ; Riyadh Baghdadi, formé au MIT, enseigne les systèmes intelligents à NYU ; Fouad Bousetouane, originaire d'Annaba, dirige les recherches en vision artificielle à Chicago ; Mourad Bouache conçoit des IA en dialecte algérien depuis la Silicon Valley ; et Belgacem Haba, avec plus de 1 500 brevets, alimente la microélectronique mondiale depuis la Californie. Ces trajectoires ne sont pas des exceptions, mais des symptômes. L'intelligence existe ; c'est l'environnement qui manque. Nous formons les génies du monde, mais nous les laissons s'épanouir ailleurs. Non pas par choix, mais par nécessité. 1. **Infrastructures numériques insuffisantes** : la vitesse moyenne de connexion (40 à 60 Mbps) reste trois fois inférieure à celle des pays avancés. Sans bande passante et sans centres de données, aucune stratégie d'IA ne peut s'épanouir. 2. **Fuite des cerveaux** : des milliers d'ingénieurs quittent chaque année le pays, privant la nation de milliards de dollars en capital intellectuel. L'Afrique perd environ deux milliards de dollars par an à cause de ce phénomène, dont une part significative revient à l'Algérie. 3. **Lenteur bureaucratique et inertie institutionnelle** : la paperasse étouffe l'idée, la hiérarchie tue l'initiative. Le numérique avance au rythme du tampon, et non de l'innovation. 4. **Culture technologique fragmentée** : entre fascination naïve et peur irrationnelle, la société algérienne reste divisée. L'absence d'une éducation numérique nationale alimente la confusion et retarde l'action collective. Le danger n'est pas seulement économique, il est identitaire. La plupart des modèles d'IA sont entraînés sur des données occidentales. Lorsqu'ils parlent de nous, ils le font avec le langage des autres. Notre mémoire, nos récits, nos nuances deviennent des variables d'apprentissage étrangères. Sans IA locale, sans données locales, nous risquons de devenir de simples consommateurs de représentations qui ne nous ressemblent pas. Le risque est clair : perdre notre souveraineté cognitive, c'est perdre la maîtrise de notre histoire, de notre langage et de notre futur. Indice de préparation à l'IA : 35,99/100 (contre plus de 75 dans les économies avancées). Vitesse Internet : trois fois plus lente. Part du numérique dans le PIB : 4 %, contre 14 % dans les pays industrialisés. Salaire moyen d'un ingénieur en IA : 400 dollars/mois, contre 2 000 à 5 000 dollars ailleurs. Le marché algérien de l'intelligence artificielle atteindra 1,7 milliard de dollars à l'horizon 2030, mais sans stratégie nationale, cette valeur bénéficiera à des acteurs étrangers, non à nos créateurs. 1. Former 100 000 jeunes aux technologies de l'IA d'ici 2027, à travers des formations hybrides et accessibles. 2. Transformer la conscription en service technologique national, moitié formation, moitié innovation publique. 3. Créer un Fonds Souverain de l'IA de 500 millions de dollars pour financer infrastructures et startups. 4. Mettre en place des Zones Libres de l'IA à Alger, Oran et Constantine. 5. Lancer un programme de retour des compétences de la diaspora. 6. Rendre obligatoire un module d'initiation à l'IA dans toutes les universités. 7. Nouer des partenariats stratégiques avec l'Inde, Singapour et les Émirats. 8. Réguler intelligemment : protéger sans bloquer. Le véritable défi n'est pas technique mais humain. L'IA ne remplace pas l'homme, elle l'oblige à se redéfinir. Elle nous pousse à interroger la valeur du travail, la dignité du savoir, et le sens même du progrès. L'avenir appartiendra non pas à ceux qui possèdent les machines, mais à ceux qui savent les comprendre et les orienter. La révolution du XXIe siècle ne sera pas énergétique, mais cognitive. Chaque jour de retard creuse un fossé qui ne se comble pas en discours. Pour l'Algérie, l'heure n'est plus à la réflexion hésitante mais à la décision courageuse. Investir dans l'intelligence, c'est investir dans la souveraineté. Retarder, c'est renoncer. Face à l'IA, nous avons encore le choix : être spectateurs ou bâtisseurs, consommateurs ou créateurs, colonie numérique ou nation souveraine. Mais le compte à rebours a commencé. Et contrairement aux machines, nous n'aurons pas de seconde chance. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||