Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

égale supériorité: Penser le monde hors de la logique dichotomique

par Arezki Derguini

Nous sommes devant un impératif. La civilisation thermo-industrielle arrive à son terme, le monde se trouve dans l'impasse. Pour en sortir, il faut penser le monde dans son langage, autrement dit, avec ses catégories, sujet/objet, nature/société, capital/travail, mais hors de la logique dichotomique dans laquelle il ne peut plus se penser. Osons dire pour aller vite, que la philosophie n'est plus grecque, elle est sagesse chinoise et autre.

Commençons par le rapport du travail et du capital et son anthropomorphisme. La production sous l'égide du capital financier conduit les humains à leur perte. Les élites/classes moyennes supérieures s'attachent aux banques et se détachent des travailleurs. La finance capitaliste transforme tout ce qu'elle touche en capital financier, elle s'approprie et concentre le capital physique, elle exproprie les producteurs de leur savoir, concentre le capital humain, détruit capital naturel et capital social. Elle engendre catastrophes sociales et naturelles. Elle détruit les conditions de reproduction du travail accumulé. C'est un retour du capital financier au sein des différentes formes de capitaux, à leur service, c'est une réappropriation du travail mort par le travail vivant (humain et non humain) qu'il faut envisager. C'est d'une logique dichotomique qui sépare les choses et échoue à les rassembler comme ils conviendraient, parce qu'elle a établi le sujet humain comme fondement, dont il faut se défaire.

Dans la production humaine, le sujet et l'objet, le rationnel et le réel, la théorie et la pratique se différencient, se séparent et s'opposent, mais reviennent l'un dans l'autre et finissent par se recouvrir. D'où son succès. Mais dans la production non humaine de la production humaine, il n'en va pas de même. La production humaine, bien qu'animée par un idéal de suffisance, ne se suffit pas, une production naturelle est de plus en plus sa condition. Elle ne produit pas son énergie, ses matières premières qu'elle aspire à exploiter sans limites. Hier c'était le travail humain qui se révoltait contre son exploitation, aujourd'hui c'est la nature. Le travail est devenu savoir et l'énergie non humaine, la nature se fait intensément exploitée et devient de plus en plus révoltée.

Sortie du laboratoire où elle a été confinée, de l'usine où elle a été fabriquée, la production industrielle continue sa vie en plein air et passe le test des milieux sociaux et naturels. Car en instaurant un intérieur et un extérieur, le laboratoire doit trouver sa place dans un autre ouvert, tout comme la production qu'il inspire dans une autre production, dont ils se sont séparés et où se mêlent librement humains et non-humains[1]. Le processus de production humain est compris dans un processus non humain de production plus large. Les humains ont domestiqué le feu, l'eau et le vent, se sont rendus maîtres de ces « éléments », mais pas de leur processus de production. Les effets négatifs finissent par l'emporter sur les effets positifs et la production ne peut se poursuivre sur ses anciens rythmes. Avec la séparation de l'industrie de la nature, avec une incorporation de la nature dans l'industrie, son industrialisation sans naturalisation de l'industrie dans la nature, la production humaine s'est mise à détruire ses conditions de production, les conditions de reproduction de la nature.

Processus de subjectivation et d'objectivation

Discontinuité du processus de production de production, du sujet subjectivé et de l'activité objectivée. Dans les sciences sociales et humaines de la conception naturaliste (Descola) qui séparent le sujet et l'objet, la théorie et la pratique, le sujet se sépare de l'objet, mais ne peut pas se le réapproprier, le rationnel ne peut être qu'une image du réel, la théorie ne subsume pas la pratique et la pratique ne subsume pas le réel. Ainsi en politique, il y a le projet qui fait le pont entre théorie et pratique, plus exactement, qui doit faire passer la théorie dans la pratique, l'idéel, l'idéal dans le réel. On projette un programme qui exprime les objectifs de la volonté d'un sujet politique, d'un idéal social. Le réel et l'idéel ne sont pas au départ l'un dans l'autre, ils doivent l'être au bout du compte, mais ne le sont qu'approximativement. Le sujet humain a oublié Dieu, mais pas sa position transcendante, espérant faire de sa volonté transcendante l'immanence du cours des choses. Sa transcendance ne s'est pas fait immanence, ce à quoi le poussait sa volonté de puissance et de domination. Le subjectif ne s'objective pas comme il se représente (comme il projette), mais comme il réussit à s'objectiver dans le cours des choses (comme il peut entrer dans le réel). La puissance n'est pas Toute-puissance. Il a oublié qu'au départ le subjectif comme état ou trait (sujet, agent) est le résultat d'un processus de subjectivation qui excède le sujet. Le sujet est produit, pas producteur de ses conditions de production. Il a mal pensé son ex-istence au monde, il ignore comment immergé il en émerge, comment émergent il y replonge. Il ignore la production de sa production en tant que sujet et producteur, il ne sait pas comment il est produit ni ce que sa production affecte au-delà de la fin qu'il lui a fixée. Il ne se focalisait que sur sa production matérielle, ses objectivations et non la production de la production qui le produit et qu'il contribue à produire. Tout est production, mais la production n'est jamais simplement production humaine, au départ et à la fin. La dichotomie du statique et du dynamique qui est supposée au départ entre les deux processus de production humaine et de production de la production humaine ne se résorbe pas à la fin ; comment les deux processus viennent dans le cours des choses, se complètent et se différencient, n'est pas pris en compte.

Processus de subjectivation et d'objectivation du Sud global. Bertrand Badie, professeur français de relations internationales d'origine iranienne, faisant face à des contradicteurs, décrivait le Sud global non pas du point de vue de ses conditions objectives, mais du point de vue de ses conditions subjectives. En Occident, on va répétant qu'il faut se méfier d'une telle notion. Subjective, elle serait sans consistance parce que sans mesure objective entre les pays de cet ensemble. D'un autre côté, Bertrand Badie et d'autres soutiennent que le Sud global partage des conditions subjectives communes au-delà de la comparaison de leurs conditions objectives statiques, au-delà de conditions objectives et subjectives séparées, ils partagent une même dynamique qui tend à les réunir. Le Vietnam et l'Algérie n'auraient pas conquis leur indépendance s'ils n'avaient tenu compte que de leurs conditions objectives. Pour l'Occident, en fait, il s'agit de diviser subjectivement le reste du monde en le rabattant sur ses conditions objectives (« vous n'êtes que cela »), il s'agit d'enrayer le processus d'objectivation de la nouvelle subjectivité politique, le processus de transformation d'un désir d'indépendance en indépendance réelle, une dynamique porteuse d'une nouvelle objectivation et subjectivation du monde. Il s'agit en fait pour Lui de ne pas s'arrêter à ce qui le sépare vraiment au Sud global, l'asymétrie insupportable, de ne pas voir que le passé n'est pas passé, que le Sud global n'est un pas un reste de l'Ouest autour duquel il continuerait de graviter, mais un passé duquel il surgit, veut se défaire et auquel l'Ouest reste attaché. Ce sont des sentiments que porte un passé qui continue de vivre dans le présent, des émotions qui continuent de pousser à l'action. Pour ce Sud global, il s'agit non pas de vouloir s'unir objectivement, comme voudrait le faire croire la rhétorique occidentale, pour le condamner ensuite à l'échec, mais plus simplement de retrouver une unité du subjectif et de l'objectif, des conditions d'existence moins tendues, de se soustraire à une vieille asymétrie, non pas en projetant des plans d'union, mais en saisissant les opportunités pour reconfigurer les rapports de forces dans le cours des choses en transformation, loin de toute logique dichotomique. La décolonisation a mis un terme à l'occupation militaire, mais pas à la supériorité économique et militaire de l'Ouest, pas à l'asymétrie du Sud et de l'Ouest. La justice humaine est toujours celle des vainqueurs, le progrès humain n'est toujours que le sens que prend l'histoire. Conditions objectives et conditions subjectives ne peuvent divorcer indéfiniment, leur dialectique dynamise le cours des choses. Il faut en tirer les conséquences. Le capitalisme qui transforme continuellement le travail vivant en travail mort, le capital en capital financier, le bien commun en propriété privée exclusive, est condamné au progrès technologique. Celui-ci allant désormais sans progrès social, comment les sociétés vont-elles se protéger du progrès technologique et du marché des riches ? L'épreuve des sociétés résilientes au Nord comme au Sud est ouverte.

Sentiment d'égale supériorité ou d'indépendance.

Les sentiments et les émotions que partage le Sud global sont dirigés contre l'état dans lequel ses sociétés vivent, contre les processus de concentration de la production mondiale, contre l'écartèlement de l'humanité en populations possédantes, utiles, et populations dépossédées, inutiles, contre un état de continuelle infériorité dans lequel il ne veut pas être enfermé. Ils sont dirigés contre, mais poussés par un sentiment d'égale dignité croissant. Il faut distinguer entre les feux follets que sont les simples désirs de revanche, de rivalité mimétique, et les sentiments de supériorité et d'égale supériorité sur lequel repose celui d'indépendance. Des sociétés se souviennent qu'elles n'ont pas toujours vécu dans un tel état d'infériorité, de dépendance. Sans sentiment de supériorité ou d'égale supériorité, l'esprit de revanche s'égare et se tourne en rivalité mimétique (René Girard).

Bref, et c'est là notre sujet, comment un sentiment de supériorité et d'indépendance se transforme de conditions subjectives en puissances réelles et qu'en retour les puissances objectives nourrissent un sentiment de puissance. Autrement dit, comment le subjectif s'objectivise et l'objectif se subjectivise pour faire corps dans le cours des choses ? Car un sentiment de supériorité ne se transforme en puissance objective que si en retour celle-ci se transforme en puissance subjective. Si les sentiments de supériorité et d'indépendance ne sont pas confortés par une puissance objective, ils s'étiolent et se dégradent en sentiment de revanche, en ressentiment.

L'Occident a longtemps entretenu son sentiment de supériorité par une puissance objective. Mais la puissance économique commençant à lui faire défaut, la puissance technologique menaçant de n'être plus de son monopole, il peut encore agiter sa puissance militaire pour nourrir son sentiment de supériorité. Pour se prouver à lui-même sa supériorité, il arme pour faire aller à la guerre, constatant qu'il n'en gagne plus lui-même. Il croit gagner du temps par les dommages qu'il cause et fait peu de cas des désirs de vengeance de ceux qui les subissent. Il ne veut pas encore d'une paix qui lui ferait admettre la fin de sa supériorité et ses causes, il ne veut pas encore admettre ses crimes. Pour les sociétés guerrières d'Occident, et donc le monde qu'elles entraînent avec elles, la politique reste ce qu'elle a toujours été, un moyen de continuer la guerre, ce ne seront probablement pas elles qui feront de la politique un moyen de faire la paix, ce ne sont probablement pas elles qui empêcheront la civilisation thermo-industrielle d'enchainer les catastrophes.

Le monde ne peut plus être dominé.

La supériorité occidentale étant contestée, peut-on croire qu'une autre supériorité, une autre domination, se substituera à l'ancienne ? C'est ce que des élites occidentales veulent faire croire à leur opinion et au monde au travers de la notion de rival systémique. C'est nous ou eux. Comme si l'on se disputait la même chose, le monde comme une chose, la même place, qu'un seul pouvait posséder. Elles voudraient soumettre le monde à la rivalité de l'Occident et de la Chine, mais le Sud global et la Chine elle-même ne s'y laissent pas prendre. La guerre veut prendre la place de la compétition que l'Occident maintenant refuse. Ce que cette rhétorique met en balance réellement auprès de son opinion, c'est le pouvoir d'achat occidental sur la production mondiale. Pouvoir d'achat doublement menacé par la crise de la civilisation thermo-industrielle et par la nouvelle compétition internationale. Les consommateurs occidentaux doivent choisir : renoncer aux économies d'échelle du marché chinois, subir des producteurs de matières premières de moins en moins dépendants ou renoncer à la supériorité occidentale, à un moment de renchérissement des couts mondiaux de production. La montée du nationalisme dans les sociétés de tradition libérale est le résultat de la tendance à un renversement de la situation stratégique globale.

Pour autant, la soustraction à la domination occidentale ne conduira pas à une autre hégémonie, fût-elle chinoise. Pour une double raison. Une première raison subjective, de l'ordre de la production du sujet historique. C'est le sentiment de supériorité qui pourrait être partagé, le monde ne peut plus être dominé. Pourrait prendre la place du sentiment de supériorité occidentale le sentiment d'une égale supériorité que porte le sentiment d'indépendance : nous sommes également supérieurs, nous sommes puissants de nos valeurs respectives, de ce à quoi nous sommes attachés respectivement, de ce qui nous renforce. Le Nord et le Sud ne partageront pas les valeurs abstraites du Nord, le mode de vie occidental ne peut pas s'universaliser : elles ont corrompu les élites du Sud, les conditions objectives du Sud n'ont pas convergé avec celles du Nord, les masses du Sud n'ont pas partagé les conditions objectives que ces valeurs promettaient, leurs conditions subjectives dérivent, les croyances qu'elles ont adoptées les trahissent.

Sous hégémonie occidentale, les élites du Sud se devaient de partager les valeurs du Nord pour les comprendre, comprendre ce qui faisait la supériorité du Nord, entrer dans le monde occidental, mais certain y a perdu le sentiment d'indépendance, elles ont préféré le confort de leur nouvelle situation de dépendance. Au départ de la décolonisation, les masses du Sud éblouies par la modernité, séduites par le nouveau pouvoir d'achat issu de la récupération de leurs richesses naturelles, s'y sont laissé prendre. Mais, n'ayant pu y trouver place durable, elles finissent par s'en vouloir d'avoir été dupes. Les valeurs qu'elles ont adoptées les trahissent.

Les sociétés postcoloniales entrent désormais en dissidence, d'abord contre elles-mêmes et leurs élites. Elles avaient voulu faire partie du système des nations, elles ont investi les cadres du système westphalien, le sentiment d'égalité se répandant dans le monde à la faveur de la décolonisation. Ces cadres ne leur font pas la place promise. Elles ont désormais besoin de retrouver le sentiment d'une égale supériorité qui les animait dans leur combat anticolonial pour sortir de leur dissidence interne : nous sommes supérieurs à vous, en ce sens que nos valeurs tiennent mieux, marchent mieux, répondent mieux à nos besoins que les vôtres. Nous savons régler nos affaires autrement que vous ne le faites avec les vôtres. Nos valeurs sont chez nous supérieures aux vôtres, elles améliorent notre état général, alors que les vôtres n'accordent qu'une fausse égale supériorité à une minorité. Ses individus ne participent pas de votre supériorité, ce sont vos auxiliaires[2]. Parce que nos valeurs doivent s'accorder avec nos conditions, les polariser et les améliorer, changer avec elles, comme les vôtres le font chez vous. Vos valeurs ne sont pas universelles, semées chez nous, elles nous désarticulent ; en fait, elles ne peuvent s'abstraire d'un contexte qu'elles portent avec elles ; elles le transposent sur le contexte qui les accueille, qu'elles atomisent au lieu de le renforcer après avoir échoué de lui substituer leur propre contexte. Les valeurs sont historiquement et géographiquement produites, aucun système de valeurs ne peut prétendre devenir général, le monde ne peut être uniforme. Un système de valeurs général ne peut résulter que du commun de plusieurs systèmes particuliers, il ne peut leur être transcendant, il doit leur être immanent. Il circule entre les divers systèmes particuliers, les fait s'entretenir.

Pour l'heure, les sociétés postcoloniales ne produisent pas les valeurs dont elles auraient besoin, des valeurs qui fabriqueraient leur cohésion et les soutiendraient dans une existence décente et honorable. Pour l'heure, les élites rejoignent le contexte qu'elles avaient voulu importer, non par trahison, mais par conséquent, poussé par le cours des choses. Disjonction donc des élites et des masses. Comment plus tard, les sociétés postcoloniales pourront-elles s'attacher à ce qui vaut vraiment pour elles, comment pourront-elles se fier à leurs valeurs, quels exemples pourraient les incarner ? Cela dépend.

Valeurs, droits et intérêts.

À propos de l'universalité des droits humains, je pense qu'il faudrait en faire une lecture à la manière du sociologue français Gabriel Tarde, le théoricien des lois de l'imitation. Les idées irradient et prennent corps. Les droits de l'Homme, renommés droits humains, prennent corps dans leur patrie, mais pas en dehors. On a tort de reprocher à l'Occident son double standard quant à leur sujet. On ne peut être autrement. Ce qu'on lui reproche c'est son hypocrisie qui n'en est pas vraiment une. Car ce comportement n'est pas spécifique à ses relations internationales, mais à l'ensemble de ses pratiques : il ne dit pas ce qu'il fait, par exemple, il oppose nature (nécessité) et société (liberté) d'une main et multiplie les hybrides d'une autre (B. Latour). Il a la langue fourchue, disent les Indiens d'Amérique. Abstraitement, nous sommes tous humains, mais concrètement, on ne peut reprocher à quiconque de privilégier un proche sur un étranger, une personne dont on dépend et veut dépendre, d'une autre dont on ne dépend pas ou ne veut pas dépendre.

« Les droits sont des intérêts juridiquement protégés », « le droit n'est autre chose que l'intérêt qui se protège lui-même », « intérêt et droit sont en quelque sorte historiquement parallèles », sont des formules courantes dans la philosophie du droit[3]. Dans la patrie des droits de l'Homme, intérêts et droits s'alignent régulièrement, progressent ensemble. Des intérêts légitimes deviennent des droits consacrés. L'histoire en rend compte.

« Les notions de droit subjectif et d'intérêt ne se laissent ni opposer radicalement ni assimiler totalement, elles se situent sur une ligne continue qui mesure des différences de degré et non de nature. Se substitue une analyse gradualiste à un partage dichotomique … On a alors le continuum suivant : à une extrémité, les intérêts illicites frappés d'un jugement de condamnation ; à l'autre extrémité, les droits subjectifs, intérêts bénéficiant d'un jugement de consécration juridique. Entre ces deux pôles : les intérêts purs et simples, jugés indifférents à l'ordre juridique et les intérêts légitimes, fruits d'un jugement de reconnaissance juridique positive sans pour autant s'élever au rang des droits. … Ainsi dans un conflit opposant intérêts consacrés par le droit et intérêt reconnu légitime, mais non consacré par le droit, les premiers l'emporteront, sans que les titulaires des intérêts légitimes puissent opposer un véto aux titulaires des intérêts consacrés, ni même exiger une compensation pour la réduction de jouissance dont ils auraient éventuellement à souffrir.» [4]

Au plan international, un intérêt légitime selon une idéologie universelle n'est pas juridiquement consacré par un État de droit et une puissance publique. Les États, est-il dit, n'ont que des intérêts, il faut ajouter, intérêts que leur puissance consacre en droits. Le droit international ne peut être consacré que par une coalition de puissances internationales. L'intérêt légitime des Palestiniens de disposer d'un État n'est pas consacré par les puissances mondiales. La Cour de Justice internationale ne peut pas faire exécuter ses sentences. Dans le monde, nous avons donc des intérêts légitimés par le droit international qui sont consacrés par des puissances ici et qui ne le sont pas là. Tout le monde a les mêmes droits (idéologie des droits humains), mais le droit de tous n'est pas consacré par une puissance publique. En vérité, il n'y a qu'une intrication mondiale d'intérêts que les rapports de forces stabilisés consacrent en droits.

Ferrat Abbas était convaincu de la supériorité des valeurs occidentales parce qu'il croyait pouvoir mieux les incarner que ceux qui s'en proclamaient. Il croyait pouvoir montrer qu'il portait mieux les valeurs universelles que la métropole professait, qu'il était supérieur aux colonisateurs. Il croyait pouvoir défier les colonisateurs et la France sur leur propre terrain. Première confiance en soi, nécessaire, mais insuffisante, car elle ne pouvait pas connaitre le succès. La décolonisation s'effectua effectivement sur le terrain des droits humains, mais en ne s'appuyant pas entièrement sur ce terrain, mais sur certaines de ses valeurs (l'autodétermination) qui permettait de diviser le camp occidental ; pour unir les colonisés, il faudra s'appuyer sur des valeurs distinctes. Égaux, mais différents. Ferrat Abbas ne pouvait pas entrainer la société indigène dans ce challenge, par conséquent, en se déportant sur le terrain qui n'était pas celui de sa société, il la trahissait. Son expérience n'était pas moins nécessaire. Il ne voyait pas ou ne voulait pas voir que parmi ces valeurs, celle de l'intérêt individuel trônait en bonne place, que le droit n'est que l'intérêt objectivé, consacré et protégé par une société et sa puissance publique. Les sociétés balancent l'intérêt collectif et l'intérêt privé, de façon plus ou moins égalitaire, de sorte à stabiliser leurs rapports de forces, mais les États n'ont que des intérêts et la politique occidentale n'est que le moyen de continuer la guerre. La France a fait la guerre pour occuper l'Algérie, le sentiment d'indépendance a trouvé la force qui lui a permis de se libérer. Il s'est emparé des masses et a été couronné de succès. L'Algérie a trouvé la force dans le sentiment national qui l'a sortie du jeu tribal qui donnait la supériorité à la « tribu » française. Avec sa force étatique, la « tribu » française s'est insérée dans le jeu tribal qu'elle a déstabilisé puis retourné contre les tribus. Comme les moudjahidines, hier, pour sortir de la dépendance aux matières premières, pour s'industrialiser, il faudrait aujourd'hui changer d'échelle. Et l'émigration a été le dynamiteur. Car, l'organisation postcoloniale du monde permet encore aux anciennes puissances coloniales de se jouer des sociétés postcoloniales.

Une seconde raison objective ne conduira pas à la substitution d'une hégémonie par une autre. Le monde ne peut plus être dominé, car maintenant il ne peut plus l'être par les humains en général, l'humanité ayant partagé les valeurs du modèle extractiviste et productiviste de l'Occident. La remise en cause de l'hégémonie occidentale sera donc aussi une remise en cause des valeurs qui l'ont rendu possible. Il faudra faire autrement avec la nature, exister et subsister en elle. Vouloir rester transcendant promet le naufrage. Les humains vont devoir atterrir, se remettre dans la nature, et faire face à leurs croyances et aux éléments dont ils n'ont jamais été les maîtres, mais dont la domestication ressemblait à une guerre. La guerre s'affiche en politique, s'engage entre humains et non-humains indistinctement. Inondations, feux de forêt, sècheresses, famines, guerres, réfugiés. À l'instabilité du climat s'ajoute celle de l'économie. Nous entrons dans un monde qui sera caractérisé par une instabilité climatique et économique durable, combien de temps durera-t-elle ? Cela dépend.

Les conditions subjectives ne suivent plus les conditions objectives. L'égalité n'est pas ce qu'elle a toujours été. Elle fait couple indissociable avec l'inégalité, elle a gagné et peut perdre. Le désir d'égalité n'est jamais aussi exacerbé qu'au moment où les libertés, les pouvoirs d'agir, ont atteint leur apogée et commencent à décliner. Au moment où il croit être en mesure d'en finir avec l'inégalité. Le monde veut vivre mieux, comme il ne l'a jamais voulu, au moment où il ne le peut plus. Étant entendu que vivre mieux s'entend à la manière occidentale. Cette loi du changement bien qu'évidente ne veut pas être vue : arrivées à leur apogée, les choses entament leur déclin. Arrivée à son apogée, l'égalité décline. Égale à quoi, comme dirait Amartya SEN, s'entend de l'égalité à l'homme occidental. La croissance n'est pas éternelle ou infinie, on oublie qu'elle est récente, et que comme toute chose, elle va vers sa fin, son contraire. Les conditions subjectives culminent au moment où les conditions objectives à leur apogée commencent à décliner, c'est le moment où elles entrent en crise. À ce moment, le premier mouvement de la subjectivité est de se tourner vers le passé, de vouloir y rester attaché, jusqu'à ce que l'espoir se dissipe et ne se forme une nouvelle subjectivité qui fasse corps avec les nouvelles conditions. « Le vieux monde se meurt, le Nouveau Monde tarde à apparaitre et dans ce clair-obscur surgissent les monstres »[5].

Une société qui produit ses valeurs, mais les évaluent mal, ne sait pas où elle va. Une société qui ne produit pas ses valeurs, qui n'évaluent pas ses productions et ses conditions de production, n'a pas de prise sur elle-même. Elle entre en dissidence avec elle-même.

Les continuums démocratise dictature, besoins et capacités

Quand un gouvernement structure le champ d'action éventuel de sa société et que celle-ci n'y trouve pas son compte, elle ne peut qu'entrer en dissidence, il ne peut recourir qu'à la contrainte. « Un gouvernement incite, induit, détourne, facilite ou rend plus difficile, élargit ou limite, rend plus ou moins probable; à la limite, il contraint ou empêche absolument; mais le pouvoir est bien toujours une manière d'agir sur un ou sur des sujets agissants, et ce tant qu'ils agissent ou qu'ils sont susceptibles d'agir »[6]. Un gouvernement qui ne peut agir sur l'action de ses citoyens ou des sujets tant qu'ils agissent, qui ne peut faire se conduire la société de manière indirecte, dont le champ d'action ne procure pas d'incitations financières aux entreprises, la presse et les journalistes par exemple, ne peut que recourir à la censure ; qui ne peut donner à ses services de sécurité et à la justice les moyens d'effectuer leur travail de manière scientifique et légale ne peut que recourir à la torture. Il n'y a pas une différence de nature entre dictature et démocratie, contrainte et incitation ne s'excluent pas, elles se complètent. La différence tient dans la manière selon laquelle elles se complètent, la manière dont la contrainte ferme et ouvre le champ de l'initiative, la ferme pour quelle ouverture, l'ouvre pour quelle incitation ? Dictature et démocratie font partie d'un continuum qui va d'un gouvernement qui en agissant sur-le-champ d'action des sujets agissants l'élargit ou le limite, les comprend ou les exclut. Le peuple parcourt d'un bout à l'autre le continuum, pleinement présent à une extrémité du gouvernement, complètement absent à l'autre. Le gouvernement parcourt d'un bout à l'autre le peuple de la même manière. Le gouvernement ne peut pas être longtemps pour le peuple sans le peuple ni être toujours pleinement présent dans le peuple ou totalement absent. Il agit toujours sur des sujets agissants, dans le même sens ou à contrecourant. Mais jamais toujours dans le même sens. Il doit pouvoir tenir le milieu, pouvoir aller dans un sens et dans l'autre, être plus ou moins présent, plus ou moins absent. Ici ou là. Le peuple de même. Celui-ci absent du gouvernement, le gouvernement ne peut agir. Et inversement. Gouverner par la seule contrainte, il ne peut le faire.

Besoins sociaux et capacités gouvernementales. Daron Acemoglu dans un article récent et comme à la suite d'Amartya Sen, soutient que la démocratie reste la mieux équipée pour faire face aux questions auxquelles elle doit faire face. Mais chez ce dernier, la démocratie est plus qu'un régime politique. « L'histoire et l'actualité montrent clairement que les régimes non démocratiques sont moins réactifs aux besoins de leur population et moins efficaces pour aider les citoyens défavorisés. » En contrepoint donc, les régimes démocratiques seraient plus réactifs, alors que des régimes non démocratiques ont pu prouver le contraire (l'Union soviétique à son essor et la chine ces dernières décennies). Et comme pour répondre à cet argument, il poursuit : « Quelles que soient les promesses du modèle chinois, les faits montrent que les régimes non démocratiques finissent par réduire la croissance à long terme. » Et d'ajouter comme pour modérer l'opposition : « Néanmoins, les institutions démocratiques et les dirigeants politiques devront renouveler leur engagement à construire une économie équitable. Cela signifie qu'il faut donner la priorité aux travailleurs et aux citoyens ordinaires plutôt qu'aux multinationales, aux banques et aux intérêts mondiaux, et encourager la confiance dans le bon type de technocratie. Il ne faut pas que des fonctionnaires distants imposent des politiques dans l'intérêt des entreprises mondiales. Pour faire face au changement climatique, au chômage, aux inégalités, à l'IA et aux perturbations de la mondialisation, les démocraties doivent associer l'expertise au soutien du public.»[7]

En fait, il faudrait distinguer plusieurs types gouvernements qui ne sont pas sans continuité et qui croisent les caractères de deux gouvernements opposés et deux rapports opposés aux besoins de la population. Un gouvernement qui conduit sa population de manière autoritaire et n'ignore pas les besoins des travailleurs (autoritarisme de circonstances se contentant ensuite d'une légitimité d'exercice ou ex post), un autre qui commence ou finit par les ignorer parce qu'ayant pris ou prenant ses distances par rapport aux besoins de la population et se comportant de manière autoritaire (les rapports de pouvoir autoritaires s'étant stabilisés, ils n'ont plus la possibilité de se reproduire que par la contrainte, les capacités étant incapables de répondre aux besoins de la population et les autorités incapables de les entendre (comme dans la trappe du revenu intermédiaire)). Autoritaire parce que n'étant plus en mesure de répondre aux besoins de la société ou ne répondant pas aux besoins de la société parce qu'autoritaire ? Quelle est la cause et quel est l'effet … la poule ou l'œuf ? Sont ici en cause les capacités du gouvernement et les besoins de la société. Incompétence de l'un ou démesure des autres ? S'opposent et ne s'accordent pas les capacités et les besoins. En fait les choses, la cause et l'effet, ne peuvent pas être toujours aussi tranchées, l'effet peut-être dans la cause, l'effet rétroagir sur la cause. Incapable de répondre aux besoins de la population donc autoritaire, autoritaire et donc insensible aux besoins de la population. Aussi un gouvernement peut être autoritaire et être en mesure de répondre aux besoins de la société (Chine, Singapour aujourd'hui, Corée du Sud et Taiwan hier). Et un gouvernement représentatif devenir incapable de répondre aux besoins de la population et devenir autoritaire (démocratie illibérale, fascismes) ou inversement autoritaire au départ devenant démocratique ensuite en conduisant toujours la société conformément au développement de ses besoins. Les besoins de la société et ses capacités s'étant complexifiés, la conduite autoritaire a fait place à une autre démocratique (Corée du Sud, Taiwan).

Ainsi un gouvernement démocratique peut se retourner en gouvernement autoritaire et un gouvernement autoritaire en gouvernement démocratique. Le retournement d'un gouvernement démocratique en gouvernement autoritaire tient dans l'incapacité de conduire la population sur la voie de la satisfaction de ses besoins. Et inversement. La légitimité électorale (légitimité à priori) qui n'est pas appuyée par une légitimité d'exercice (légitimité ex post) ne peut se renouveler, sinon formellement. Au fond la démocratie d'Acemoglu est ici rapportée à la confiance du monde du travail vis-à-vis du gouvernement. Ce n'est donc pas foncièrement le régime politique qui en décide, mais la légitimité auprès des travailleurs. Ce que confirme son assertion par laquelle il a titré son article, si la démocratie n'est pas en faveur des travailleurs, elle mourra. On peut dire à sa suite qu'un bon gouvernement est celui qui met sa société sur la bonne voie, celle qui accorde ses besoins et ses capacités. Comme on le verra plus bas, il ne suffit pas d'opposer les travailleurs aux grandes entreprises et aux banques. Il faut prendre en compte à la fois les capacités des entreprises et les besoins des travailleurs. Une société convaincue d'être sur la bonne voie ne doute pas de son gouvernement et de ses entreprises, elle ne conteste pas la manière dont elle est gouvernée.

Acemoglu balance ainsi son raisonnement : les régimes non démocratiques tout comme les régimes démocratiques peuvent ignorer les besoins de leur population, les premiers parce qu'ils sont arrogants, les seconds parce qu'ils sont incompétents et mal disposés, ne servent pas les travailleurs et les citoyens ordinaires, mais les super-citoyens. En somme les régimes démocratiques seraient en mesure de construire une économie équitable, au contraire des régimes non démocratiques qui en seraient incapables, parce que les élites des régimes démocratiques seraient contraintes par les élections et en mesure d'être à l'écoute des besoins de leurs populations. Mais cela ne suffira pas.

Pour Hannah ARENDT la politique c'est s'engager et tenir son engagement, c'est objectiver une intention déclarée. Défendant l'idée, elle ne s'intéresse pas au versant de la question pourquoi les politiques ne tiennent pas leurs engagements. Il est vrai qu'elle était plus préoccupée par le totalitarisme que par l'Anthropocène. Avec la crise de la civilisation thermo-industrielle, on pourrait soutenir que cela ne dépend pas d'eux et qu'ils ne peuvent pas objectivement réaliser ce qui est attendu d'eux et ce pour quoi ils se sont engagés ; réalistes, ils surfent alors sur le cours des choses, pour tenir leur position et en tirer avantage du mieux qu'ils le peuvent. Du mieux qu'ils le peuvent, là est la question. Pourquoi continuent-ils de promettre ce qu'ils savent désormais ne pas pouvoir tenir ? On peut rétorquer parce que sont attendues d'eux des promesses qui répondent aux attentes sociales sans lesquelles ils ne pourraient pas se faire élire. La démocratie est démagogie disaient les Grecs de l'Antiquité. La démocratie électorale moderne peut être démagogie, pourquoi ? Parce que les désirs de la société ne peuvent pas être objectivés : elle veut gagner plus alors qu'il faut gagner moins, travailler moins alors qu'il faut travailler plus, consommer plus alors qu'il faut consommer moins. La société n'ayant pas encore clairement conscience des conséquences des politiques qu'elle a fait adopter dans le passé et qui engagent son futur. Cette inconscience, faute de pouvoir être combattue par les politiques, est exploitée à leur avantage par ceux qui se présentent aux élections et n'ont pas renoncé à leur métier. Les politiques sont certes malhonnêtes, mais peuvent-ils être honnêtes dans une société qui les pousse à mentir ? Quand une société trop longtemps confortée dans ses croyances par le cours des choses en vient à ne plus l'être, mais persévère dans ses croyances, les politiciens honnêtes sont impuissants, ils cèdent la place à ceux qui le sont moins ou à ceux qui espèrent changer les croyances sociales à l'insu de la société. Le métier est livré aux malhonnêtes lorsque la société est victime de ses croyances. Les sages attendront qu'elles reviennent de ses illusions. Quand une société est soumise à la force d'inertie de ses structures et n'est plus sensible au cours des choses, quand elle reste travaillée par des tendances subjectives qui ont perdu leur contenu objectif, tenant toujours à une définition du progrès qui n'a plus cours, la société et ses croyances entrent en crise : « le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaitre et dans ce clair-obscur surgissent les monstres »[8].

Ce qui entrave la transformation des croyances, l'incrimination des politiciens plutôt que les croyances, renvoie à la séparation de la pensée et du travail. On a trop longtemps séparé la théorie de la pratique, ceux qui pensent ne sont pas ceux qui travaillent. Ils ont d'abord été ceux qui pouvaient se livrer à la contemplation, ceux qui pouvaient se soustraire au travail, à la nécessité. Aux esclaves de la nécessité le travail et aux citoyens propriétaires d'esclaves la liberté de penser. Sont alors disjoints besoins et désirs, nécessités et libertés. Ces dichotomies ont rendu possibles un développement de la production et de la puissance productive jusqu'à ce que le travail lui-même devienne l'attribut d'esclaves mécaniques, que se multiplient les populations inutiles et que se révolte la nature, qu'intervienne la crise climatique.

Les besoins du reste du monde. Il faut cependant noter que pour construire une économie équitable les dirigeants politiques (des régimes démocratiques, mais pas seulement) devront tenir compte des besoins de leurs populations, mais aussi des besoins de celles du reste du monde, avec lesquelles elles entrent en concurrence et partagent des ressources. Car avec la globalisation ce sont bien des populations qui entrent en concurrence avant celle des États, les populations utiles entre elles et avec elles celles inutiles. La question de l'immigration ne peut pas être considérée du seul point de vue des démocraties. Point qu'Acemoglu laisse en suspens dans un article cependant qui ne peut faire de place à un tel sujet : une économie mondiale équitable.

Trop d'importance est donc accordée aux régimes politiques, c'est de rapports de pouvoir mondiaux, de distribution de capacités et de besoins mondiaux, qu'il s'agit. Ce sont les populations colonisées qui se sont battues pour leur indépendance, ce sont ces populations qui se battent aujourd'hui pour une meilleure vie, elles ne peuvent plus supporter la situation d'asymétrie qui domine les relations internationales. Elles ont été servies en cela par des élites indépendantistes dans leur lutte contre l'expropriation coloniale puis par des élites formées à l'école occidentale pour leurs luttes postcoloniales. Ces dernières élites qui se devaient d'apprendre de l'Occident, l'ont fait, mais pas suffisamment pour comprendre le monde et en tirer avantage. Leur société s'est laissé happer par la modernité occidentale. Imaginer une société qui peut accéder immédiatement, ou a l'espoir d'accéder rapidement, à un logement décent, la route, l'électricité, le gaz et l'eau à domicile, à l'école, au centre de soin, et sans effort ; peut-on lui reprocher d'avoir quitté son village ou son douar ? Notre société a sauté à pieds joints dans une modernité qu'elle n'avait pas fabriquée. Elle a désappris à marcher et nous continuons de vivre de ce que nous n'avons pas produit, de ce qui nous échappe. Pour beaucoup de sociétés postcoloniales, la décolonisation se poursuit, elle n'est pas achevée. Leurs moyens d'existence doivent dépendre davantage d'elles.

Comme j'ai pu le soutenir ailleurs, les régimes non démocratiques sont produits dans un cours du monde dominé par l'Occident, ce ne sont pas des productions des sociétés décolonisées, ce sont des coproductions mondiales. Les régimes non-démocratiques correspondent à des sociétés incapables d'aligner leurs besoins et leurs capacités. Elles sont entre des besoins qu'elles importent et des capacités qu'elles n'arrivent pas à importer. Besoins et capacités sont écartelés, ne sont pas l'un dans l'autre. Les besoins n'étant pas dans les capacités, ils font appel à des capacités extérieures que les capacités locales ne peuvent rattraper, endogénéiser. Une partie de moins en moins grande des besoins est satisfaite, une autre de plus en plus grande est externalisée ou refoulée, réprimée.

Institutions, valeurs et conditions objectives. Nous importons des institutions qui sont séparées des conditions objectives des valeurs auxquelles elles sont associées. Les valeurs ont leurs conditions objectives de réalisation. Les valeurs valent dans un contexte. Les sociétés postcoloniales ont appliqué des modèles de construction de la société et de l'État qui fonctionnent en Occident et que l'ordre du monde proposait, mais qu'elles ne pouvaient convenablement entretenir. Elles n'ont pas pu construire ni les institutions ni les individus de la société démocratique. Seules celles qui ont su se fier à leur propre expérimentation, ont adopté des politiques qui alignent stratégiquement les besoins sociaux sur les capacités, ont pu tirer avantage du cours des choses. Les élites postcoloniales ont obéi au cours des choses et se sont laissé porter par le revenu de leurs exportations de matières premières. Dès lors que les ressources étaient abondantes, que le pouvoir d'achat social augmentait, les élites ne faisaient que surfer sur le cours des choses, elles pouvaient alors avoir pour seul objectif celui de stabiliser leur position. Mais avec des ressources devenues rares, un monde devenu instable, pour stabiliser leur position, elles doivent éviter que l'État et la société qui les portent ne s'effondrent. C'est alors que leur rapport avec la société doit être autrement productif afin de ne pas s'enfoncer davantage dans la trappe de l'autoritarisme. Elles ne peuvent plus se contenter d'être portées par le cours des choses, la société qui les porte, si elle ne peut résister au tumulte du monde, ira accroitre son désordre. Elles commenceront par quitter le navire.

Économie émergente, démocratie, besoins de court et long terme.

Pour aligner stratégiquement les besoins sur les capacités, il faut parler de stratégie, distinguer et accorder les besoins à court terme d'une population et ceux à long terme. Acemoglu fait probablement semblant de ne pas voir que le développement de la Chine est sérieusement corrélé à son autoritarisme, à sa non-réactivité aux besoins immédiats de sa population. Pour son développement à long terme, il lui fallait épargner et investir et non consommer. Pour l'économie du développement le cercle vicieux de la pauvreté n'est-il pas au départ dans cette absence d'épargne ? Les experts du développement proposaient de recourir à l'épargne extérieure pour pallier à cette insuffisance intérieure, mais ils n'ajoutaient pas qu'il fallait exporter pour rembourser et apprendre vraiment, mais non produire pour une consommation intérieure aux standards incertains. La Chine a donc refusé de faire de la consommation intérieure le moteur de sa croissance. Elle a préféré, comme puissance émergente, contre les exhortations des experts étrangers, faire des exportations le moteur de sa croissance. Elle a préféré tourner sa capacité de production vers l'extérieur pour qu'elle soit concurrentielle, qu'elle puisse se créer des marchés et sécuriser son approvisionnement en matières premières. Elle a plus sérieusement pris en compte les besoins de sa population en privilégiant ses intérêts à long terme. Les marchés extérieurs lui ont donné la possibilité de développer ses capacités de production qui accroitront le pouvoir d'achat de ses travailleurs et élargiront son marché intérieur. Ils lui donnent d'abord la possibilité de servir le consommateur occidental pour pouvoir servir plus sûrement le consommateur chinois. Nous sommes loin de la stratégie d'import-substitution centré sur l'État, qui par l'étroitesse et la qualité de son marché intérieur, s'est mordu la queue. La planification des flux physiques privilégiée sur celle des flux financiers y est probablement pour quelque chose. Planification et marché n'étant pas exclusifs. Et l'inquiétude des étrangers quant à la crise financière occasionnée par la crise immobilière n'a certainement pas la même importance pour les Chinois que pour les capitalistes occidentaux. De même, peut-on citer l'exemple du Japon dont la dette publique est considérable, mais l'État ne la doit pas à des étrangers, mais à des nationaux. L'État investit une épargne nationale et non étrangère pour des intérêts futurs qui ne mettront pas en cause sa dépendance extérieure. Ici, le régime démocratique peut compter sur la confiance des citoyens dans leurs institutions pour préparer l'avenir de leur intérêt personnel et collectif. Nous retrouvons ainsi le problème de la confiance de la société dans l'État, des individus dans leur intérêt collectif. Une société démocratique est une société qui construit son intérêt collectif, ses préférences collectives. Une société autoritaire est celle qui est incapable de les construire, ne peut que subir les préférences d'une minorité. Il faut ainsi distinguer entre une société autoritaire confiante en ses institutions et autorités et une autre défiante. Une institution démocratique ne s'instaure pas uniquement par le procédé des élections, elle se caractérise par son fonctionnement interne et externe.

Il ne faut donc pas confondre les intérêts d'une population avec ses besoins immédiats, surtout pour une population dont la croissance des besoins risque d'être supérieure à la croissance de ses capacités, surtout pour une population qui manque de tout (ahyini elyoum, qtalni ghadoua), ses intérêts à long terme doivent passer avant ses intérêts à court terme, ces derniers ne doivent pas définir ses besoins immédiats.

Qu'est-ce qui donc peut retenir une société de consommer et la pousser à produire plus d'effort que la moyenne mondiale ? Qu'est-ce qui peut transformer les préférences temporelles d'une société (J.-M. Keynes), une préférence pour le présent en une préférence pour le futur, une forte propension à consommer et à importer en une forte propension à épargner, à investir et exporter ? Les conditions objectives, la liberté et l'intérêt individuel ou certaines conditions subjectives armées d'une certaine discipline sociale ? Pour sortir du cercle vicieux de la pauvreté, pour qu'une telle transformation des préférences puisse avoir lieu, la confiance de la société en elle-même (supériorité de son intérêt collectif sur l'intérêt personnel) et dans ses institutions est nécessaire. Il faut pouvoir expérimenter. Le travail féminin a permis la réduction de la croissance démographique et l'investissement dans l'éducation. La relation du féminin et du masculin est centrale dans la confiance sociale. Le régime politique avec lequel on parvient à obtenir la confiance n'est pas central, ce sont les rapports entre les contradictoires, ceux qui tendent à se substituer l'un à l'autre tout en se complétant. Comme le rapport du masculin au féminin et du travail passé accumulé, le capital, au travail présent. Le reproche qu'adressait Acemoglu aux démocraties libérales pouvait donc être formulé dans les termes de l'opposition entre les intérêts d'une minorité et ceux d'une majorité, l'intérêt collectif et l'intérêt individuel. Des sociétés séparent leurs intérêts privés de leurs intérêts collectifs et projettent les uns dans les autres, d'autres placent leurs intérêts individuels dans leurs intérêts collectifs et inversement. Dans les deux cas, la réussite exige un va-et-vient constant entre les deux pôles. Les régimes autoritaires illégitimes y échouent. Il y a soit négation de l'intérêt individuel, soit négation de l'intérêt collectif, au nom et au nom seulement, de l'un ou de l'autre.

Démocratie est démagogie. Entre la dictature et la démocratie, peut se loger la démagogie. Pour Hannah ARENDT la politique c'est s'engager et tenir son engagement, c'est objectiver une intention déclarée. Défendant l'idée, elle ne s'intéresse pas au versant de la question qui consiste à se demander pourquoi les politiques ne tiennent pas leurs engagements. Il est vrai qu'elle était plus préoccupée par le totalitarisme que par la crise de la civilisation thermo-industrielle. Pourtant on pourrait soutenir, que cela ne dépend pas d'eux et qu'ils ne peuvent pas objectivement réaliser ce qui est attendu d'eux et ce pour quoi ils se sont engagés ; réalistes, ils surfent alors sur le cours des choses, pour tenir leur position et en tirer avantage du mieux qu'ils le peuvent. Du mieux qu'ils le peuvent, là est la question. Pourquoi continuent-ils de promettre ce qu'ils savent désormais ne pas pouvoir tenir ? Parce que sont attendues d'eux des promesses qui répondent aux attentes sociales, promesses sans lesquelles les politiciens professionnels ne pourraient pas se faire élire et réélire. C'est alors la démocratie comme démagogie, affirmaient les Grecs de l'Antiquité. Démocratie est démagogie donc, parce que les désirs de la société ne peuvent pas être objectivés : elle veut gagner plus alors qu'il faut gagner moins, travailler moins alors qu'il faut travailler plus, consommer plus alors qu'il faut consommer moins. La société n'ayant pas encore clairement conscience des conséquences des politiques qu'elle a soutenues et fait adopter. Cette inconscience faute de pouvoir être combattue par les politiques est exploitée à leur avantage par ceux qui se présentent aux élections et n'ont pas renoncé à leur métier. Les politiques sont certes malhonnêtes, mais peuvent-ils être honnêtes dans une société qui les pousse à mentir ? Quand une société trop longtemps confortée dans ses croyances par le cours des choses en vient à ne plus l'être, mais persévère dans ses croyances, les politiciens honnêtes sont impuissants, ils cèdent la place à ceux qui le sont moins ou à ceux qui espèrent changer les croyances sociales à l'insu de la société. Le métier de politicien est livré aux malhonnêtes lorsque la société est victime de ses croyances. Quand une société est soumise à la force d'inertie de ses structures, n'est plus sensible au cours des choses et reste travaillée par des tendances subjectives qui ont perdu leur contenu objectif, s'en tenant toujours à une certaine définition du progrès, la société et ses croyances entrent en crise : « le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaitre et dans ce clair-obscur surgissent les monstres »[9].

Ce qui entrave la transformation des croyances, ce qui incrimine des politiciens plutôt que les croyances, renvoie à la séparation de la pensée et du travail. On a trop longtemps séparé la pensée du travail, ceux qui pensent ne sont pas ceux qui travaillent. Ils ont d'abord été ceux qui pouvaient se livrer à la contemplation, ceux qui pouvaient se soustraire au travail, à la nécessité. Aux dépossédés la nécessité du travail et aux propriétaires citoyens la liberté de penser. Se disjoignent alors besoins et désirs, nécessités et libertés. Ces dichotomies ont rendu possibles un développement de la production et de la puissance productive jusqu'à ce que le travail mort vienne à bout du travail vivant humain et non humain. Le travail humain devenant l'attribut d'esclaves mécaniques, les populations inutiles se multipliant et la nature se déréglant.

L'opposition entre actionnaires et travailleurs pose de sérieux problèmes au libéralisme. Il ne suffit pas d'opposer travailleurs et actionnaires comme ont tendance à le faire les partisans d'une politique de la demande (soutien de la consommation), il faut pouvoir investir et innover. Ce qui signifie renoncer à une consommation présente pour une consommation future. Mais quand la consommation future menace d'être moins importante que la consommation présente, que faire ? Dans un second article, Daron Acemoglu conseille à l'occasion de la victoire travailliste aux élections britanniques d'affronter le problème de l'immigration d'un côté et de taxer les travailleurs d'un autre[10]. Cela en vue, me semble-t-il, de s'assurer la confiance de la population. Taxer les travailleurs serait une bonne manière de faire accepter l'impôt à tous et de réintroduire l'impôt progressif et l'impôt sur la fortune en appelant à l'effort collectif. Ceux qui travaillent doivent penser à ceux qui ne travaillent pas, et ceux qui sont riches à ceux qui le sont moins. Régler le problème de l'immigration donnerait un sentiment de sécurité à la population quant au partage de l'emploi et du revenu. Encore faudrait-il que les classes moyennes supérieures renoncent à employer des travailleurs domestiques étrangers et que les travailleurs britanniques acceptent un tel travail. Cela semble exiger de la part de la société britannique un autre rapport au travail, un autre rapport à l'impôt, autrement dit à l'intérêt collectif. Et cela n'est pas tout.

Incompatibilité probable des propensions à consommer et à épargner. Le problème de l'immigration est donc un souci majeur des sociétés occidentales en même temps que celui de l'innovation. Les migrations et la compétition internationale obligent les sociétés à une politique de l'immigration et une autre de l'offre. Ces deux préoccupations conduisent à des résultats opposés, la première conséquence va dans le sens d'un renchérissement du coût de la vie (substituer du travail étranger mal payé un travail national avec ses droits en même temps que l'on voudra surenchérir les importations), la seconde de demander un effort d'épargne. Un tel effort ne peut être fait que par les riches. Ensuite ce problème ne peut pas être considéré du seul point de vue occidental. La solution au problème de l'immigration consiste-t-elle dans l'attraction d'une main-d'œuvre qualifiée (talents) et l'importation d'une main-d'œuvre docile (domestiques) ? Comment le monde le supporterait-il ? Cela ne conduira-t-il pas à accroitre le désordre du monde ?

Ensuite, n'est-ce pas là adopter la politique chinoise, mais dans un autre contexte, avec d'autres valeurs ? Au moment où tout le monde y pense, n'est-ce pas ce qui risque de la rendre ineffective ? Tout le monde veut exporter, qui consommera ? Et cela en contexte d'une plus forte propension à consommer, mais d'une plus faible capacité ? De plus tourner son épargne vers les exportations, signifie être en mesure d'être compétitifs, ce qui n'est plus acquis pour beaucoup. La Chine quant à elle pourra se tourner vers les marchés émergents et le marché intérieur qu'elle a développé, tenu comme en réserve et qu'elle peut proposer aux investisseurs étrangers en compensation des marchés extérieurs qui lui restent ouverts.

N'est-ce pas là éviter le problème que pose l'immigration internationale, tourner le dos aux demandes du reste du monde, à savoir le partage de la production mondiale et du pouvoir d'achat mondial ? N'est-ce pas contourner le problème auquel se trouve confrontée l'humanité : une redistribution mondiale de la production, du capital et du travail ?

Libertés de circulation, distribution de la production, du travail et du capital.

On se trouve en fait devant un problème du libéralisme dans le système interétatique westphalien : le capital a la liberté de circuler, mais pas le travail. Le capital pouvait aller au travail (le capital occidental exploiter le travail mondial), mais le travail ne pouvait aller au capital qu'au sein des nations, mais pas le travail mondial au capital occidental, dès lors que le capital occidental ne pouvait plus aller au travail mondial. Mais tant que le capital pouvait aller au travail, sans que le travail n'aille au capital, cela n'indisposait pas l'accumulation du capital. Il exploitait les différences des conditions de travail dans lesquelles il trouvait avantage. Une certaine distribution du capital et du travail à l'échelle mondiale était stabilisée autour de certains centres d'accumulation et dans des conditions de travail différenciées. Le capital territorialisait le travail. Mais dès lors que la compétition pousse le capital à ne s'intéresser qu'au seul travail qualifié, à s'attirer les seules populations qualifiées et se détourne de l'exploitation des populations mondiales non qualifiées. Il n'importera de ces dernières que celles dociles qu'il pourra employer comme domestiques. Ainsi se pose le problème de l'immigration : le capital n'allant plus au travail non qualifié, c'est le travail qui doit aller au capital. Les conditions de production ne tolérant pas leur séparation. La non-liberté de circulation du travail, sa territorialisation, permettait au capital de s'accumuler en Occident, d'exploiter les différences de conditions mondiales de travail, d'instaurer un État social autour de ses centres d'accumulation. Elle empêchait le nivèlement par le bas du niveau de vie des populations mondiales. De ce point de vue le problème n'est pas le libéralisme et son principe de la liberté des échanges, mais la fin de la domination du capital occidental sur les conditions mondiales de travail, mais le processus de déterritorialisation du travail. La Chine devenue centre majeur d'accumulation du capital peut devenir le champion du libéralisme économique.

Une nouvelle stratégie

Il faut se retrouver dans tout cela. En effet, avec la globalisation et l'universalisation du mode de vie occidental, nous avons à faire, d'un côté, avec des sociétés du Sud qui aspirent à vivre à l'image des sociétés du Nord, à disposer de plus de libertés au moment où elles perdent leurs populations qualifiées et comptent de plus en plus de populations inutiles, et d'un autre côté des sociétés du Nord qui, quant à elles, souffrent d'un déclassement de leurs travailleurs et citoyens ordinaires du fait de la polarisation du marché du travail et d'un affaiblissement de leur compétitivité.

Nous sommes en fait devant la situation mondiale suivante : alors que le potentiel de croissance se trouve dans le Sud global, l'Occident voudrait en rester le principal bénéficiaire en s'attirant les talents du Sud et en se défendant de ses populations inutiles, au moment où les centres d'accumulation subissent un mouvement de décentrement et de concentration du capital et du travail qualifié. Comment faire face à cette situation ? L'Occident ne peut échouer dans sa politique s'il veut pouvoir faire face au déclassement des classes moyennes et à sa dépendance extérieure en matières premières. Il lui faut à la fois défendre son État social et soutenir ses entreprises globales. Il ne peut s'appuyer sur son capital financier comme le fait la Chine, la dédollarisation de l'économie mondiale va le priver de l'épargne mondiale, il ne peut compter que sur son capital industriel, technologique et son capital humain. Pour cela, il ne peut accepter que ces deux formes de capital migrent. Non pas migrent en vérité, mais prennent forme au Sud. Un capital industriel qui ne soit pas concurrentiel au plan mondial, mais de substitution au capital mondial au plan local. Un capital industriel créateur et non destructeur d'emplois. Un capital qui ne relèverait pas de la structuration du champ d'accumulation gouverné par les entreprises globales. La stratégie consisterait en une concurrence par le bas au capital mondial, par soustraction de marchés, substitution du travail au capital. Non plus remontée des filières, des chaînes de valeur mondiales, mais détricotage de ces chaînes, remontée du travail et substitution au capital.

Innovation ascendante.

On peut parler à la manière d'Eric von Hipel d'innovation ascendante. Je reprendrais volontiers son point de départ dans l'introduction de son livre Democratizing innovation : « Lorsque je dis que l'innovation se démocratise, je veux dire que les utilisateurs de produits et de services, qu'il s'agisse d'entreprises ou de consommateurs individuels, sont de plus en plus capables d'innover par eux-mêmes. … En outre, les utilisateurs individuels n'ont pas à développer eux-mêmes tout ce dont ils ont besoin : ils peuvent bénéficier des innovations développées et librement partagées par d'autres. »[11] Mais je n'oublierai pas le contexte et les catégories dans lesquels il réfléchit. Il sépare production et consommation, le consommateur n'est pas producteur ; il ne prend pas en compte la polarisation du marché du travail et le souci d'une économie équitable. Il s'agit pour lui principalement de consommateurs innovateurs, alors que dans notre contexte, il s'agirait plutôt de consommateurs innovateurs producteurs, des producteurs qui concevraient de nouveaux produits pour leur consommation productive, car au plus près du besoin d'innovation, consommateurs producteurs qui confieraient ensuite la fabrication de leur innovation à des producteurs spécialisés qui ne consommeraient pas leur production, mais la fabriquerait pour la vendre en quantité. Il s'agirait par exemple d'un agriculteur dans un environnement économique, scientifique et technique adéquat qui aurait besoin d'un produit plus performant et en ferait la conception pour en confier ensuite la fabrication à un producteur spécialisé. Le consommateur producteur concevrait le produit et le producteur non consommateur en assurerait la fabrication. Le besoin émergerait d'une consommation productive et le produit serait fabriqué par une production de production. Bref, il faudrait prendre en considération au-delà de van Hipel, l'identité de la pratique et de la théorie, l'identité de la production et de la consommation et l'identité du travail et du capital. C'est de la pratique (et de son identité avec la théorie), de la production (et de son identité avec la consommation) et du travail (et de son identité avec le capital) qu'émergerait l'innovation ascendante.

Un exemple : la Chine aide l'Égypte à construire une industrie textile, l'erreur serait de croire que le but est de produire principalement pour l'exportation et non pas en même temps de transformer l'industrie de sorte à aider la population à industrialiser la production textile pour ses besoins. Viabilité de l'industrie et satisfaction des besoins sociaux sont les deux objectifs pertinents. Production et exportation d'outils, plutôt que promotion de complexes de machines toujours plus complexes, robotisant, expulsant le travail humain. Comme nous en avons fait l'expérience avec la politique d'import-substitution, une telle politique d'exportation ne servirait qu'à faire travailler le fabricant de machines. Il ne s'agirait plus de remonter une filière, mais de défaire une filière en multitude de petites entreprises qui distribueraient la productivité et le revenu de manière équitable. Une population ne devrait confier à l'étranger la production de son habillement comme de sa nourriture que dans la moindre mesure possible. Il y a des spécialisations qui ne peuvent plus avoir cours étant donné la crise de la civilisation thermo-industrielle, l'état d'interdépendance et de concentration technologique de la production mondiale, mais aussi étant donné l'état de l'emploi et du revenu de la population du Sud. Il s'agit pour les pays du Sud de disséminer la production textile et alimentaire dans le but d'élever la productivité du travail et de la distribuer de manière plus équitable, s'ils veulent ne pas perdre leurs talents et ne pas fabriquer de populations inutiles. Il ne s'agit plus d'élever la productivité sans songer à sa distribution.

C'est un nouveau rapport du travail et du capital qu'il faut inventer afin que prenne forme un capital industriel. Les stratégies d'import-substitution ont été dépassées par celles d'exportation, celles d'exportation se trouvent transformées. Il ne s'agit plus d'exporter des produits finis ou des machines, mais des outils. L'accumulation du capital a besoin d'une nouvelle stratégie d'industrialisation. Ceux qui ont imité l'Occident et ne sont pas revenus de leurs erreurs ont échoué, ceux qui chercheront à imiter la Chine dans sa course pour l'innovation descendante, échoueront. La Chine et l'Inde, cette dernière dans une moindre mesure et de manière plus risquée, sont dans une compétition de puissance avec l'Occident. C'est un combat de première ligne que ces deux pays mènent, les protagonistes visent à y épuiser leurs rivaux. Les pays du Sud global qui chercheront à imiter l'Extrême-Orient gaspilleront leurs maigres ressources. Il faut se mettre dans la roue de la compétition de puissance, mais pour que l'innovation ascendante profite de l'innovation descendante. Les compétitions de puissance et de résilience ne devront pas aller l'une sans l'autre. Avec la crise de la civilisation thermo-industrielle, la puissance quelle qu'elle puisse être, ne pourra pas aller sans une forte résilience.

Innovation et imitation, identité et différence.

Les Occidentaux parlent des autres comme s'ils parlaient d'eux-mêmes, les autres se projettent en eux, mais ils resteraient inimitables, toujours en avance. Ils ne pensent jamais imiter les autres, mais toujours être le modèle à imiter. Ils sont l'avenir du monde, le reste du monde est leur passé, celui qu'ils ont dépassé. Le progrès c'est eux.

Il n'y a qu'une seule ligne du progrès certes, parce que le monde se tient et non parce qu'il s'uniformise. Des courants se disputent le mouvement du monde, ils le défont et le font, lui donnent une direction. Sur cette ligne de progression, dans ce cours, les positions changent. Peu de choses ont changé depuis que les Occidentaux dominent le monde, depuis que le progrès technologique signifie progrès social. Ils ne demandent plus au monde d'être des chrétiens, mais des Occidentaux. Ils veulent toujours convertir le monde, non pas pour rendre les autres semblables à eux, mais pour rester le centre du monde, le centre normatif qui fait que les autres se conduisent comme il l'entend. Parmi les suivants, il y a ceux qui accumulent, ceux dont l'imitation renforce le pouvoir et puis il y a ceux dont l'imitation affaiblit, fait perdre leur substance. On peut distinguer en fait les imitateurs et les convertis. Les convertis seraient subjectivement déterminés, ils disposeraient comme des conditions subjectives, mais pas des conditions objectives. Ils seraient mal objectivés, mal dans la société, mal dans leur peau. Ou objectivités en dépendants. Des convertis qui ne pourront pas convertir leurs conditions subjectives, leurs valeurs, en conditions objectives, en puissances ou agentivités. Ils imitent, mais ne peuvent sortir de l'imitation, être ni indépendants ni supérieurs. Toujours à courir après leur queue. Beaucoup accepteront leur état, leur inégale dignité et préfèreront leur confort à leur indépendance.

Il y a toujours de l'innovation dans l'imitation. Elles se disputent constamment l'importance. Ceux qui s'affaiblissent en imitant, les convertis, s'affaiblissent parce que l'imitation est sans esprit de suite, ne porte plus en elle l'innovation. Parce que l'imitation est pure imitation. La pratique ne corrige pas la théorie, le divorce entre théorie et pratique s'aggrave. Lorsqu'un milieu emprunte un élément d'un autre milieu, l'élément incorporé détruit et/ou renforce les processus du milieu d'accueil. L'introduction de la charrue à la place de l'araire tue la vie dans un sol où la vie est superficielle, alors qu'elle l'intensifiait là où la vie est profonde. L'imitation est innovation destructrice ou destruction innovatrice des milieux d'accueil. Elle appauvrit ou enrichit le tissu de leurs relations et interactions, leurs processus. La charrue a détruit la qualité des sols des hautes plaines algériennes. Chez les convertis, il ne reste plus rien d'eux-mêmes qui pourrait constituer le fonds que leur innovation pourrait intensifier. Ils ne se rendent pas compte qu'ils veulent importer un milieu d'origine que ne peut accueillir leur milieu. Ceux qui se renforcent en imitant deviennent plus forts parce que leur milieu les rend plus forts, parce que l'imitation devient innovation enrichissante de leur milieu. La copie s'est dissociée de son modèle, elle entre dans de nouvelles associations. Elle s'est désolidarisée de ses anciens processus d'appartenance en se solidarisant aux nouveaux processus d'adoption. Elle complète les processus où elle est entrée et n'est plus complétée par les processus dont elle est issue. Quand on imite, on innove donc lorsque l'imitateur diffère de l'imité, lorsque l'imitateur fait différemment que l'imité. Dans la pure imitation, ce qui imite disparait, la copie appelle d'autres copies jusqu'à faire ressembler ce qui imite à ce qui est imité, l'imité qui n'est jamais qu'un modèle abstrait qui a fait le vide des conditions concrètes de sa reproduction autour de lui.

L'imitation vient du désir d'égaler. Désir que se partagent les humains. Mais égal à quoi ? dirait A. SEN. Égal et semblable ou égal et différent ? Qu'est-ce qui est possible ? Quand dans la compétition on veut être non seulement l'égal, pour pouvoir en faire partie, mais la gagner et être le champion si possible, pourquoi être traité de rival, être menacé d'exclusion ? Pourquoi refuser la compétition que l'on a imposée quand on était les plus forts ? Le plus fort définit les règles de la compétition, mais quand elles se retournent contre lui, il veut les refuser. Les Occidentaux rêvent d'égalité des chances pour eux-mêmes, mais pas pour le reste de l'humanité. Pour l'heure, l'Occident semble se préparer à la guerre contre la Chine, parce qu'elle a déclaré vouloir devenir la première puissance mondiale dans les prochaines décennies. Il désigne la Chine comme son rival systémique. Il veut dire que le système du monde est donc occidental et qu'il doit le rester. La Chine s'en tiendra à la compétition dont elle est sûre de pouvoir l'emporter avant que la civilisation thermo-industrielle ne s'effondre, la Russie veut rester dans la compétition et menace de la faire dérailler si elle n'est pas comprise. Israël aussi, qui déclare faire la guerre pour l'Occident. Les USA qui en supporteraient principalement les frais temporisent.

En guise de conclusion. Il nous faut innover en matière d'industrialisation et adopter les valeurs d'une économie que nous qualifierons d'équitable parce qu'elle distribue la productivité de manière équitable. Il nous faut adopter la stratégie de l'innovation ascendante qui ne peut s'effectuer que dans l'expérimentation. La pratique guidera la théorie, l'innovation. Il faudra pour cela compter sur le sentiment d'égale supériorité, faire confiance à nos expérimentations dans le cadre d'une économie équitable. Nous imiterons les innovations descendantes pour les défaire et les transformer en innovations ascendantes. Pour cela, dans nos manières de penser, nous apprendrons à penser sans la logique dichotomique. Le noir ne peut se voir sans contraster avec le blanc, le blanc peut se noircir et le noir se blanchir. Il n'y a pas de jour sans la nuit, ils s'interpénètrent, se suivent et se succèdent. Le masculin et le féminin, le capital et le travail, devront savoir se maintenir dans le cours des choses.

Notes:

[1] L'agir passe d'un monde certain à un autre incertain. Voir Michel Callon , Pierre Lascoumes et Yannick Barthe. Agir dans un monde incertain. Seuil. 2001

[2] La France, tu l'aimes, mais tu la quittes - Enquête sur la diaspora française musulmane de collectif. Seuil. 2024

[3] Droit subjectif et intérêt : l'impossible partage in Droit et intérêt - vol. 2. Entre droit et non-droit : l'intérêt. Sous la direction de Philippe Gérard, François Ost et Michel Van de Kerchove. Bruxelles. 1990. https://books.openedition.org/pusl/5286?lang=fr

5. Ibid

[5] Antonio Gramsci. Cahiers de prison. Collection Bibliothèque de Philosophie, Gallimard. (1983)

[6] Michel Foucault. Le sujet et le pouvoir. (1982), Dits et écrits, IV.

[7] Daron Acemoglu. C'est simple : Si la démocratie n'est pas favorable aux travailleurs, elle mourra. Project Syndicate

[8] Antonio Gramsci. Cahiers de prison. Collection Bibliothèque de Philosophie, Gallimard. (1983)

[9] Antonio Gramsci. Ibid.

[10] Daron Acemoglu. How the Starmer model might work for the UK.