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La politique comme continuation de la guerre

par Derguini Arezki

« La politique est la guerre continuée par d'autres moyens »[1].

Cultiver les extrêmes dans une société, c'est se donner les moyens d'en triompher.

« L'amour de la bonté, sans amour d'apprendre, est obscurci par la sottise. L'amour du savoir, sans amour d'apprendre, est obscurci par la vaine spéculation. L'amour de l'honnêteté, sans amour d'apprendre, est obscurci par la naïveté mal dirigée. L'amour de l'audace, sans amour d'apprendre, est obscurci par l'insubordination. Et l'amour de la rectitude du caractère, sans amour d'apprendre, est obscurci par l'intransigeance. »[2]

«Cherchez le savoir même en Chine, car la recherche du savoir est une obligation pour tout musulman ».[3]

On pourrait dire qu'il a fallu comme attendre Michel Foucault pour que Clausewitz rejoigne Sun Tzu dans la théorie de la guerre. La politique comme continuation de la guerre (Foucault) est un renversement de la thèse la guerre comme continuation de la politique (Clausewitz). Ce renversement établit sur un même plan et dans un continuum la politique (la paix) et la guerre : la politique continue la guerre par des moyens non militaires et la guerre continue la politique par des moyens militaires, ainsi les différentes guerres poursuivant des buts idéologiques, militaires, technologiques ou économiques sont-elles les différenciations d'une seule guerre en même temps que les unes dans les autres, se soutenant et s'impliquant mutuellement. Toute la question est de savoir ce que leurs rapports, leur imbrication ou désimbrication, leur complémentarité ou leur non-complémentarité, donnent.

Les compétitions peuvent se retourner en guerre et la guerre en compétitions. Les deux thèses se complètent au lieu de s'exclure. La guerre n'est pas première et la compétition non plus. Elles se supposent mutuellement. La compétition (la paix) conduit à la guerre, la guerre conduit à la compétition.

La compétition idéologique peut servir la guerre en cultivant les extrêmes dans une société, la guerre peut servir la compétition idéologique en atomisant la société. La compétition technologique peut alors décider de la guerre. On a donc changé de concept de guerre. La guerre est dans la paix, la paix dans la guerre. Les sociétés guerrières (caractérisées par une division sociale fondamentale établie par la guerre et instaurant la domination d'une classe de guerriers sur des paysans se reproduisant du fait du redoublement de cette division par celle entre propriétaires et non-propriétaires) ont enfanté une industrie militaire de laquelle s'est découplée une industrie civile afin qu'elles puissent porter leur guerre hors de chez elles et conquérir le monde par les armes et les marchandises.

Une telle industrialisation a donné sa force à l'Occident, mais aussi sa faiblesse. Faiblesse qui s'est d'abord déclarée avec l'Union soviétique du fait du découplage de l'industrie militaire et de l'industrie civile. Le découplage de l'industrie civile et de l'industrie militaire renvoie à la domination de la compétition idéologique dans la société et vis-à-vis du monde. La construction de l'industrie ne renvoyant plus à la compétition sociale dans la compétition mondiale.

Elle s'est déclarée ensuite dans le reste du monde sous hégémonie occidentale du fait de l'opposition de la nature et de la société. La guerre de tous contre tous, de la société contre la nature, arrache au travail vivant humain et non humain les ressources qui l'entretiennent. La société émerge de cette guerre du fait de la complémentarité du travail vivant et du travail mort, de la nature et de la société et s'y abîme du fait de leur non-complémentarité. Elle ne peut plus tirer de la nature les ressources nécessaires à sa dynamique. L'arme de la mort devenue outil de la vie matérielle avec les révolutions industrielles européennes s'est retournée en outil de la mort avec la crise climatique et l'explosion mondiale de la production et de la consommation.

Habitudes de pensée ...

Mais pour que les pensées de la guerre de Clausewitz rejoignent pratiquement celles de Sun Tzu, on ne peut passer par-dessus certaines habitudes de pensée.

Des mythes de la domination de la nature et de l'histoire comme progrès découlent les habitudes de pensée occidentales. Habitudes qui se donnent pour universelles malgré l'étroitesse de l'expérience historique qui les porte.

« Contrairement à l'approche occidentale qui considère l'histoire comme un processus qui progresse vers plus de modernité à travers une série de victoires intégrales sur le mal et sur l'arriération, la vision chinoise traditionnelle de l'histoire insiste sur un processus cyclique de déclin et de rectification, dans lequel la nature et le monde peuvent être compris, mais jamais entièrement maîtrisés. Le mieux qu'on puisse faire est de se développer en harmonie avec eux. »[4]

Le célèbre début de l'Épopée des Trois Royaumes, un ouvrage du XIVe siècle qui a fait l'admiration de nombreuses générations de Chinois (parmi lesquels Mao qui, dit-on, s'y serait plongé de façon presque obsessionnelle dans sa jeunesse), évoque ce cycle perpétuel : « L'empire, longtemps divisé, doit s'unir ; longtemps uni, doit se diviser. Il en a toujours été ainsi. »[5]

Les sociétés et les nations ont tendance à se croire éternelles et sont très attachées au récit de leurs origines. Une caractéristique particulière de la Chine est qu'elle semble ne pas avoir de commencement. Elle fait son entrée dans l'histoire non comme un État-nation ordinaire, mais sous l'aspect d'un phénomène naturel permanent. Dans l'histoire de l'Empereur Jaune, vénéré par de nombreux Chinois comme le souverain fondateur et légendaire, la Chine paraît avoir toujours existé. Au moment de l'arrivée mythique de l'Empereur Jaune, la civilisation chinoise a sombré dans le chaos. Des princes rivaux se prennent à la gorge et maltraitent le peuple, tandis que le souverain affaibli est impuissant à maintenir l'ordre. Levant une armée, le nouveau héros pacifie le royaume et est acclamé comme empereur.[6]

Une société qui a forgé ses habitudes de pensée au cours de quelques siècles dans une certaine constance n'a pas la même conception de l'histoire qu'une société qui s'est pensée pendant quelques millénaires dans une certaine instabilité :

En 1863 encore, l'empereur de Chine (lui-même membre d'une dynastie mandchoue « étrangère « qui avait conquis la Chine deux siècles auparavant) envoya une lettre à Abraham Lincoln pour lui annoncer l'engagement de la Chine à entretenir de bonnes relations avec les États-Unis. Le message de l'Empereur reposait sur l'assurance grandiloquente qu' « ayant reçu avec respect des Cieux la mission de gouverner l'univers, nous considérons à la fois l'empire du Milieu [la Chine] et les pays situés à l'extérieur comme les membres d'une seule famille, sans la moindre distinction ». Au moment où cette missive fut envoyée, la Chine avait déjà perdu deux guerres contre les puissances occidentales, fort occupées à se tailler des sphères d'intérêt dans le territoire chinois. L'Empereur semble avoir traité ces catastrophes comme d'autres invasions barbares dont l'endurance et la supériorité culturelle de la Chine avaient fini par triompher.[7]

Tout se passe comme si des deux conceptions l'une pensait la société au-dessus de la nature et en guerre avec elle pour la maîtriser, alors que l'autre s'efforce de penser la société dans la nature et en harmonie avec elle. Comme si l'on avait à faire avec deux peuples différents : un peuple guerrier et un peuple paysan. Un peuple qui se pense au-dessus de la nature et se règle sur sa domination, un autre qui se pense dans la nature et se règle sur sa conformité.

La séparation du savoir religieux et du savoir profane

Le hadith authentique corrigeant le hadith apocryphe mis en exergue permet deux interprétations quant au savoir. Faut-il entendre par savoir le savoir en général ou le seul savoir religieux ? Et le savoir en général dont il s'agit, n'est-ce pas précisément la philosophie grecque ? Car y-a-t-il un savoir en général ? Et cette opposition entre savoir profane et savoir religieux n'est-elle pas une habitude de pensée étrangère que la pensée musulmane conservatrice a importée pour son service ? La société se défend comme elle peut, use des ressources dont elle peut disposer, emprunte à son ennemi les armes de son combat. On peut soutenir que cette habitude de pensée ne vient pas du fonds musulman, qu'elle a été empruntée, croyant le faire à bon escient. L'interprétation sera dite apocryphe afin de réserver le savoir au savoir religieux, à son propre savoir, pour écarter cet autre savoir totalisant, la philosophie grecque. Il aurait fallu cependant restituer cette dichotomie après service rendu afin qu'elle n'arrange pas à son goût et subrepticement les habitudes de la maison qui l'a accueillie.

La séparation du savoir religieux du savoir profane renvoie à la séparation du Ciel et de la Terre, de Dieu et de sa création, de la société et de la nature. Aux uns le travail de la Terre, aux autres la communication avec le Ciel. Dieu aurait donné un Livre à ces derniers pour soumettre les non-humains aux humains et parmi les humains les vulgaires aux saints. Mais parmi les humains on en vint à découvrir un autre Livre qui n'était pas descendu du Ciel, mais était caché dans la Nature. Un Livre qui parlait le langage mathématique (Galilée Galileo). On se retrouva avec deux Livres bien distincts l'un de l'autre pour composer deux sociétés et gouverner le monde. Deux types de Livres procédant d'une même source, d'un même Savoir et d'un même Pouvoir, pourtant n'étant pas l'un dans l'autre, se complétant et s'opposant par le fait de deux clergés, l'un religieux et l'autre laïc, hommes de Science ou hommes de Religion. Le second Livre étendra rapidement son empire sur la Société et consacrera la dissociation du savoir en savoir religieux et savoir profane, mais conservera la dissociation du savoir savant et du savoir profane. Les Mathématiques triompheront des Écritures saintes, car l'expérience sociale aura été engrossée par les premières et aura été vidée des secondes. Le clergé laïc prendra la place du clergé religieux. Il savait déchiffrer les lois de Dieu dans la nature alors que le clergé religieux avait perdu la communication avec le Ciel et s'était tourné vers les biens de la Terre. Il sera chassé de la Cour par le nouveau clergé. Des deux Savoirs, l'un sera florissant nourrissant le progrès matériel et l'autre régressant, nourrissant la méditation.

L'interprétation qui ne veut retenir que le savoir religieux du savoir, qui scinde le savoir et sépare donc le savoir du savoir religieux, la lecture des signes de la nature des signes du Livre saint, la marche des humains de la marche des non humains, se place dans cette division dichotomique de la société et de la nature. Aux uns la Liberté, aux autres l'esclavage. En même temps, elle rompt l'unité de l'expérience humaine, pour la confier à deux clergés. Rupture qui assure la domination de la classe des guerriers propriétaires. Une telle interprétation est le résultat de l'intrusion d'une habitude de pensée chrétienne qui est sortie de la chambre d'hôte pour se faire la gouvernante de la maison musulmane.

D'un autre côté, quand la langue arabe pensait en pensant dans la langue grecque, elle ne s'interrogeait pas sur ses habitudes de pensée et celles grecques, elle adoptait ses produits (énoncés) sans s'interroger à ses procédés de fabrication (habitudes). Elle s'ouvrait à de nouvelles habitudes, en s'identifiant à certaines d'entre elles, usant d'elles et prêtant attention à leur productivité. Avec les colonisations européennes, les révolutions scientifiques et industrielles, la pensée arabe subjuguée, s'occidentalise davantage dans ses habitudes de penser. Par ailleurs, il lui faut penser, s'exprimer dans les langues des occupants pour être audible au monde. Mais n'ayant pas pensé distinctement les habitudes de sa langue et celle de l'occupant, n'ayant pas mis d'ordre dans leur rapport, elle ne peut plus se dissocier distinctement des habitudes de pensée de la langue de l'occupant. Sa pensée se diffracte alors.

Les penseurs musulmans ne sont pas allés chercher le savoir en Chine, ils ne sont pas sortis de leur confrontation avec les cultures européennes. Les dichotomies de la pensée chrétienne se sont substituées aux oppositions de la pensée arabe, celles-ci ne se sont pas enrichi des oppositions de la pensée chinoise. Au commencement, ils ont voulu penser dans la langue grecque ou s'y opposer, mais sans expliciter les bases de leur confrontation. Leur opposition est restée purement religieuse, affaire de théologiens, ou à l'opposé, leur pensée est devenue un commentaire de la langue grecque. Ils ont manqué d'une base de comparaison qui aurait permis d'expliciter les habitudes de pensée de chacune des deux langues et cultures en interaction.

La langue chinoise aux habitudes de pensée non dichotomiques permet seule à la langue arabe de faire saillir ses habitudes de pensée non dichotomiques avec les langues grecque et de culture monothéiste aux habitudes dichotomiques. Les langues de culture monothéiste ne peuvent pas entrer par effraction dans la langue chinoise de culture non monothéiste. Pour se penser dans la langue chinoise, une langue de culture monothéiste doit découvrir ce qui pense, mais n'est plus pensé, autrement dit ses habitudes de pensée et celles chinoises, leurs évidences, ce qui travaille dans les langues, mais n'a plus besoin d'être pensé.

En culture monothéiste, l'écriture est d'abord rapport à la parole : elle naît de la volonté de fixer, transmettre ou interroger un dire (qu'il soit divin, philosophique ou subjectif). En Chine, l'écriture est un rapport au cosmos, un prolongement du corps au cosmos : elle est un geste inscrit dans l'harmonie du monde, une manière de faire circuler les forces (le qi) dans un espace symbolique et matériel. Le rapport originel de l'écriture chinoise à la divination révèle une telle conception à la fois rituelle, cosmique et non phonétique du signe écrit. Elle ne naît pas d'un besoin de transcription, mais d'un geste sacré de médiation : écrire, c'est interroger l'invisible, tracer le destin, inscrire l'homme dans l'ordre du Ciel. Pour faire image, on pourrait comme parler d'une langue/écriture transcrivant la manière de parler du cosmos, que s'efforcerait de comprendre l'Homme chinois entre Ciel et Terre. Ici langue de Dieu et de l'homme, là langue du cosmos. L'injonction du message coranique lis ! s'interprétera ici par Prêches, là par déchiffres ou apprends ! La suite de la sourate et sa place dans la révélation pourraient peser en faveur de la seconde interprétation.

Se pose alors la question : Dieu ne parle-t-Il, n'éclaire-t-Il, ne commande-t-Il qu'aux hommes ? Il semble que cela soit le cas pour la sécularisation chrétienne : Dieu ne parle pas avec la nature, Il l'a soumise une fois pour toutes à des lois. Il parle des langues humaines, sémitiques, mais Il ne fait pas parler toute chose, ne parle pas tout langage. Pour les Chinois, c'est un monde invisible qui leur parle, c'est l'innommé qui parle.

Pour les musulmans, qui ne se sont pas appuyés sur la Chine pour établir une bonne distance avec les habitudes de pensée grecque puis occidentales, on en arrive à dire que Dieu a parlé et ne parle plus, ni aux hommes ni à ses autres créatures. Les lois de la nature occidentales, établies et fixées une fois pour toutes, sont comme passées de la nature à la société musulmane, dans des lois sociales établies une fois pour toutes. Une habitude de pensée de tradition chrétienne adoptée pour se défendre de cette même tradition.

De ce que nous savons de la culture musulmane, Dieu ne cesse pas de s'exprimer, de s'adresser à ses créatures. S'il a cessé de parler aux hommes dans une de leur langue (fin de la prophétie) il ne cesse pas de s'adresser, de commander au cours des choses, à ses créatures. C'est désormais au travers des choses qu'Il s'exprime, dans la vie de choses, muettes ou expressives, qu'il faut aller chercher ce qu'Il dit. Il faut lire un Livre de la nature qui ne cesse pas de s'écrire pour nous au travers de nos expériences. Ce Livre n'a pas de début et n'a pas de fin, comme on pouvait le croire au début de la Science (nombre limité de lois de la nature) et comme peut le prétendre le mythe de la domination de la nature qui survit à cette croyance. On ne peut dominer ce qui n'a pas de limites. Ce Livre a pour les musulmans un auteur, mais leur connaissance en sera toujours limitée. Pour les Chinois, il est en constant renouvellement. On peut donc situer le monde musulman entre le monde chrétien et le monde chinois, il tient des deux mondes, le monde du monothéisme et le monde du Dao. Jusqu'à présent, on peut dire que de par sa rétraction sous l'emprise occidentale, ses habitudes de pensée sont une réduction simplificatrice des habitudes de la pensée chrétienne sécularisée. Un peu comme le marxisme-léninisme russe le fut du marxisme occidental. Dans sa rétraction extrême, il appelle à une application extrême du modèle occidental de la nature, celui des lois fixes, à la société.

Il faut donc parler pour la Chine plutôt d'écriture chinoise que de langue chinoise. Il y a une écriture chinoise et des langues chinoises. Une écriture qui n'est pas transcription d'une langue, qui n'est pas une langue qui s'impose à d'autres langues. Comment compter sur une langue pour comprendre l'univers ? pense le Chinois. Il faut être Fils de la Parole pour le croire. Les Chinois ne partagent pas une langue, ils ne se comprennent pas nécessairement quand ils parlent, ils se partagent et se comprennent dans une écriture et se partagent dans des langues qui n'ont pas besoin de se comprendre. La langue alphabétique plus universelle que l'écriture chinoise ?

L'autonomie d'une langue se décide donc dans le rapport aux autres langues, dans ses habitudes de pensée. Penser dans une autre langue que la sienne fait courir le risque de ne plus penser que dans cette autre langue. Nous ne savons pas, enfant quand nous imitons nos parents, comment nous apprenons à penser. On dit que les enfants sont particulièrement doués pour apprendre les langues. Ils ingèrent les façons de parler. Ils les absorbent comme des éponges. Donc quand un adulte apprend une langue étrangère, il ne sait d'abord pas comment il l'apprend. C'est dans l'exercice de la pensée, dans la mise en ordre des habitudes de pensée qu'il les éprouve. Il peut sortir et entrer dans certaines habitudes sans y penser, souvent par commodité pour se dire et dire le monde, mais certaines finissent par établir un certain ordre, produire une certaine vision du monde. Une langue pouvant mieux parler du monde qu'une autre pourra monopoliser la parole. Regarder le président Macron parler, peut-on mieux parler ? me souffle une voix. Il s'écoute trop parler. Le monde occidental se parle à lui-même quand il parle aux autres. Ce n'est pas sans raison, ses habitudes de pensée ont gagné le monde. Il croyait qu'il était le seul en mesure de faire l'expérience du monde, de penser et de dire le monde. L'héritier d'un Dieu omniscient, tout-puissant, rejeton des mythes de domination de la nature et de l'Incarnation. Mais des sociétés de culture différente ont pris ses habitudes de penser pour revivifier et non se défaire des leurs. Ce n'est pas un hasard si un tel fait est celui d'une culture profondément enracinée. Les habitudes empruntées complètent celles qui les empruntent sans les déraciner, sans se substituer à elles complètement, elles renforcent la culture au lieu de la détruire.

C'est en explicitant ses propres habitudes de pensée, qui ne peuvent saillir que dans une rencontre avec d'autres habitudes, en transformant ses propres habitudes de pensée et intégrant de nouvelles habitudes, autrement dit en rendant la langue capable de comprendre sans être « comprise », en substituant de nouvelles habitudes aux anciennes pour les compléter et non pour les effacer, que se développe la pensée. Une langue se cultive dans une culture, cultive une culture. Une société qui ne peut pas se penser, n'a pas la langue pour se penser, n'est pas « équipée » pour cultiver sa « terre », et par conséquent ne peut avoir de culture propre. Se faisant, l'économie formant sa culture matérielle, elle n'aura pas d'économie cohérente.

... quant à la guerre

La société occidentale est par essence guerrière. La guerre a divisé la société en paysans et guerriers, elle accorde aux premiers la subsistance, aux seconds le métier des armes, la propriété, l'appropriation du surplus et l'investissement dans les armes. L'outil par excellence a d'abord été l'arme, l'outil de la société guerrière.

Selon la théorie de la rivalité mimétique de René Girard[8], la violence n'est pas d'abord politique ou biologique, mais mimétique. Il considère que les rapports humains sont essentiellement des rapports d'imitation, de concurrence. Ne pouvant imiter, dépasser et soumettre, il faut alors détruire. Il oublie cependant le cadre d'une telle rivalité mimétique : la société guerrière. Il affirme quelque part que « ces rapports de concurrence sont excellents si on en sort vainqueurs, mais si les vainqueurs sont toujours les mêmes, alors, un jour ou l'autre, les vaincus renversent la table du jeu. Cette concurrence mimétique, quand elle est malheureuse, ressort toujours, à un moment donné, sous une forme violente.» Il ne voit pas que cette rivalité mimétique est consubstantielle de la société guerrière. Elle ne démarre pas chez le vaincu. Elle n'a pas de début et de fin dans une telle société. Dans l'imitation, la rivalité ne se transforme en violence que parce que l'imitateur veut échanger sa place avec l'imité, que l'imité refuse de se prêter au renversement des rôles et recourt à la violence. La violence est donc tout à la fois biologique, politique et mimétique si on n'oublie pas que dans l'harmonie, le règne biologique, il y a vie et mort, prédation, mais dans le règne politique, ce n'est que dans les sociétés guerrières que l'imitation se transforme en rivalité mimétique de par la violence sous-jacente.

La vision traditionnelle de la puissance repose sur une série limitée de facteurs, dont les capacités militaires. Elle s'est raffinée avec l'introduction du concept de soft Power (Joseph Nye) qui souligne l'existence de capacités de persuasion non liées à la coercition. Avec la montée des interdépendances dues à la mondialisation s'impose l'idée de puissance structurelle (Susan Strange). Elle met l'accent sur l'importance de la définition du cadre d'action dans lequel opèrent les acteurs de l'espace mondial.

Max Weber définit la puissance comme « toute chance de faire triompher, au sein d'une relation sociale, sa propre volonté, même contre des résistances, peu importe sur quoi repose cette chance ». Pour Clausewitz « la guerre est un acte de violence dont l'objectif est de contraindre l'adversaire à exécuter notre volonté ». Michel Foucault dans son cours du Collège de France, défendre la société, va plus loin : le but ultime de la guerre étant la domination, la politique est la continuation de la guerre par d'autres moyens. La guerre est partout, protéiforme. Michel Foucault fait remonter à la surface de la pensée le fonds guerrier de la société occidentale. Ce fonds que suppose la pensée et qui n'est plus pensé, ce fonds qu'elle peut refouler quand elle peut user de ses moyens de persuasion non militaires.

Susan Strange propose la notion de « puissance structurelle qu'elle définit comme « la capacité de façonner et de déterminer les structures de l'économie politique globale au sein desquelles les autres acteurs doivent opérer » [9]. Cette notion rend compte de la faculté d'un acteur, quelle que soit sa nature, d'influer sur la manière dont l'espace mondial se structure et dont les relations entre acteurs se nouent, et de peser sur la définition des règles en vigueur dans les domaines clés de la compétition internationale. On se rapproche ici d'une conception chinoise de la guerre : quand une bataille armée s'engage entre deux parties, la guerre est déjà gagnée dans des batailles non armées. Aujourd'hui, ce qui importe n'est plus d'être le plus fort à un jeu donné, mais d'être celui qui fixe les règles du jeu.[10 ]

La société d'essence guerrière exprime sa souveraineté dans la puissance structurelle de faire vivre et de faire mourir[11]. De fabriquer, de faire vivre des esclaves non humains, de faire mourir d'inutiles vivants. Elle fabrique une armée d'esclaves non humains pour soumettre les vivants à sa volonté. Elle fait mourir des vivants qui lui disputent les ressources.

... quant à l'économie ou le guerrier par excellence

On ne peut être dans le monde sans subir la loi de ses interdépendances, la société doit fonctionner de manière adéquate dans un monde en compétition. De victoire en défaite et de défaite en victoire, la société doit pouvoir se renouveler, repartir dans la compétition, pour pouvoir subsister. La société se fragmente si elle ne peut se recomposer. Le monde sous hégémonie occidentale a imposé une libre concurrence, un échange inégal.

La production est destruction et création. Elle est destruction d'activités et création de nouvelles activités. Dans la production mondiale, la compétition ne crée pas d'activités partout là où elle en détruit. Elle est destruction créatrice où la compétition triomphe, elle est pure destruction là où elle échoue. La production se concentre ici et se rétracte là.

La production est d'abord production de savoir, production immatérielle où l'opposition du travail vivant et du travail mort est dissoute. La différenciation du travail vivant et du travail mort dépend de la capacité d'objectivation du travail vivant en travail mort, de la disponibilité de matières et d'énergie. La résilience d'une société dépend donc du travail vivant et de sa production immatérielle, du savoir subjectivé.

Soumettre toute la production sociale à la compétition mondiale peut conduire à la destruction totale de la production en pays sous-développé. Il importe donc de dissocier une économie domestique de subsistance d'une économie domestique d'exportation, une économie exposée à la compétition internationale d'une économie non exposée. Il importe de distinguer une économie qui prise dans l'économie mondiale peut tourner sur elle-même, d'une autre qui ne le peut pas. La première peut subir les chocs extérieurs, peut-être indestructible, la seconde ne le pourra pas et aura toujours besoin de l'assistance extérieure qui lui imposera ses conditions. Au cœur de cette économie domestique, il y a la nouvelle alliance de la nature et de la société, du travail vivant naturel et du savoir humain.

Production et consommation. Pour sortir de l'hégémonie occidentale, pour changer les règles de la compétition, il faut d'abord triompher de celles qui se sont imposées. Parce que la Chine substitue sa production matérielle à celle de l'Occident et accumule le savoir-faire, elle triomphe de la compétition et du libre-échange, malgré l'échange inégal. Pour accroitre la production et accumuler le savoir-faire, elle produit pour la consommation mondiale et non pour sa propre consommation. Elle porte ainsi sa production au niveau des standards de la production mondiale. Elle produit pour apprendre à travailler, pour porter son travail aux niveaux supérieurs. En produisant pour la consommation mondiale, elle élargit la base de la mécanisation du travail et de l'accumulation du savoir-faire. La mécanisation peut s'accélérer et la production augmenter.

La société guerrière de classes ne peut s'attacher la classe des travailleurs que par la consommation. La société chinoise qui a placé le paysan au-dessus du guerrier dans sa hiérarchie traditionnelle des valeurs, avait fait du paysan un guerrier en temps de guerre ; elle a fait, pourrait-on dire aujourd'hui, du producteur le guerrier par excellence.

On entend dire des experts occidentaux qui ne dialoguent qu'avec eux-mêmes, que le principal défi chinois est de passer d'une économie axée sur l'investissement et l'exportation à une économie axée sur la consommation et les services. Mais c'est confondre l'état d'esprit chinois et celui occidental. L'importance de la consommation n'a pas la même place dans une société riche de sa production et de son savoir-faire et dans une société à la production et le savoir-faire émergents. Le système démocratique oblige la classe des propriétaires à soutenir et à piloter la consommation des travailleurs. La classe des propriétaires de moyens de production achète le travail de la classe des propriétaires de leur seul travail par la consommation. Ainsi peut se résumer le compromis social-démocrate de la société de classes héréditaires pour impliquer la classe des travailleurs dans la compétition économique mondiale. Dès lors que la société de classes ne peut plus accorder un pouvoir d'achat croissant sur la production mondiale aux travailleurs, dès lors que ce pouvoir d'achat baisse, elle revient à sa division fondamentale entre guerriers et producteurs, à une soumission du travail violente. Elle doit alors externaliser son excès de main-d'œuvre ou en faire une chair à canon.

L'autorité du parti communiste chinois repose davantage sur la conquête des marchés extérieurs et le renforcement de ses liens extérieurs que sur la croissance de la consommation intérieure. La puissance n'a pas la même signification en société émergente et en société dominante. Elle repose en Chine sur la puissance productive, sur le producteur et non sur le consommateur. Il faut semer avant de récolter et il ne suffit pas de semer pour récolter. Il faut du temps et du travail complémentaire pour récolter. Il faut d'abord disputer la production aux sociétés dominantes avant de leur disputer la consommation. La gloire du Parti communiste et du peuple chinois est dans le meilleur rapport de la société chinoise au travail (humain et non humain), un rapport qui est davantage de contribution que d'extraction. Vivre mieux, c'est d'abord faire mieux.

Les sociétés postcoloniales ont été corrompues par la consommation. Elles ont imité sans savoir ce qu'elles imitaient. Elles ont importé la consommation, elles n'ont pas exporté leur production. Elles ont servi de marchés de consommation pour l'offre mondiale excédentaire, elles n'ont pas servi de marchés de production pour les marchés de consommation mondiaux. Elles ont exporté leur énergie et leurs matières sans importer de savoir-faire.

La société guerrière a soumis la technologie à la guerre, le travail vivant au travail mort, elle ne peut pas triompher. Le travail mort ne crée pas de valeur, n'avait pas tort de soutenir K. Marx. Il avait seulement tort d'opposer de manière dichotomique le travail vivant du travail mort, d'exclure le travail non humain du travail vivant. La nature triomphera d'une telle société ; contre le travail vivant, elle conduira le monde à la catastrophe. Peut-être a-t-elle besoin d'une telle catastrophe pour se remettre en cause elle et ses croyances (Walter Benjamin).

Emporter une compétition technologique sous une hégémonie épistémique occidentale suppose une mobilisation complète et ordonnée des ressources en faveur du triomphe d'une compétition marchande monopoliste. Une soumission ordonnée de l'ensemble de l'économie à l'économie marchande. Car sous une telle hégémonie la guerre technologique n'est que la pointe émergente de la guerre tout court. La société européenne et la domination occidentale sur le monde se sont construites par la guerre. Dire que la domination se construit sur le rapport de forces est insuffisant, elle s'est construite sur un rapport de forces violent. Le monde est rapports de forces, le vivant est rapports de forces. Le rapport de forces économique occidental, l'échange inégal, a été imposé par la force militaire, l'échange n'a été libre et volontaire, qu'une fois ses règles fixées par la domination militaire. Les nations n'ont pas eu le choix d'échanger avec les puissances occidentales, la force militaire a imposé ses marchandises, quand ces puissances dans leur compétition guerrière ont étendu leur compétition au monde. La guerre de militaire est devenue économique.

La société algérienne n'a pas vécu la même situation que les sociétés d'Extrême-Orient. À ces dernières les puissances militaires mondiales ont imposé des marchandises. À la société algérienne, elles ont enlevé le moyen de subsistance. Le défi que les sociétés devaient relever était différent.

Pour changer les règles de la compétition imposées par l'Occident, il faut d'abord les accepter, les ruiner de l'intérieur. Les révolutions ont échoué, car elles voulaient les ruiner de l'extérieur. Elles n'ont pas réussi à transformer les guerres politiques et militaires en guerres économiques, la guerre du travail mort contre le travail vivant en guerre du travail vivant contre le travail mort. Elles n'ont pas emporté, dans une telle compétition marchande monopoliste, la compétition technologique.

Depuis que des nations non occidentales emportent des compétitions technologiques dans la compétition économique, la guerre économique menace de tourner en guerre armée. Une fois que le challenger a emporté une telle compétition, il se heurte à la domination militaire qui avait imposé les règles de la guerre économique. La guerre comme continuation de la politique par d'autres moyens se fait alors évidence, la guerre économique peut se transformer en guerre tout court et il faut au challenger emporté la guerre militaire. Les tenants des anciennes règles ne peuvent plus séparer guerre et compétition, la domination économique ne suivant plus la domination militaire, ils doivent détruire les capacités du challenger, modifier les cadres de la domination militaire, revoir les règles de la guerre économique. Le challenger doit lui être en mesure de poursuivre sa guerre économique malgré les barrages politiques et être en mesure de la transformer en guerre militaire en cas de nécessité. Il doit montrer qu'il peut transformer ses victoires économiques en victoire militaire. Le Japon se suicide dans la guerre économique faute de ne pas pouvoir remettre en cause les cadres de sa soumission militaire ; ses succès économiques l'épuisent et ne peuvent remettre en cause sa défaite militaire. Il faut donc pour le challenger s'armer pour ne pas faire la guerre, pour montrer au perdant de la guerre économique qu'il perdra aussi la guerre militaire.

Dans le continuum de la compétition et de la guerre, le savoir et l'énergie sont le moteur. La guerre idéologique et la guerre technologique en sont deux extrêmes. Idées extrêmes et puissance matérielle extrême. Le savoir-être et le savoir-faire y sont les plus démunis. Le recours à la force est une négation du savoir. La production industrielle est un moment de la transformation de la production scientifique. Le savoir est au cœur de la production, il peut se réfugier dans un segment de la chaîne de production. Externaliser et objectiver une production matérielle c'est objectiver une capacité de production intellectuelle et mentale. Il faudrait distinguer entre les capacités de production matérielles et les capacités de production intellectuelles et mentales. La guerre technologique suppose de telles capacités matérielles, mais la guerre suppose des dispositions plus larges. Les capacités culturelles et intellectuelles permettent de s'adapter à différents contextes objectifs de guerre, permettent de gérer différents contextes objectifs de forces. Le fonds de savoir d'une société lui permet d'opérer le choix quant à la combinaison des techniques qui peuvent être mises en œuvre.

En resserrant le rapport entre recherche scientifique et application technologique comme le fait l'Occident aujourd'hui, en portant atteinte à l'autonomie de la recherche, en soumettant toute l'économie marchande monopoliste à la compétition technologique, on ne développe pas l'esprit et le fonds de savoir nécessaires à l'adaptation d'une économie vouée à l'instabilité, tel un contexte d'après-guerre par exemple. Dans un avenir promis à l'instabilité, la recherche scientifique ne sert pas uniquement la guerre technologique, elle sert aussi l'adaptabilité, la résilience d'une société. Elle doit prendre prétexte de la guerre technologique pour innover et élargir la présence de l'esprit humain dans le monde. La science et la technique sont ce qui permet à l'homme de se voir dans le monde, ce qu'il est dans le monde. À un moment donné, s'il a préservé une mémoire de long terme, ce qu'il est et a été dans différents contextes, il décidera de ce qu'il peut faire de l'histoire de ses différentes présences au monde. Il dispose d'un éventail de situations et de choix techniques qui lui permettront de déterminer le choix pertinent qui convient à la nouvelle situation. Plus cet éventail sera large, mieux il pourra construire ses choix.

La Chine entreprend une guerre technologique dans la guerre économique actuelle, mais elle n'a besoin de la puissance militaire que parce qu'elle doit convaincre la puissance militaire adverse de ne pas y recourir. Dans un monde encore dominé par des sociétés guerrières, sous l'emprise d'une « puissance structurelle » occidentale, elle étale sa puissance pour ne pas en faire usage. Elle entreprend de dissuader de l'usage de la force. Elle n'a pas besoin de la puissance militaire pour imposer sa force, elle compte sur d'autres puissances pour défaire la puissance structurelle occidentale. On peut supposer par conséquent, qu'au contraire de l'Occident, son économie n'est pas entraînée toute entière dans cette compétition monopoliste qu'elle n'entreprend que pour épuiser son adversaire dans cette course pour l'innovation. Elle montre qu'elle est la plus forte même en acceptant de jouer avec des règles qui ne sont pas les siennes. Elle sait mieux jouer les règles que ceux qui les ont dictées. Mais ce serait une erreur de penser que ses propres règles se confondent avec celles qu'elle a dû accepter. On ne joue bien des règles d'autrui que si l'on a ses propres règles. La Chine est entrée dans un monde qui n'est pas le sien, elle habitera ce monde mieux que ceux qui l'ont conçu, mais elle ne s'y résorbera pas et le monde qu'elle a investi et poussé à ses limites ne pourra pas subsister. Le monde aura besoin de nouvelles règles pour subsister. C'est alors que l'on saura si la Chine a simplement ruiné le monde occidental ou si elle apporte de nouvelles règles pour un monde nouveau.

Il me semble que la Chine a mieux compris que l'Occident les raisons de la chute de l'empire soviétique. La victoire de l'Occident sur lui-même a été comprise par l'Occident comme une victoire du capitalisme sur le socialisme. Il ne voit pas encore que c'est la soumission de toute la compétition russe à la compétition militaire dans une compétition mondiale monopoliste qui a ruiné l'économie russe.

Je ne considère pas la Russie et l'empire russe comme non occidental, ni le socialisme russe étranger au socialisme occidental, ni la conception russe de la guerre étrangère à la conception occidentale de la guerre. La compétition bien qu'étendue au monde est restée interne à l'Occident avec l'URSS. Elle se poursuit aujourd'hui avec la guerre en Ukraine et a pour enjeu de nouveaux rapports de force en Europe. Cette guerre est d'abord européenne, le Sud global le sent bien et les USA donnent le sentiment qu'ils ont un intérêt différent de celui européen.

La Russie, à la différence de la Chine et de l'Inde, ne s'identifie pas au Sud global, elle cherche à être le leader d'une majorité mondiale qu'elle définit en opposition à la minorité occidentale qui refuse de lui faire la place qu'elle mérite et que lui donne ses ressources au sein de l'Europe. L'Angleterre, la France et l'Allemagne ont peur de la place que le monde pourrait lui accorder. L'Europe est un marché de consommateurs, pas de producteurs de matières premières et d'énergie pour les pays producteurs.

De sa semblance au monde occidental, on voit bien que le projet de Russie impériale a du mal à tenir la route, il pense encore la guerre à la manière du général autrichien et non du général chinois. Poutine pensait écraser l'Ukraine.

Quant aux USA, peu d'experts occidentaux comprennent l'imprévisibilité du président américain. Ils ne voient pas que les USA doivent changer les cadres de la compétition mondiale, revoir le système des interdépendances, pour espérer encore contenir la progression de la Chine. Si le président américain semble disposer d'une grande liberté, c'est que ses calculs doivent être extrêmement clairs. Bloquer la progression de la Chine au Moyen-Orient, séparer la Russie de la Chine en lui offrant une autre place en Europe.

L'Algérie ne doit pas se tromper, pour la Russie elle fait partie de la majorité mondiale qui va l'aider à regagner sa place en Europe, mais elle ne fait pas partie de son camp.

L'IA et le suicide de l'Occident.

La compétition économique et technologique peut pousser l'Occident au suicide. De soumettre la compétition sociale et économique à la compétition technologique et militaire, de substituer constamment du travail mort au travail vivant, il exacerbe la vie sociale et naturelle. En déqualifiant et soumettant le travail humain au travail des machines et le travail des machines à un travail humain surqualifié, en multipliant les populations inutiles, en restreignant la compétition sociale, il aggrave les crises sociales. En soumettant la vie matérielle et marchande à la compétition monopolistique technologique et militaire, il aggrave la crise climatique.

Les prophètes se multiplient quant à l'avenir de l'humanité. Pour Harari, le monde demain pourrait être divisé entre « les dieux et les inutiles »[12]. Ne croirait-on pas reconnaitre les Israéliens dans les premiers et les Palestiniens dans les seconds et une parfaite illustration de la thèse d'Achille Mbembe sur la souveraineté comme pouvoir de vie et de mort dans son article nécropolitique ?

Dans une guerre entre humains et non humains, commencée par les premiers, quelle pourrait être le résultat ? Faisons l'hypothèse optimiste que la vulnérabilité des machines est dans leur approvisionnement en matières et énergie. Même si la défaite des humains avait lieu, elle ne pourrait être définitive et les humains auraient finalement appris par la guerre sur quoi ils doivent vraiment compter pour survivre. Dans un monde dévasté, les humains savent mieux se comporter au ras du sol. Les humains se corrigent beaucoup par les guerres, il faut souvent passer par elles pour qu'ils acceptent de se remettre en question. S'ils ne préviennent pas les guerres à venir, il leur en coûtera beaucoup d'avoir refusé de se remettre en cause. On dit souvent que l'on sait comment commence une guerre, mais rarement comment elle se termine.

La guerre des humains contre les non-humains est en vérité une guerre d'humains contre des humains et des non-humains. C'est une guerre contre la nature qui se retourne contre les humains avec la différenciation de classes héréditaires. Qu'elle devienne ensuite une guerre de non-humains dans laquelle seraient pris des humains, qui sait ? À moins que d'autres rapports n'émergent et ne se substituent aux rapports esclavagistes, la guerre continuera son œuvre. C'est toute l'épistémè occidentale du rapport de la société et de la nature qui est en question.

En guise de conclusion. La thèse selon laquelle la politique est la continuation de la guerre par des moyens non militaires rétablit le continuum entre la compétition pacifique (la paix) et la compétition violente (la guerre). On peut ainsi passer d'une compétition violente à une compétition non violente et vice-versa, celle-ci soutenant celle-là. La violence faisant irruption dans la compétition ou disparaissant. Une compétition violente peut aboutir à un monopole de la violence qui imposera ensuite les règles d'une compétition non-violente. L'État de droit expurge la compétition de la violence en la monopolisant pour que la violence instrumentalise le droit. La violence ne disparaît pas, elle est canalisée, dressée par une instrumentalisation du droit. « Tu combattras comme ceci et non comme cela !        » La compétition réglée (assurée par un hégémon) s'oppose à la compétition déréglée qu'un hégémon ne peut plus régler ou ne règle plus. Une compétition non violente peut conduire à une compétition violente dès lors que la compétition non violente sape le monopole de la violence. La compétition économique peut contester de manière directe et indirecte la légitimité d'un monopole de la violence. De manière technologique et violente pour préserver un tel monopole ou de manière indirecte pour agir sur les interdépendances, la « puissance structurelle ». La compétition idéologique peut le faire de manière directe et violente.

Mais toutes les compétitions n'ont pas pour objectif la monopolisation de la violence. Cela a d'abord été le fait des sociétés guerrières de classes héréditaires. Elle est maintenant le fait des superpuissances qui aspirent à configurer les interdépendances mondiales. Pour le reste des sociétés, définir les règles de la compétition mondiales conformément à leurs intérêts est hors de portée. Il s'agit pour elles d'utiliser au mieux les règles de la compétition et de se placer au mieux dans le système des interdépendances mondiales. Celles qui y réussissent font figure d'économies et de sociétés émergentes. L'URSS s'est appuyée sur la compétition idéologique et la compétition technologique, mais parce que ces compétitions n'ont pas bénéficié de la complémentarité des autres compétitions, elles n'ont pas été soutenues. Les compétitions sociale et économique ont été mal incluses, mal gérées. Avec la Chine et sa conception de la politique comme continuation de la guerre, la complémentarité des différentes compétitions est centrale. On peut même soutenir que le producteur étant à ses yeux le guerrier par excellence, la transformation d'une compétition en une autre, l'action sur les interdépendances mondiales, sont plus aisées.

Notes

[1] Michel Foucault. Défendre la société. Cours au Collège de France, 1976. EHESS. Gallimard. Seuil. 1997. https://www.college-de-france.fr/fr/agenda/cours/il-faut-defendre-la-societe

[2] Confucius, The Analects, trad. W. E. Soothill, New York, Dover, 1995, p. 107, cité par Henri Kissinger. De la Chine. Fayard 2012. https://ia804508.us.archive.org/19/items/henry-kissinger-de-la-chine/Henry%20Kissinger%20-%20De%20la%20Chine.pdf

[3] Hadith apocryphe. Est dit authentique le hadith « la recherche du savoir est une obligation pour tout musulman ». Est dite authentique l'interprétation qui restreint le savoir au savoir religieux. Interprétation défensive qui révèle que le savoir religieux se sent menacé par le savoir profane.

[4] Cité par Henri Kissinger. De la Chine.

[5] Cité et commenté par H. Kissinger, ibid.

[6] Ibid.

[7] Ibid.

[8] Achever Clausewitz, René Girard, Flammarion, Coll. Champs essais, 2005

[9] Susan George. Le retrait de l'État. La dispersion du pouvoir dans l'économie mondiale. Trad. de l'anglais (États-Unis) par P. Delamare. Temps Présent, 2011,

[10] Ibid.

[11] Achille Mbembé. Nécropolitique. Raisons politiques, n° 21, février 2006, p. 29-60. © 2006 Presses de la Fondation nationale des sciences politiques.https://shs.cairn.info/revue-raisons-politiques-2006-1-page-29?lang=fr

[12] Homo deus. Une brève histoire du futur. Albin Michel. 2017.