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ISABELLE : LA RE-DÉCOUVERTE

par Belkacem Ahcene-Djaballah

Livres

Rakhil. Roman d'Isabelle Eberhardt. Editions Talantikit, Bejaia 2017, 171 pages, 171 pages, 250 dinars



C'est là le tout premier roman d'Isabelle Eberhardt. Écrit en 1898 et en 1900, il nous révèle une personnalité étrange et hors du commun de la «bonne morale». On est loin, très loin de l'anarchiste qu'elle deviendra. Cette première œuvre -inachevée en sa fin puisque celle-ci sera imaginée et écrite par Victor Barrucand, le journaliste libéral, fondateur d'Al Akhbar en 1902... Isabelle étant devenue sa collaboratrice et il avait publié ses premières œuvres - porte en germe tous les thèmes qu'elle développera plus tard dans sa production : la mise en parallèle du monde occidental et de l'Orient (qu'elle découvre sans trop le connaître sinon à travers ce qu'elle relève immédiatement et les images d'Epinal de l'époque), la condition de la femme musulmane, la question religieuse et la pratique de la «magie» (ou sorcellerie)... Avec, bien sûr, un regard assez «moderne», tout particulièrement en matière de sexualité. Toute une manière de voir la société, une manière qui durera assez longtemps... avant qu'elle ne découvre le pays profond. Il est vrai que la ville de Bône (Annaba) déjà assez «ouverte» sur la Méditerranée, tout en conservant un fond traditionnel conservateur était bien loin de Aïn Sefra. A noter que, dans son œuvre, les «Européens» sont absents de la scène et seule la coexistence Arabes et Juifs est évoquée.

L'Auteure : D'origine russe, née en février 1877 en Suisse, très tôt musulmane, ayant vécu une partie de son enfance (deux années) à Bône ou Annaba (c'est sa prononciation préférée), une ville inoubliée (sa mère y est enterrée, au cimetière Zaghouane, la «colline sainte», car convertie à l'Islam). A partir de 1899, drapée dans les plis d'un burnous et bottée en cavalier arabe, elle part à la découverte du Sahara dont elle tombera follement amoureuse... et deux années après, elle épouse Slimane, un interprète, sous-officier des spahis. Elle s'initie à la confrérie soufie des Kadirias. Reporter de guerre, elle est emportée par une crue soudaine à Aïn Sefra (où elle réside) à l'âge de 27 ans, le 21 octobre 1904. Elle laisse de multiples écrits : des lettres, des reportages, des articles, des esquisses de roman, des «journaliers», sorte de journal intime... et ces nouvelles.

Table des matières : Présentation/ Rachel/ Rakhil/ El Moukadira/Annexes (La fin de Rakhil imaginée par Victor Barrucand, Note de Victor Barrucand au sujet de Rakhil, Le Magicien, Instruction professionnelle des indigènes)/ Glossaire des mots arabes

Extraits : «Rien de plus difficile à concevoir, pour les êtres dont l'intelligence est très cultivée, que la souffrance de l'intellect inculte, quand il est vif et puissant de par sa nature, et qu'il se débat dans les ténèbres, aux prises avec tout un monde de circonstances et de sensations incompréhensibles pour lui» (p.111).

Avis - Une écriture d'écrivain débutant... mais une écriture qui raconte la vraie vie des villes d'alors, avec sa petite bourgeoisie vivant au jour le jour, ses communautés vivant ensemble mais séparées par des murs invisibles... et avec ses marginaux jouissant pleinement de la vie. Un regard neuf sur la société algérienne mais un regard encore naïf... loin de toute anarchie et plus près de la «française charitable». Et, mille bravos pour l'éditeur et à l'association culturelle locale (de Bejaia) qui a revu, corrigé et reformulé l'ouvrage.

Citations : «Quatre années ou trente mille siècles, n'est-ce point égal ? Le temps n'est qu'une fiction enfantine et les durées ne sont que des leurres» (p47), «L'intelligence est un poison dont la mort seule peut nous guérir. Laisse dormir en toi ce poison, et jouis...» (p 114), «Le propre de tous les vrais sentiments ardents et profonds est de nous donner l'illusion enivrante de leur éternité» (p115).



Yasmina et autres nouvelles algériennes. Recueil de nouvelles d'Isabelle Eberhardt. Editions Talantikit, Bejaia 2015, 248 pages



Certes, j'avais déjà lu des articles, des études et des ouvrages sur Isabelle Eberhardt, personnage de légende ; chaque auteur, selon son orientation politique ou son humeur, faisant pencher la balance d'un côté ou de l'autre. Certains n'y ont vu que la Russe devenue (comme sa mère) musulmane, d'autres, l'amie du Maréchal Lyautey donc trop proche du corps militaire d'occupation (avec tout ce que cela entraîne comme doutes et suspicions), quelques-uns n'ont pas apprécié sa manière de se vêtir et de vivre...

En réalité, on ne peut bien la découvrir qu'à travers ses reportages et ses «nouvelles», écrits à chaud, puisés du terrain (surtout les Hauts Plateaux et le Sahara) et, indirectement, de sa vie publique ou privée. Ils sont rares à être publiés, mais l'ouvrage présent est, peut-être, le plus représentatif de sa personnalité aventurière, certes, mais pas si énigmatique qu'on l'a prétendu.

Les «nouvelles» présentées sont un mélange difficile à démêler. Et, à partir d'un certain moment, on ne sait plus où s'arrête la fiction et où commence la réalité. (...)

Vingt trois textes, longs et courts, dont le plus émouvant (ils le sont tous, en vérité) est «Yasmina», l'histoire d'une toute jeune bédouine, bergère de son état, ayant succombé au charme d'un militaire «kefer», bel officier nouvellement débarqué de France (...)

L'Auteure : Voir plus haut

Extraits : (...), «Le système en vigueur avait pour but le maintien du statu quo... Ne provoquer aucune pensée chez l'indigène, ne lui inspirer aucun désir, aucune espérance d'un sort meilleur. Non seulement ne pas chercher à les rapprocher de nous, mais, au contraire, les éloigner, les maintenir dans l'ombre, tout en bas... rester leurs gardiens et non pas devenir leurs éducateurs» (p 150), «C'est le règne de la stagnation, et ces territoires militaires sont séparés du restant du monde, de la France vivante et vibrante, de la vraie Algérie elle-même, par une muraille de Chine que l'on entretient, que l'on voudrait exhausser encore, rendre impénétrable à jamais, fief de l'armée, fermé à tout ce qui n'est pas elle» (p 150).

Avis - Un style «(très) grand reportage»

Citations : «Le crime est souvent, surtout chez les humiliés, un dernier geste de liberté» (p131), «Si tous les bras retombaient impuissants devant l'œuvre à accomplir, si personne ne donnait le bon exemple, le mal triompherait toujours, incurable» (p 148).

(Fiche de lecture déjà publiée en février 2019. Extraits pour rappel. Fiche complète in www. almanach-dz.com/bibliotheque d'almanach/population)