Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Le Droit international : entre universalité proclamée et domination dissimulée

par Khaled Chebli*

Démantèlement des fondements du discours du Droit international : entre légitimité formelle et domination réelle.

À l'heure où les principes du Droit international sont invoqués dans tous les conflits - de Gaza à l'Ukraine, en passant par le Sahel -une question cruciale s'impose : ce droit est-il réellement universel et impartial ou bien est-il façonné par les intérêts des puissants ? Derrière le vernis des résolutions et des traités, une réalité plus sombre se dessine, faite de sélectivité, d'ingérence et d'impunité. Ce texte propose une relecture critique des fondements idéologiques et pratiques du discours juridique international.

Le Droit international a longtemps été présenté comme l'ossature juridique neutre et universelle de la gouvernance mondiale. Il promettait d'unir les nations autour de principes partagés : souveraineté, non-ingérence, règlement pacifique des différends, respect des droits humains. Pourtant, à l'épreuve de l'histoire et de la géopolitique, cette façade normative laisse entrevoir un dispositif asymétrique, où la légalité est souvent synonyme d'intérêt stratégique, et la neutralité un alibi du pouvoir.

Ce n'est pas le droit international en soi qui est en procès, mais bien les discours qui prétendent à sa neutralité tout en occultant son enracinement historique dans des dynamiques de pouvoir inégales. Ce droit, tel qu'il a été codifié, interprété et appliqué, s'est formé au croisement de la colonisation, du libéralisme juridique et d'un universalisme euro-centré, qui continue aujourd'hui de légitimer certaines dominations sous le couvert de la légalité internationale.

Nous proposons ici une relecture critique de cinq piliers de ce discours dominant, non pas pour disqualifier le droit international en tant que champ normatif, mais pour révéler les logiques implicites qui le traversent : hégémonie épistémique, sélectivité, hypocrisie humanitaire, formalisme juridique et complicité institutionnelle.

I. Une hégémonie épistémique camouflée sous l'universalisme

Le Droit international n'est pas né dans un vide conceptuel. Il est le produit historique de la modernité européenne, dont les concepts fondateurs - souveraineté westphalienne, reconnaissance étatique, subjectivité juridique - ont été progressivement naturalisés, puis imposés comme cadres de référence universels. Cette prétention à l'universalité est au cœur du problème : elle marginalise les visions juridiques endogènes du Sud global, réduit les autres civilisations à des objets passifs de la norme et perpétue une hiérarchie cognitive.

Des auteurs comme Antony Anghie ont démontré comment les premières doctrines du Droit international, à commencer par la doctrine de la guerre juste, ont permis de justifier la conquête coloniale tout en la recouvrant de vernis juridique. Après la décolonisation, les États nouvellement indépendants n'ont pas été invités à redéfinir les fondements de ce droit: ils ont été intégrés dans un ordre juridique prédéfini, fondé sur des structures normatives étrangères à leurs trajectoires historiques.

II. La sélectivité : une application à géométrie variable

L'une des critiques les plus récurrentes du Droit international concerne sa mise en œuvre différenciée. L'égalité souveraine des États est un principe cardinal du système onusien, mais dans la pratique, certains États sont traités comme juridiquement inviolables tandis que d'autres subissent une surveillance accrue, voire des interventions coercitives.

Le cas du conflit israélo-palestinien est symptomatique : malgré plus de 30 résolutions onusiennes condamnant l'occupation, la colonisation et les violations systématiques du droit humanitaire, aucune mesure contraignante n'est activée. À l'inverse, des États comme l'Irak, la Libye ou la Serbie ont été rapidement ciblés par des interventions militaires ou des sanctions au nom de la « légalité internationale ». Ce deux poids, deux mesures, mine la crédibilité de l'ensemble du système normatif international et installe un régime d'impunité sélective.

III. L'humanitarisme comme nouveau masque de l'ingérence

L'émergence du droit d'ingérence humanitaire dans les années 1990, et sa formalisation via la doctrine de la Responsabilité de Protéger (R2P), a été saluée comme une avancée normative majeure. Mais dans les faits, cette doctrine a été instrumentalisée pour justifier des interventions militaires dont les objectifs réels relevaient davantage du renversement de régimes que de la protection des civils.

La Libye, en 2011, illustre cette dérive: sous prétexte de prévenir un massacre imminent, une coalition a déclenché une opération militaire qui a entraîné la chute de l'État, l'effondrement institutionnel et le chaos régional. Aucun mécanisme de reconstruction ni de responsabilité post-intervention n'a été mis en place. Comme l'écrit Jean Bricmont, l'humanitarisme devient alors « un impérialisme moral », où la norme protège moins les populations que la légitimité des puissances.

IV. Le formalisme juridique comme écran de fumée

Le Droit international, dans sa forme actuelle, privilégie la production normative (traités, conventions, résolutions) sur leur effectivité réelle. Il fonctionne comme une grammaire de la légalité déconnectée des mécanismes de contrainte et d'obligation.

Ainsi, des résolutions du Conseil de sécurité sont votées sans mécanisme de suivi, des traités sont signés sans garanties de justiciabilité, et des juridictions internationales se voient privées des moyens de sanctionner les violations les plus graves. Dans le cas de la Palestine, ce formalisme atteint un niveau absurde : des violations documentées du Droit international humanitaire, telles que les transferts de population ou les blocus, sont régulièrement dénoncées sans qu'aucune réponse juridique ne s'ensuive. Le droit fonctionne alors comme un miroir aux alouettes : il affirme des principes qu'il se montre incapable de faire respecter.

V. Complicité structurelle des institutions internationales

Le Conseil de sécurité, la Cour pénale internationale, ou encore les Agences spécialisées des Nations unies sont souvent décrites comme des institutions indépendantes. Or, leur architecture reflète une hiérarchie héritée des rapports de force post-1945. Le droit de veto des cinq membres permanents du Conseil de sécurité transforme cette instance en organe d'arbitrage géopolitique où la légalité est suspendue aux intérêts stratégiques.

La CPI, quant à elle, fait l'objet de critiques récurrentes pour son biais contre les États africains et son silence face aux crimes commis par des puissances militaires majeures ou leurs alliés. Cette asymétrie de traitement alimente une méfiance croissante envers les mécanismes de justice globale, perçus comme les instruments d'un ordre sélectif et néocolonial.

Conclusion : Pour un tournant dé-colonial et effectif du Droit international

Il devient impératif de rompre avec l'illusion persistante d'un Droit international neutre, objectif et universel. Le constat critique que nous avons esquissé n'a pas pour vocation de disqualifier l'idée d'un ordre juridique global, mais bien de mettre en lumière les biais structurels et les impensés historiques qui en entravent l'équité. Le Droit international tel qu'il fonctionne aujourd'hui reflète davantage les rapports de force issus de l'histoire coloniale et de l'ordre mondial post-1945 que l'aspiration à une justice transnationale véritablement partagée.

La refondation de ce droit suppose un tournant dé-colonial, c'est-à-dire une démarche active de remise en question de ses fondements épistémologiques, de ses mécanismes institutionnels et de ses pratiques discriminatoires. Il ne s'agit pas simplement d'inclure davantage d'États du Sud dans les instances de décision, mais de reconnaître la validité et la richesse de leurs traditions juridiques, de leurs narratifs historiques et de leurs conceptions de la justice.

Pour amorcer ce tournant, plusieurs recommandations concrètes peuvent être formulées :

1. Reformuler les curricula académiques du roit international

Les universités, particulièrement celles du Nord global, doivent désoccidentaliser l'enseignement du Droit international. Il s'agit d'intégrer dans les programmes les contributions intellectuelles venues d'Afrique, d'Amérique latine, d'Asie et du monde arabe, qui proposent des visions alternatives de la normativité, de la souveraineté et des relations internationales. La pensée postcoloniale et les approches critiques comme le TWAIL (Third World Approaches to International Law) doivent occuper une place centrale dans la formation des juristes internationaux.

2. Réformer la gouvernance des institutions internationales

Les mécanismes actuels de prise de décision au sein des organisations multilatérales, notamment le Conseil de sécurité de l'ONU, doivent être profondément réformés. L'abolition du droit de veto ou sa limitation, l'élargissement des sièges permanents à des puissances du Sud, et la transparence des procédures de nomination seraient des pas concrets vers une gouvernance plus équitable.

3. Instaurer des mécanismes contraignants d'imputabilité

Le Droit international ne pourra regagner sa crédibilité qu'en assurant la mise en œuvre effective de ses normes. Cela suppose la création de mécanismes indépendants d'évaluation et de sanction, capables de tenir pour responsables tous les États, y compris les plus puissants, lorsqu'ils violent le droit international humanitaire, les droits humains ou les principes de non-agression.

4. Donner la parole aux peuples, pas seulement aux États

Le Droit international reste essentiellement interétatique. Or, nombre de violations systémiques touchent directement les peuples – autochtones, réfugiés, populations sous occupation ou vivant dans des territoires non reconnus. Il est temps de renforcer la place des acteurs non-étatiques dans l'élaboration des normes : sociétés civiles, mouvements sociaux, peuples sans État doivent avoir une capacité normative accrue, dans une logique de démocratie juridique globale.

5. Institutionnaliser la mémoire des injustices historiques

La reconnaissance des violences structurelles commises durant les périodes coloniales, les génocides ou les occupations militaires prolongées doit être intégrée à l'ordre juridique international, non comme un simple devoir mémoriel, mais comme un levier de réparation, de justice transitionnelle et de réconciliation. Cela suppose la création de tribunaux de vérité à compétence internationale et la reconnaissance du droit à réparation pour les anciennes colonies.

En guise de conclusion

Un Droit international véritablement universel ne peut se construire sur les décombres de la domination. Il ne peut prétendre à l'impartialité tant qu'il continue d'être élaboré, interprété et appliqué selon les logiques d'intérêts géostratégiques et de hiérarchies héritées.

Il est temps de repenser ce droit comme un outil de résistance aux dominations, de protection effective des plus vulnérables et de régulation équitable de la mondialisation. Cette transformation ne viendra pas sans luttes - intellectuelles, politiques, institutionnelles - mais elle est nécessaire pour éviter que le Droit international ne se réduise, une fois de plus, à un langage sophistiqué au service des plus forts.

*Enseignant-Chercheur en Droit public à l'Université en Algérie - Membre du Laboratoire de recherche en droit, urbanisme et environnement - Faculté de Droit, université Badji-Mokhtar, Annaba.