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![]() ![]() ![]() Se réapproprier le cours du monde: Progresser dans l'interdépendance
par Arezki Derguini ![]() Une
réappropriation du cours des choses suppose une disponibilité au monde, une
insertion appropriée de lui en nous et de nous en lui, nous permettant de bien
aller avec. Cela suppose de nouveaux rapports entre la société et sa diaspora
et par-delà entre la société et le monde, et dans la société, entre le public
et le privé d'une part, le travail, le savoir et la richesse d'autre part,
faisant que les forces du monde passent dans celles de la société.
Se réapproprier le cours des choses signifie que nous n'y sommes plus. Nous y sommes entrés avec la Révolution par le moyen d'une élite en prise avec le cours du monde et les propensions d'une société. Nous en sommes sortis quand la volonté d'enrichissement a pris le pas sur la volonté d'industrialisation, quand la défense du territoire a pris le pas sur la conquête du monde. Car s'inscrire dans le cours du monde aujourd'hui signifie conquérir son indépendance dans l'interdépendance. Et progresser signifie progresser dans l'interdépendance. Ce qui explique la trajectoire différente qu'ont pris des pays, au niveau de développement initial comparable, comme l'Algérie, la Corée du Sud et le Vietnam. Les masses sociales sont toujours dans le cours des choses, mais étant donné les structures de leur implication, elles le subissent ou l'accompagnent. Le monde nous montre le cours qu'il prend et qu'il peut prendre, les constructions que nous avons fabriquées sont des forteresses qui gardent une société qui désapprend la compétition et la coopération. Nous nous sommes retrouvés sur les marges en train de crier notre désunion. Régions : de la différenciation complémentaire au jacobinisme Nous sommes sortis du cours du monde pour avoir voulu construire une identité nationale qui visait l'uniformité, refusait la compétition sociale, effaçait les identités régionales n'y reconnaissant que du tribalisme. Comment sans compétition, et sans rude compétition interne, une société postcoloniale peut-elle avoir sa place dans la compétition internationale ? La rudesse du gouvernement postcolonial n'a pas été tournée afin que le meilleur gagne, serve d'exemple, il fallait un gouvernement rude pour ordonner une rude compétition sociale et non pour l'empêcher. Ce qui distingue aujourd'hui les nations émergentes, la voie de l'excellence étatique, n'a pas été retenue[1]. On a jeté le bébé avec l'eau du bain. Du régionalisme on n'a pas voulu tirer la force, la qualité, mais affronter la faiblesse, les défauts. Une partie qui prend sans donner ou reçoit sans rendre, s'isole, s'expose à la rupture. Dans la société précoloniale s'était établie une différenciation complémentaire des régions[2], avec la colonisation la différenciation régionale est soumise à la logique d'extraction coloniale. Une certaine complémentarité sous-jacente subsiste, mais ne compte pas dans la dynamique d'accumulation désormais soumise au marché mondial. Les villes n'ont pas constitué de véritables pôles émergents de la société. L'urbanisation massive a étouffé les velléités de différenciation sociale. D'origine coloniale, elle était mal initiée. La bureaucratisation achève la dépolarisation de la société. L'État, construit sur une opposition dogmatique entre l'État et la société, a dans ses intentions protégé la société algérienne de la compétition extérieure, mais dans les faits il l'a surprotégée, l'a désarmée. Je me rappellerai toujours le propos du général Giap au colonel Boumediene qui lui faisait visiter les villages agricoles socialistes : « pourquoi les villageois travailleront-ils ?» « Il leur a donné du poisson, mais ne leur a pas appris à pécher » a dû penser le général Giap. Les villages socialistes n'ont pas constitué les collectifs d'une révolution agraire, cela n'était pas inscrit dans leur destin. En vérité l'autoritarisme pèche par son manque d'autorité. Produire de l'autorité aujourd'hui, une autorité qui fait du commandement et de l'obéissance des choses allant de soi, ne peut avoir lieu concrètement que dans des milieux où l'esprit de corps peut être effectif, où la pertinence de l'autorité peut être vérifiée par ses résultats. Des milieux où l'objectif final n'est pas abstrait, lointain, séparé de l'individu par une chaîne longue d'objectifs intermédiaires inaccessibles à l'individu. Ce n'est qu'au travers d'un ensemble cohérent disposant d'un certain esprit de corps parce que disposant d'autorités pertinentes que pourront se former et se mobiliser dans une cause commune les différentes formes de capital (social, humain, naturel et économique). L'identité nationale comme collection d'individus est la conception d'une histoire même pas européenne, juste française, qui correspond à l'esprit de la Révolution française qui fut érigée un temps comme modèle par la révolution algérienne. Il faut savoir se défaire des armes et des habitudes qui ne servent plus le combat. Le véritable enjeu pour l'État est de favoriser l'interdépendance entre les différentes régions, d'armer leur résonance en infrastructures et règlements. Une loi qu'on édicte doit pouvoir s'appliquer, elle doit devenir une constante de l'action qui régularise l'activité et permet son intensification. Elle doit être une armature de la résonance sociale. Ce n'est que dans la région qu'il est possible de faire jouer les différentes séparations sociales de manière cohérente, de remettre en cause les dichotomies et de refaire l'unité du naturel et du social, du civil et du militaire, du capital et du travail, c'est-à-dire de l'argent et du travail, du savoir et du travail. Ce qui ne peut être à la portée des sociétés où l'excellence étatique fait défaut. La différenciation compétition des loyautés Il faut renoncer à l'idée jacobine que l'identité pour être nationale doit exclure toute autre identité que celle individuelle. En vérité une telle conception accouche d'un individu faible, car amputé. L'identité est individuelle, familiale et non familiale. L'identité nationale se construit sur l'identité régionale, l'identité régionale sur l'identité familiale, mais elle ne se construit pas par le haut, mais par le milieu. Un élément est toujours compris dans un ensemble, fait partie d'un processus, et un ensemble, un processus est toujours compris dans d'autres ensembles et d'autres processus. Le milieu est un milieu de milieux, mal ou bien compris. Celui régional tient le milieu des milieux familiaux et du milieu national, sans leur être extérieur, il leur permet d'être l'un dans l'autre. Le milieu national est seul à tenir le milieu régional et le milieu mondial. Il est le milieu intermédiaire par lequel le régional passe dans le mondial et inversement. Nous avons donc un enchaînement de milieux où chaque milieu a son importance, un enchaînement et une compénétration de milieux. Une famille peut tenir dans les trois milieux, tenir les trois milieux, être tenue par les trois milieux. De surcroît gouverner les individus sans passer par le gouvernement des groupes aujourd'hui est illusoire. Avec la révolution numérique et la gouvernementalité algorithmique, ce n'est plus essentiellement par le droit qu'est envisagé le gouvernement des individus, mais par les chiffres, les algorithmes et les données comportementales, le pilotage des comportements de groupe au moyen d'une politique d'incitation et désincitation aux USA et d'une politique du crédit social en Chine. Pour faire face aux empires numériques, ce ne sont pas les individus qu'il faut vacciner, mais l'immunité des groupes qu'il faut travailler. Chose qui ne peut être obtenue sans un travail des groupes sur eux-mêmes qui ne peut être effectué sans une très grande proximité des élites à leur société. Compter sur la seule loyauté de l'individu à la nation c'est en réalité isoler une loyauté de ses ressources et c'est donc l'affaiblir. Lorsque la loyauté de l'individu à la famille est faible, c'est l'enracinement de la loyauté à la nation qui est menacée. En servant la nation, l'individu sert un groupe, cela est toujours vrai, ce qui n'est pas souvent le cas pour la réciproque. Les individus qui se croient affranchis servent des groupes qu'ils ignorent. Mettons donc les choses à plat, afin que les comptes fassent les bons amis : servir la nation pour un individu ou une famille, c'est le faire par l'intermédiaire d'un groupe social, d'un groupe social dont on peut régulièrement vérifier la confiance. La différenciation de la société commence historiquement par une différenciation des familles et des individus. Elle a abouti dans la société occidentale à une différenciation de classes entre guerriers et paysans, puis entre familles bourgeoises et familles prolétaires. Le monopole de la violence a d'abord été le fait de la classe guerrière, puis de l'État de droit démocratique qui réalise un partage du pouvoir, entre la classe des propriétaires et celle des non-propriétaires, entre un pouvoir économique et un pouvoir politique (suffrage universel). Dans les « sociétés composites » postcoloniales la différenciation des familles a été heurtée, elle ne s'est pas achevée dans une différenciation régionale (comme dans le féodalisme) et a été combattue par le jacobinisme qui a opté pour une construction unilatérale de la société par le haut. La différenciation sociale n'ayant pas précédé le jacobinisme, le jacobinisme entretiendra une certaine indifférenciation. On ne peut tenir une nation composée d'une collection d'individus abstraits sans un État de droit. Il n'y a pas de société, mais des individus, disait Margaret Thatcher, mais encore faut-il qu'il y ait du droit, du contrat, de la justice et une généralisation des échanges marchands aux échanges sociaux. Le droit coûte. Mise à part la théorique société contractuelle, tenue par le droit dans ses différents échanges, la société réelle tient dans une chaîne de loyautés, dans des séries de groupes qui se croisent, que l'individu entretient et qui l'entretiennent. L'individu est attaché à plusieurs loyautés qu'il sert et qu'il dessert, qui le servent ou le desservent. Il est d'autant mieux intégré qu'il ne trahit pas une loyauté pour en servir une autre, les différentes loyautés se complétant. La loyauté à la nation finit par se rompre si elle exige de l'individu qu'il renonce à la loyauté familiale alors qu'elle est incapable de lui fournir l'écosystème qui lui permet d'associer son intérêt à celui de la nation. C'est que la loyauté familiale précède celle nationale qui ne se substitue à elle qu'avec la généralisation de l'économie marchande à tous les échanges. L'économie marchande, non marchande publique et l'économie domestique peuvent se disputer les loyautés ou les combiner. L'économie domestique peut soutenir les deux autres économies, les deux autres économies peuvent se substituer à elle lorsqu'elles dominent l'activité. En temps de crise de ces économies, c'est la loyauté familiale qui garantit celle nationale et non l'inverse. La loyauté familiale implique des individus, la loyauté politique implique des groupes. De plus, la loyauté familiale peut tenir des individus de loyautés politiques différentes et opposées. Elle peut conjoindre en elle ce qui est disjoint hors d'elle. Une loyauté familiale qui ne peut associer des loyautés politiques qui s'excluent ne peut faire faire société en temps de crise. C'est au sein de la loyauté familiale que peuvent se composer et se recomposer les loyautés politiques sans menacer la cohésion nationale. C'est ainsi qu'il faut raisonner quand l'État de droit qui se construit n'est pas donné. C'est à partir de ces différentes loyautés, de leurs rapports apaisés, que se construit l'État de droit le moins coûteux et le plus efficace. C'est que leurs rapports de substitution et de complémentarité dépendent des conjonctures économiques. Le jacobinisme en situation postcoloniale suppose un État droit qui n'existe pas, le développement économique, social et politique n'accorde pas au droit, et à ce qu'il suppose d'infrastructures, le pouvoir de gérer les relations entre individus. L'empire occidental d'origine monarchique fantasme la gestion de la société (en fait de la classe dominée, la classe des non-propriétaires) par le droit avec l'individu comme pierre angulaire. Aujourd'hui il pousse le droit plus avant dans la gestion des relations interpersonnelles sans en avoir les moyens, d'où les coûts sociaux qu'il ne peut plus supporter. Le jacobinisme, qui a affaibli les loyautés familiale et régionale, pousse les individus à exiger davantage d'une loyauté nationale désincarnée. Il y a une compétition des loyautés qui aboutit à des substitutions complémentaires ou non. La loyauté familiale peut restreindre son champ lorsque l'économie marchande comprend l'économie domestique, elle peut aller jusqu'à disparaître, lorsque l'ensemble des échanges de l'individu peut être pris en charge par l'économie marchande. Lorsque la compétition des loyautés politiques et économiques n'est pas complétée par la loyauté familiale les crises sociales menacent. Les loyautés dans leur substitution doivent se compléter pour faire solidarité sociale. L'enfant commence par apprendre à obéir à ses parents, il veut marcher sur leurs pas. Puis à ses maîtres d'école, puis à d'autres autorités. Il faut qu'il puisse avoir ou se donner de tels maîtres, veuille et puisse marcher sur leurs pas. L'identité nationale est une collection d'identités qui se compètent ou pas, se substituent ou pas, se complètent ou pas, s'interpénètrent ou pas. Au sortir de la famille, l'individu intègre des collectifs de plus en plus larges, d'abord ceux de son village ou quartier, puis pour ses études et son travail des collectifs mêlant des origines diverses avec lesquels il doit faire corps. Un quartier sans esprit de corps abandonne ses parents pauvres, une entreprise sans esprit de corps ne peut disputer aux autres entreprises un marché, elle ne peut que se défaire. Esprit de corps et loyautés Guerre des mémoires. L'urbanisation ne s'est pas accomplie avec la formation d'un nouvel esprit de corps, elle n'a pas produit d'armée industrielle, de familles industrieuses. Elle n'a pas reproduit le modèle occidental avec sa classe ouvrière et ses familles industrielles. Elle n'a pas pris soin de l'intégration de l'individu, de la formation de ses différentes appartenances, elle n'a pas pu ordonner la construction d'une économie de marché et d'un État de droit. La bureaucratie n'a pas donné aux enfants de la République ses « hussards noirs[3]». La société ne s'est pas donné de maîtres. La République préfère l'égalité, l'éducation de masse, le regroupement de masse, cédant trop facilement à l'esprit du temps, au lieu de travailler l'esprit de corps, l'intégration sociale. La loyauté nationale s'est substituée brutalement à la loyauté familiale, à la loyauté régionale et cela a conduit à son délitement ; ses institutions centrales, l'école et l'entreprise ont vite failli. Elle a affranchi l'individu moyen de toute loyauté. L'esprit de corps reste inspiré par un fantôme de la tribu qui hante l'âme des dépossédés. La tribu ne s'est pas confrontée à l'économie de marché, elle n'a pas pu se métamorphoser avec la transformation de son économie, elle n'a pas pu défendre son activité. Elle avait été dépossédée de son territoire et dispersée. L'économie marchande a écrasé l'économie domestique au lieu de la comprendre et de la transformer. La tribu qui faisait faire société aux individus n'a pas pu donner à ces derniers la possibilité de s'organiser dans de nouvelles structures, de nouvelles formes, les formes de la société industrielle. Elle n'a pas muté et transmis son esprit de corps. Nos villes, pôles régionaux ou locaux, sont sans esprit de corps. Elles ne font pas refaire corps puissant à la société. Elles ont juxtaposé différents états d'esprit n'ont pas ambitionné de fusionner leurs horizons. Elles ont toutes globalement un esprit partagé. Il oppose ceux qui ont internalisé l'ordre bureaucratique et légal à ceux d'origine rurale qui ne l'ont pas fait, ceux qui regardent en arrière, vivent encore en colonie ou vivent toujours en guerre, à ceux qui regardent devant. La guerre des mémoires a pris le pas sur la « fusion des horizons ». L'esprit de corps, la classe et la tribu. L'esprit de classe ne s'est substitué à celui de la tribu dans le monde moderne qu'en apparence, la société est peuplée de tribus de propriétaires et de non-propriétaires. Tribus en pièces ou entières. La tribu et la classe se complètent et s'excluent, elles se disputent l'esprit de corps et l'emportent chacune à son tour. La disqualification de la notion de tribu obscurcit les rapports sociaux. Dans les sociétés modernes, c'est le mot qui est disqualifié, la tribu s'est métamorphosée en organisations diverses (partis, syndicats, corporations, etc.). Dans les sociétés postcoloniales, elle fait trop concurrence, on ne sait pas faire avec elle, on ne saura pas transformer les relations d'échange non marchandes en relations marchandes, elle est par conséquent combattue, refoulée. On n'aime pas le mot, question de rapport au temps, on nomme la chose autrement. Les tribus modernes se sont formées autour du capital social de chaque type de capital, de celui économique ou culturel et humain. Les sans-capitaux sont atomisés, orphelins d'une tribu disparue. C'est parce que sans tribu, que l'ancienne tribu hante l'esprit des dépossédés, que le régionalisme survit par ses défauts. Il n'y a pas eu de nouvelle tribu pour prendre la place de l'ancienne. Il faut rendre sa dignité au concept de tribu et le débarrasser de ses oripeaux précoloniaux. La tribu dont on a fixé les traits une fois pour toutes n'est qu'une forme historique, la forme qu'a revêtue l'esprit de corps dans la société précoloniale. Car l'esprit de corps prend la forme sociale qu'il peut prendre dans un milieu donné. L'esprit comme volonté d'exister, d'être dans le monde, comme volonté de durer, de puissance au sens de Spinoza. Comme volonté d'indépendance. L'individu de la société postcoloniale a été sommé d'exister sans la tribu, incité à exister sans la famille. Il se déterritorialise. Cet attachement de la notion de tribu à une période primitive a quelque chose à voir avec une société qui fait du passé ce dont il faut s'éloigner et non ce à quoi l'on doit tenir. Il est lié au mythe du progrès et de l'émancipation. Le changement est conçu dans la rupture avec le passé et non dans la continuité. La discontinuité a rompu symboliquement la continuité alors qu'elle lui permet pratiquement de s'étendre. C'est l'incorporation d'éléments nouveaux qui introduisent de la discontinuité dans la continuité. Celle-ci se rompt quand l'élément incorporé introduit de l'incompatible, rejoint en fait une autre continuité. À la manière d'un réseau qui s'étend ou se rompt, se disloque ou s'associe à un nouveau réseau. Il y a là une opposition radicale entre certaines civilisations, la civilisation occidentale et la civilisation chinoise par exemple. Radicale, car entretenue par l'une des parties, mais en réalité non dichotomique. Nous avons hérité de notre expérience coloniale et postcoloniale la conception du changement comme rupture. « Du passé faisons table rase, nous ne sommes rien, soyons tout », disait l'hymne de l'internationale communiste, expression radicale de ce mythe de l'émancipation. L'émancipation c'est l'émancipation vis-à-vis du passé. Le thème est repris aujourd'hui sous celui de l'innovation. La polarisation du temps en faveur de l'avenir. Dans notre société s'opposent de ce point de vue ce que certains conviennent d'appeler les modernistes et les traditionalistes, d'autres les progressistes et les réactionnaires. Quand les Japonais s'aperçoivent que le sabre du samouraï et sa détermination ne pourront pas les défendre contre l'armada américaine du commodore Perry lorsqu'elle débarque à Uraga, dans la baie de Tokyo, avec quatre navires de guerre, ils comprennent qu'ils doivent changer leur ordre social, que le samouraï s'il veut continuer d'exister ne sera plus celui qu'il était, que l'esprit samouraï devait prendre un nouveau corps. Ils n'ont pas eu peur d'entrer dans le nouveau corps social. Comme ils avaient adopté l'écriture chinoise et sa culture, ils se mirent à adopter la culture occidentale pour se mettre à leur hauteur. On pourrait comme dire qu'ils n'ont pas confondu leur esprit avec l'être occidental qu'ils ont appris à connaître et revêtir. Ils ont vite appris à répéter les gestes occidentaux, les reproduire (jusqu'à l'excès) et de par leur esprit d'indépendance à les accomplir de leur manière et de meilleure façon. En n'ayant pas autorisé une transformation graduelle et mesurée de nos relations d'échange non marchandes en relations marchandes, nous avons formé des tribus branlantes, car mal composées. Elles ont manqué de leur capital structurant et n'ont pas produit de structures efficientes. Penser que la classe aurait pu se développer sans la tribu dans une société où une classe guerrière n'a pas pu monopoliser les ressources et les conserver, c'est faire erreur. Dans la société de classes, c'est la classe dominante qui partage son esprit de corps avec la société. Le colonialisme n'a pas réalisé la subsomption de la tribu dans la classe, comme le fera le féodalisme. L'opposition de races et l'accumulation dépendante ne l'ont pas permis. L'esprit de corps cherche, mais ne trouve pas, un corps de substitution à l'ancien corps déstructuré. Dans le cas d'une société précapitaliste sans classes, ce n'était pas à la classe de subsumer la tribu, mais l'inverse, l'esprit de corps appartenant à la tribu et non à la classe. Et la tribu n'a pas subsumé la classe, comme une différenciation sociale non contrariée aurait pu le faire. Elle n'a pas investi les classes disparates pour subsister dans le monde industriel. Elle n'a pas fomenté la ville et l'industrie afin que la société conserve un esprit de corps. La tribu se perpétue par son esprit, elle est l'incarnation d'un esprit d'indépendance et d'un ordre sans classes et ne se réduit pas à sa corporéité contingente. La tribu algérienne, c'est une société qui au cours de l'histoire n'a pas donné prise à la différenciation de classes, c'est le produit d'une géohistoire qui persiste dans la société et ne peut autoriser la formation de classes sociales héréditaires. La propriété privée exclusive ne s'émancipe pas de la propriété collective et ne peut la subsumer. L'esprit de la tribu n'exclut pas la classe, il exclut la classe héréditaire, la séparation de la classe. La propriété n'était pas concentrée à l'époque tribale ni monopolisée par une classe. Si elle doit l'être d'une certaine manière par l'industrialisation, de manière différente pour les différents types de capitaux, sa transmission ne pourra pas fonder des classes héréditaires. L'histoire de la propriété privée exclusive est trop récente et trop heurtée et n'a rien à voir avec celle des sociétés où elle a fondé des classes sociales héréditaires. Il ne faut pas confondre propriété et appropriation, il y a différentes propriétés comme il y a différentes appropriations. Il conviendrait de distinguer entre une appropriation productive, une appropriation juridique, une appropriation marchande et une appropriation citoyenne. Une propriété ou une production doit être validée par le marché, autorisée par la société. Une propriété privée exclusive nécessaire à la distribution des conditions de la production et de la compétition n'empêche pas une appropriation collective et publique dans une société marchande et politique, elle n'empêche pas une redistribution régulière des conditions de production autrement que par la transmission héréditaire[4]. L'échange et la fiscalité distribuent la production. Il n'y a pas de production indépendante. La distribution des conditions de production est sociale et politique en même temps qu'économique. Bref, dans la tribu subsumant la classe, les riches propriétaires ne se constituent pas en classe sociale distincte, mais en membres de la tribu, en concitoyens. Le producteur, le consommateur et le citoyen s'interchangent les positions. Mais la représentation du changement comme rupture avec le passé a combattu la réincarnation de l'esprit de corps hérité de la tribu. Il a rejeté la continuité des formes sociales, leur mutation en nouvelles formes d'organisation sociale. L'esprit de corps erre comme un fantôme. Il se donne des corps d'occasion. La différenciation sociale n'a pas de tête ni de queue. Le « corps social » est sans esprit ; atomisé, sans force, il ne peut être tenu que de manière extérieure. Prendre les choses par le milieu. Il faut redonner une appartenance aux dépossédés, remettre les riches parmi les leurs, reprendre l'intégration des individus aux différentes échelles, ne pas abandonner la majorité à l'atomisation et les individus sans esprit de corps. L'identité de la « tribu », la propriété collective, doivent prévaloir sur l'identité de classe et la propriété privée exclusive. C'est à partir de l'échelle intermédiaire qu'il faut reprendre l'intégration nationale, reconstruire les différentes loyautés. C'est par le milieu que peut être recomposé le tout, que le processus de socialisation peut être cohérent. Seules les identités régionales peuvent recharger une mémoire vivante collective, remettre en marche une intelligence collective. Seules elles peuvent faire de la révolution numérique une appropriation et non une expropriation. Seules, elles peuvent faire prévaloir la propriété collective sur la classe et sur la propriété privée exclusive, soit une différenciation sociale équitable. Seules, elles peuvent redonner une unité et une intelligence collective aux différentes formes de capitaux, autrement dit, seules elles peuvent gérer les différentes séparations du pouvoir (de la force, de l'avoir et du savoir), de la manière la moins dichotomique et la plus complémentaire. Seules, elles peuvent donner une unité d'esprit au corps social en revitalisant les loyautés internes et externes. Le corps national et la mémoire nationale se produisent dans la confrontation entre des régions et le monde, elles se spécifient comme nation dans le monde. Nous sommes toujours entre-deux, jamais isolé, toujours dans un processus d'individualisation. Aux deux extrémités du continuum mondial, il y a d'un côté des mémoires régionales infranationales et d'un autre des mémoires supranationales, et entre les deux celles des nations. Le monde fait faire nation à des régions, à des mémoires locales et des régions font nation dans le monde. C'est l'Europe qui fait faire la France dans le monde, hier et aujourd'hui. Et ce sont des régions, au centre desquelles Paris, qui ont fait faire la France dans l'Europe. C'est dans ce double mouvement que se construit une nation, une mémoire nationale. Le nationalisme algérien a épousé le modèle westphalien, il a fait des régions un régionalisme, une menace pour le monopole de la violence légitime. Jacobin, il a poursuivi l'œuvre coloniale française qui dans son histoire (la Révolution française) a supprimé les corps intermédiaires entre l'État et les individus. L'Europe a fait d'autres modèles que la France en matière d'esprit de corps. Ce qui performe en Europe aujourd'hui a autrement agi avec les régions. Pas de clusters italiens, ni de co-détermination allemande, ni d'unité réelle entre les citoyens de l'Europe du Nord sans ces régions. L'unité ne se décrète pas, elle se pratique. D'abord à l'échelle de la famille, entre frères et sœurs, puis entre familles, puis de voisinage en voisinage. Et elle se pratique dans la compétition, ainsi dans la famille l'égalité est synonyme de compétition. Ce qui assure la solidarité et l'esprit de corps familiaux ce n'est pas l'égalité de condition, ce sont les résultats de la compétition qui font respecter ses conditions. C'est la manière dont progressent l'égalité et l'inégalité. Dans les sociétés postcoloniales, la loyauté familiale abîmée doit être reconstruite à partir de familles exemplaires. Seuls des objectifs communs concrets, palpables et mesurables, traçant la transformation des conditions en résultats peuvent remettre les loyautés en place. Des objectifs collectifs abstraits laissent des objectifs plus concrets étrangers aux objectifs communs s'immiscer entre eux et les individus. L'individu ne peut renoncer à établir un fil conducteur entre lui et sa raison d'être. « Comme le supposait déjà, et à juste titre, Georg Simmel (philosophie de l'argent), et comme Richard Sennett l'a mis en évidence dans ses récents travaux sur l'homme flexible (La Culture du nouveau capitalisme) et sur l'artisanat (ce que sait la main : La culture de l'artisanat), l'exercice d'une activité fait notre joie et notre bonheur lorsqu'elle porte en elle-même la fin qui la détermine. »[5] Un intérêt individuel qui ne se retrouve pas dans un intérêt collectif se met en quête d'un autre intérêt collectif dans lequel il peut se réaliser. Il doit y avoir fusion de l'horizon individuel et collectif, sinon s'impose une tendance à la disjonction et non à la conjonction. Croire que l'unité peut gagner la société autrement que par une telle fusion des horizons individuels et collectifs, c'est se soumettre à des pouvoirs imposés sans autorité réelle. Une industrialisation qui mépriserait une telle fusion des horizons ne pourrait attacher le salarié à son employeur, le consommateur au producteur, le citoyen à la nation. Une séparation des horizons pousse les capitaux à la divergence et à l'exode. S'en tenir à des objectifs abstraits comme horizon commun, c'est s'abandonner à des objectifs plus concrets, indéfinis ou occultes parce qu'antisociaux. La vérité (dé)contextualisée. Le nationalisme jacobin comme modèle, comme abstraction décontextualisée, s'est concrétisé dans les anciennes sociétés colonisées, que l'on peut caractériser comme des sociétés sans classes et sans puissance productive, par une atomisation de la société, brisant ainsi les ressorts sociaux pour ne faire valoir que le seul ressort étatique. Il n'a réussi en postcolonie qu'à produire des consommateurs et des prédateurs, des prédateurs qui ont accentué la séparation des consommateurs de leur production. La vérité dans la pensée occidentale est une vérité décontextualisée, générale. Telle la loi physique de la gravitation, elle fonctionne partout et toujours. Vraiment ? Pourtant dans le vide, elle ne fonctionne plus. Une loi n'est constante que du fait que ce qui la détermine ne change pas. La séparation de la nature et de la société permet de croire que la société choisit ses lois au contraire de la nature pour qui elles seraient données une fois pour toutes. La nature est ainsi donnée à la domination de la société, la société pouvant évoluer indépendamment d'elle et la soumettre. L'Anthropocène met en cause une telle croyance. Le constant et le variable. Pour l'action, il importe de distinguer ce qui change de ce qui ne change pas, ce qui dans une situation change graduellement, brutalement ou se retourne. Une faiblesse peut-être retournée en force. L'action est toujours située, pour elle la loi importe en ce qu'elle suppose de constance. Les régularités peuvent être cycliques, les lois peuvent relever de cycles. Si dans un milieu et à un moment donné, elle n'a plus une telle valeur, elle devient simple outil à prendre en fonction de l'usage. Tout compte fait, considérer la loi comme simple outil, parfois disponible et parfois non, parfois pertinent, et parfois non, est plus sûr pour l'aboutissement de l'action. Cela s'impose particulièrement dans les sociétés aux structures instables où le champ d'application de la loi n'est pas ce qu'elle suppose, où les régularités ne sont pas celles que prend en compte la loi. L'application discrétionnaire de la loi, caractéristique de ces sociétés, relève de leur incapacité à distinguer le constant du variable. Au contraire des sociétés où nature et société sont l'une dans l'autre, la constance et la variabilité des choses s'imposant dans l'expérimentation, dans le dialogue de la société avec la nature. L'on prendra donc la vérité, comme une vérité contextualisée, avec des prétentions universelles, c'est à dire, en mesure de se réaliser dans d'autres contextes, mais pas dans tous. Aussi convient-il de prendre ces régularités d'ailleurs et d'autres temps, comme on prendrait un outil qui nous permet d'atteindre un objectif précis. Tel semble être le statut de la loi chez les Chinois : il n'y a pas de vérité générale, de loi constante, pour eux, il n'y a de constant que le changement. Ainsi pour la philosophie chinoise[6], dans toute chose se trouve une propension à changer, à se transformer, jusqu'à s'inverser en son contraire. La dialectique chinoise à la différence de la dialectique occidentale met le constant dans le variable et le variable dans le constant, le mort dans le vif et le vif dans le mort, tout est question de degré et de moment. La discontinuité est dans la continuité. Ainsi de la mutation. Pour que la vérité d'un contexte devienne celle d'un autre contexte, c'est-à-dire une constante pour l'action, il faudra qu'elle trouve dans le nouveau contexte ce qui la confirme comme outil pertinent pour aboutir à l'usage, à la fonction, qui lui est prêtée et demandée. La famille, agence de socialisation. C'est la dialectique de la nature, de la société et de la famille que le jacobinisme a refusée. La séparation de la nature et de la société a conduit les sciences sociales à ne vouloir expliquer les faits sociaux que par les faits sociaux (Émile Durkheim) et à exclure les rapports de complémentarité et de substitution entre nature et société au sein de la famille. Pour Bernard Chavais il existe une structure humaine profonde qui serait le fruit d'une évolution biologique, cachée par la culture cumulative. Il soutient « qu'il existe une structure sociale spécifiquement humaine pour les mêmes raisons qu'il existe, par exemple, une structure sociale de type chimpanzé , que cette structure est le reflet de la biologie humaine et qu'on peut, grâce à l'étude des primates, reconstituer les grandes étapes de son évolution biologique. Cela signifie que toutes les sociétés humaines, passées et présentes, constitueraient autant de versions culturelles distinctes de cette structure sociale unitaire ancrée dans la nature humaine. ... La société humaine serait donc, dans une perspective évolutionnaire, née du lien conjugal et fondée sur les liens de sang.»[7] Et qu'«un phénomène unique à l'espèce humaine, la culture dite cumulative, permet d'expliquer pourquoi notre espèce est la seule dont le système social unitaire est invisible : il serait enfoui sous la multitude des formes culturelles qu'il a engendrées. »[8] Si l'on suppose la nature et la culture dans un rapport de substitution complémentaire, plutôt qu'une culture ancrée dans la nature qui préserverait une certaine dichotomie, on dira que cette structure serait moins cachée que brouillée, moins profonde et pure qu'hybride, car transformée par la culture humaine cumulative, la société se substituant à la nature, la complétant et la transformant. C'est cette volonté de dominer la nature, de faire produire un individu par la famille qui soit celui que la société désire, jusqu'à dissoudre la famille dans la société marchande et libérer l'individu de son attache familiale, que réalise, quand il ne le poursuit pas sciemment, le processus de socialisation étatique en accordant le monopole de la loyauté à l'État. Sans être libérale, la société reprend l'idéal marchand capitaliste : faire produire un individu entièrement compris par la société marchande, sans médiation : des familles pour les capitalistes pour transmettre le capital, des individus dépendants (des sujets) pour être des travailleurs et des consommateurs. Selon le sociologue et le psychanalyste Erich Fromm, sur lequel s'appuie le sociologue français Bernard Lahire, « la famille est le maillon intermédiaire à travers lequel la société ou la classe imprime à l'enfant, et par là même à l'adulte, la structure qui lui correspond et qui lui est spécifique : la famille est l'agence psychologique de la société[9] ». Fromm dit ailleurs, à propos des sociétés de classes, que « la famille est le moyen, l'intermédiaire par lequel la société, en l'occurrence la classe, imprègne l'enfant de cette structure spécifique qui lui correspond, et façonne ainsi l'adulte[10]». Bernard Lahire veut être plus précis, il sociologise davantage : « il faudrait dire que la famille a toujours été la première agence socialisatrice de reproduction de la société et qu'elle conditionne le type d'expériences que peuvent vivre les enfants dans les différentes autres « agences » qu'ils auront à fréquenter tout au long de leur vie (dans nos sociétés, l'école, l'institution religieuse, l'association culturelle, le club sportif, le milieu professionnel, le parti politique, le syndicat, etc.). Il manque cependant à l'explication de Fromm deux choses : 1) une précision sur les rapports de dépendance-domination universels qui s'instaurent dans les rapports intra-familiaux humains et impriment leur marque sur l'ensemble des autres rapports sociaux, et 2) une perspective dynamique qui rend compte du fait que, plus les différentes sphères d'activité s'autonomisent par rapport à la sphère familiale, plus elles affirment leur puissance propre, et plus la famille devient une agence socialisatrice, c'est-à-dire un relais, au service de la reproduction des rapports sociaux de dépendance-domination dont les modalités se définissent au sein des autres domaines (loi de l'isomorphisme des domaines. Concernant ce second point, Marx et Engels avaient déjà parfaitement saisi la logique de mise sous tutelle progressive de la famille (quelle qu'en soit la forme), pourtant à la fois première historiquement dans l'ordre des matrices sociales, et omniprésente dans toutes les sociétés humaines ».[11] Le biais qui marque les approches qui mettent insuffisamment en cause la séparation dichotomique de la nature et de la société, c'est la supposition que le processus de socialisation à une origine, une origine biologique. Nature et société ne sont jamais séparées. Le processus de socialisation n'a pas une origine, il alterne les rapports de détermination entre ses trois éléments (l'individu, la famille et la société). Une société qui ne sait plus quel individu faire faire à la famille, met l'individu et sa famille au démarrage du processus de socialisation comme le montre la théorie wébérienne du charisme. Le processus de socialisation reprend à partir de l'individu et de la famille. Ainsi s'est formée la féodalité qui a différencié à un bout des familles nobles et à un autre des sans famille. Une hiérarchie sociale est établie par le processus de différenciation sociale au sein des familles et entre les familles. Avec l'industrialisation, la société (certaines familles) a besoin d'un certain individu, d'une certaine famille, le processus de socialisation et le rapport de détermination entre la société et l'individu s'inversent globalement. Les agences non familiales de socialisation se multiplient et s'imposent à l'agence familiale. À partir de la région, les familles qui ont été laminées par les processus de socialisation étatique peuvent être reconstruites à condition que l'on rétablisse dans le processus de socialisation une certaine parité entre les différents éléments que sont l'individu, la famille et la société. En laminant la famille, le processus de socialisation détruit ses conditions de reproduction en se privant de l'agence de base de la socialisation. La société se mettant dans l'incapacité d'obtenir de la famille l'individu dont elle a besoin pour sa reproduction, ayant privilégié la fabrication de consommateurs (individuels) et ne produisant plus de travailleurs. Le vieillissement de la population qui en résulte par ailleurs n'est peut-être une inquiétude que pour une partie de la société, les travailleurs, qui se rendent compte de ce qu'ils ont perdu. Une autre inquiétude, moins psychologique, qui ne rentre pas publiquement en ligne de compte par ce qu'elle ne concerne que les propriétaires, réside dans l'avenir des rapports du travail et du capital, des propriétaires aux travailleurs importés. Cette situation fait penser à la situation coloniale transposée en métropole et à des pays comme les EAU et correspond à ce qu'on a appelé le processus de brutalisation de l'impérialisation, des rapports de vassalisation. Dans les riches sociétés occidentales menacées de récession, affectées par un vieillissement de la population active, la disparition de la famille et l'importation de main-d'œuvre étrangère résonnent de manière particulière. Dans les sociétés à revenu intermédiaire, la consommation individuelle a toujours besoin de la famille : l'accès à la consommation ne peut être complètement individuel, le couple devient l'agence principale de la consommation collective. Pour accéder au logement, le consommateur doit se mettre en couple. De plus, le chômage des jeunes ne libérant pas le couple de ses enfants, le processus d'individualisation de la consommation ne parviendra pas à séparer les individus, les parents et les enfants. La famille ne pourra pas être davantage qu'une agence de consommation n'ayant pas réussi à produire des travailleurs. On se trouve globalement dans la situation suivante : la société s'est substituée aux enfants pour assurer la retraite des parents, mais pas aux parents pour prendre charge la formation et l'emploi des enfants. La famille subsiste, mais dans l'échec. C'est cette famille que le processus de socialisation devra reprendre pour la préserver de la dégradation. Le cours de l'accumulation mondiale est allé à contre-courant de celui d'une accumulation locale : le procès d'individualisation de la consommation que tend à imposer l'offre mondiale excédentaire s'est fait aux dépens d'une transformation vertueuse de la consommation collective en consommation individuelle, de l'économie domestique en économie marchande. Il s'est fait au détriment d'un arbitrage autonome entre la consommation locale et l'investissement, en défaveur d'une inscription positive de la production dans les chaînes de valeur mondiales. Il a faussé l'arbitrage de la répartition du revenu entre consommation et investissement et a dissocié le revenu de la puissance productive. La transformation de la consommation collective en consommation privée et individuelle n'est pas le résultat de l'accumulation du capital, du développement de la puissance productive. Le procès d'individualisation de la consommation reste au service d'une accumulation mondiale aux dépens d'une accumulation locale. Le cercle vertueux de la consommation et de la production nationales est empêché, il n'y a pas de dynamique d'accumulation, pas de cercle vertueux entre le procès d'individualisation de la consommation à l'échelle mondiale, la production et le procès d'individualisation de la consommation à l'échelle locale. Nous consommons ce que nous produisons au travers des chaînes de valeur mondiales, autrement dit, notre capital naturel et humain. On ne pourra pas sans un milieu social encourageant une certaine famille établir le bon rapport entre consommation et investissement, entre consommation individuelle et consommation collective. Socialiser par le milieu. Au cœur de la région, il y a des familles défaites par la socialisation étatique et la production de consommation. Les familles ne produisent plus de producteurs, mais des consommateurs. Les compétitions individuelles se perdent dans la dissipation. Elles ne portent pas de projet collectif. Aussi l'identité collective ne peut-elle se composer par le libre jeu de la compétition familiale. Les familles ont désappris la coopération, les institutions (l'école et l'entreprise) y ont contribué. Remettre la famille dans la socialisation comme agence de production de producteurs n'est possible que dans le cadre de la région où l'exemplarité peut être effective. Dans ce cadre peut aussi être mises en œuvre et contrôlées des compétitions individuelles au service de la coopération collective, des coopérations individuelles au service de la compétition collective. C'est dans ce cadre que peuvent être alignés les objectifs et les capacités de la population, que l'effort au regard de l'objectif peut-être consenti. C'est dans ce cadre que la définition de soi, la volonté de vivre et d'être dans le monde et le pays peut prendre forme réelle. Reconstruire l'identité sociale à partir du milieu du continuum social (famille, région et nation) en s'appuyant sur l'exemplarité est la méthode convenable pour reconstituer et préserver l'unité du continuum social. Il faudrait donc reconstruire la famille et l'État à partir de la région. Reprendre le processus de différenciation à sa base (nature/société, civil/militaire, travail/capital), lui redonner son unité (société dans la nature et inversement, civil dans le militaire et inversement, travail dans le capital et inversement), le processus d'institutionnalisation à partir des régions où l'a interrompu l'intervention intempestive de l'armée des frontières. Il est impératif de reprendre l'expérimentation sociale. Se refuser à un tel processus, c'est s'enfermer dans une attitude défensive à l'égard des stratégies adverses de partition. En effet, « comprendre » (envelopper) les stratégies de partition et les prolonger pour leur donner un autre objectif est la stratégie gagnante. Elle utilise les ressources adverses pour d'autres objectifs auxquels elles sont assignées, elle transforme des faiblesses en forces pour rétablir de l'interdépendance et y progresser. Mais encore faudrait-il que la région ait une juste appréciation de sa situation dans le monde pour être en mesure de penser et d'exécuter une telle stratégie. Ce qui n'est pas exactement le cas. On ne peut pas sauter par-dessus les rapports de force, il faut être en mesure de faire avec de la façon la plus profitable, la moins coûteuse. L'Algérie a été exemplaire dans l'entame du processus de décolonisation, son exemplarité est mise à l'épreuve dans sa nouvelle phase avec l'ordre mondial non-westphalien qui se met en place. Derrière le programme de démocratisation, du monde arabe et musulman, se met en place une stratégie de partition de ses nations, de destruction des résistances populaires. Le monde arabe et musulman va voir s'affronter des forces centrifuges et des forces centripètes en vue de faire graviter ses territoires autour des nouvelles métropoles, qui en tant que vassaux, qui en tant que « bled siba ». Les nations dont les États ont été détruits par la force (Irak, Libye et Syrie) montrent que faute de ne pas s'y être préparées, faute de ne pas avoir déployé une telle stratégie de détournement, la capacité des régions à faire corps est empêchée par les ingérences extérieures. La force d'une nation réside dans la résonance qui existe entre ses différentes régions. Sa faiblesse réside dans leur séparation et leur dissonance. L'exacerbation de la compétition entre les grandes puissances menace la souveraineté des pays producteurs de matières premières, menace leur pouvoir de négociation. Il faut réfléchir pour l'Afrique et avec elle le mode d'insertion international que leur promettent une telle compétition et celui qu'elle désire. Faire faire corps à des ensembles régionaux dans un ensemble national est le défi qui doit être relevé. Différents pôles qui résonneraient dans un seul corps, se développeraient dans l'interdépendance. Le rapport est de résonance et de complémentarité et non d'uniformisation. Les expérimentations collectives ne seront pas sans résonance, tout au contraire, elles devront résonner les unes dans les autres, être attentives l'une à l'autre, mutualiser les conquêtes, les succès. « Voici ce que nous avons réussi à faire, pouvez-vous en faire autant ? » peut-on se dire. Nous n'avons pas à imiter ceux trop éloignés de nous, que nous ne pouvons pas imiter et desquels beaucoup de choses nous échappent et nous séparent ; l'imitation fonctionne de proche en proche[12] par le fait de l'irradiation d'un centre exemplaire. L'importation de l'étranger passerait par nos diasporas, des diasporas qui traduiraient deux mondes, l'un dans l'autre, qui ne nous seraient pas devenues étrangères, qui sauraient ce que nous pouvons apporter au monde en échange de ce qu'il et elles nous apportent. Les enfants de nos enfants émigrés ne doivent pas changer de nationalité, mais servir deux nations. De ces diasporas dépendent, pour une partie, la qualité de notre relation au monde, c'est-à-dire la manière dont nous ferons l'expérience du monde et prendrons position par rapport à lui. L'autre partie sera notre part. Bref, d'elles et de la société, de leur rapport au monde, dépendra la qualité de notre appropriation du monde. Un tel esprit n'a pas encore gagné notre société et nos diasporas, il a même reflué comparé à celui de nos premiers travailleurs émigrés (ils ne connaissaient pas encore le regroupement familial), des diasporas étrangères ont pourtant montré la voie. Notre diaspora doit apprendre des autres diasporas qui ont réussi leur relation au monde, et notre société de leur société avide de s'approprier le monde, comme l'a effectué celle qui a initié le mouvement de libération nationale. S'approprier le monde, se remettre dans son cours, au lieu d'être refoulé et dispersé sur ses marges, c'est retrouver un rapport au monde de la société et de sa diaspora, qui la mettra en mesure de remettre la société dans le cours du monde et le cours d'une expérience réussie. Pouvoir, vouloir et savoir. Ce ne sont pas les idées qui dirigent le monde, le monde ne se soumet pas aux idées, c'est du cours des choses qu'une idée émerge et c'est à lui qu'elle retourne. On passe du réel au rationnel et inversement. Les processus qui affectent l'individu et l'action de l'individu dans le cours des choses ne passent qu'en partie par sa conscience et ne sont animés qu'en partie par une volonté indépendante ; une volonté qui voudrait s'imposer au cours des choses ne fait que s'en éloigner. Il en est de s'inscrire dans le cours des choses comme il en est d'atteindre ce que le philosophe appelle les « états optimaux » : «... la plupart des états, physiques ou mentaux, que nous associons de près ou de loin à l'idée de bonheur ..., ont justement en commun cette propriété redoutable d'être mis en déroute par la simple tentative de les faire advenir de façon volontaire. ... Tout se passe comme si l'excès de conscience réflexive et le surcroît de volonté nous éloignaient irrémédiablement de la fin convoitée. Vouloir et pouvoir semblent se situer dans une relation directement antagoniste. ... j'en suis venu à m'intéresser de près aux processus qui affectent l'individu dans le cours de l'action, en prenant pour foyer d'attention les moteurs mêmes du changement, les ressorts et les ressources dont nous disposons souvent à notre insu afin de réaliser, en nous ou en autrui, ces états optimaux hostiles à l'intervention du vouloir. »[13] L'humanité ne tient pas son destin entre ses mains, elle ne transcende pas le cours des choses et ne le domine pas. L'humanité participe du cours des choses, elle ne l'agit pas plus qu'elle n'est agie. La civilisation thermo-industrielle s'est longtemps crue dans la vérité, aujourd'hui elle continue à se mentir à elle-même malgré l'érosion de ses croyances. Elle persiste dans son arrogance et surenchérit dans le mensonge. Les sociétés vieillissantes n'ont pas beaucoup le choix, elles sont attirées davantage par le passé que par l'avenir. Pour se réapproprier le cours des choses, s'approprier le monde, il faut faire confiance à la jeunesse, à son désir d'être et d'exister dans le monde. Il faut faire confiance à sa capacité de capter l'esprit du temps, il faut l'aider à apprendre de ses erreurs. Car elle doit en faire pour apprendre. L'expérience des anciens compte, celle de ceux qui ont appris de leurs erreurs, pas celle de ceux qui voudrait diriger l'action de la jeunesse, persistent dans leurs erreurs et se croient dans la vérité. Les anciennes générations de la post-colonisation sont en train de refaire l'erreur de celles de la colonisation. Les unes étaient enfermées dans la situation coloniale, les autres dans la situation nationale. Le savoir des anciens est déjà dans la jeunesse, et celui des plus anciens qu'eux, qui n'est pas passé par l'éducation, mais par leur conduite et leurs dispositions dont ils n'ont eux-mêmes pas beaucoup conscience. L'expérience postcoloniale est une expérience bousculée. On ne peut pas parler de transmission, celle-ci suppose une expérience stabilisée. Entre l'expérience des anciens et la pratique des nouvelles générations, un hiatus s'est formé. En même temps que s'achevait une expérience, une nouvelle radicalement différente démarrait. Un tel hiatus date du choc colonial, de la mise en rapport de deux sociétés radicalement hétérogènes. La période postcoloniale ne l'a pas comblé. Les deux sociétés continuent de s'exclure sans le savoir et par moments s'affrontent ouvertement. Notre relation au monde est trouble. Les anciens n'ont pas poussé les jeunes à s'approprier le monde, ils ont voulu les en protéger. Aussi la société prête-t-elle le flanc au monde au lieu de l'embrasser. Nous sommes pris par un monde que nous craignons de prendre. C'est en se saisissant de l'esprit du temps que la jeunesse pourra revenir sur l'expérience de ses aînés et de ses ancêtres, s'approprier ce qui en fera sa force et se défaire de ce qui peut en faire la faiblesse. De mon expérience bousculée d'enseignant, j'ai pu observer que l'on transmet plus sûrement ses défauts que ses qualités. Les unes ne vont jamais sans les autres. Les qualités doivent être suffisamment fortes pour subsister et faire oublier les défauts. Les qualités qui ne pourront pas subsister laisseront la place aux défauts qui s'accumuleront jusqu'à ne plus tenir. Ce qui peut protéger la jeunesse de ses erreurs, faire de son droit à l'erreur un réel bénéfice, c'est une expérimentation large et diversifiée qui permette à chacun d'apprendre de ses erreurs, mais aussi de ses proches et de ses voisins. Notre société longtemps de civilisation orale ne peut bénéficier des avantages des sociétés de civilisation écrite pour se reposer de manière constante sur son histoire pour se réinterpréter. Elle a besoin de se penser en s'appuyant sur l'histoire des civilisations écrites. Ignorer leur histoire, c'est un peu la refaire sans le savoir et pouvoir le faire. Connaître leur histoire, emprunter et éprouver leurs gestes et conserver cet esprit farouche d'indépendance que nul ne peut nous contester. Il faut compter sur la foi de la jeunesse, son énergie et son désir d'apprendre et d'égaler. C'est là une ressource inégalable, si la jeunesse ne méprise pas les ressources disponibles de l'expérience des civilisations écrites. Les préoccupations des jeunes sociétés et celles vieillissantes ne sont pas comparables, les unes se préoccupent de construire un récit national, les autres de s'approprier le monde. Compatibles, les préoccupations unissent ; disparates, elles séparent. En guise de conclusion L'humanité vit enveloppée dans le mensonge, dans le déni de réalité et va dans la surenchère. Sa relation au monde se dégrade, le cours des choses lui échappe et se retourne contre elle. Elle prend la direction d'une impérialisation/vassalisation brutale. Dans un récent livre, l'art de la paix, Bertrand Badie[14], professeur de relations internationales, s'efforce de sortir de la dialectique occidentale de la guerre et de la paix, de libérer la paix de la guerre, mais il n'en sort pas vraiment. Il ne rejette pas la dichotomie de la paix et de la guerre, il veut soustraire la paix à la sujétion de la guerre. Il relève que la pensée occidentale a, de son histoire, fait dériver la paix de la guerre, ce qu'elle continue de faire sans se rendre compte que la guerre ne conduit plus à la paix. Il voudrait séparer l'art de la paix de l'art de la guerre, voudrait substituer l'art de la paix à celui de la guerre et ne voit pas qu'ils se complètent. Que l'un ne peut se séparer de l'autre, que sous la paix la guerre veille toujours et inversement. On comprend qu'il veuille convaincre que la guerre ne mène plus à la paix, mais à des destructions. Mais il est encore dans l'art de la guerre occidental. Il ne prend pas l'art de la guerre de Sun Tzu selon lequel il faut gagner la guerre avant de la déclarer. Une guerre se fait à deux. La paix, c'est comme la guerre sans la faire, à moins de supposer le rapport de force absent de la dynamique sociale et historique, à moins de vider la vie de la compétition. C'est la transformation, le renversement du rapport de forces sans destructions massives, c'est comme la destruction créatrice de Schumpeter. Bertrand Badie n'oppose pas l'art de la guerre de Sun Tzu à celui occidental de Clausewitz. Il va chercher un art de la paix à partir des prémices occidentales. Israël applique l'art de la guerre à la Clausewitz : détruire ses ennemis musulmans. Par la guerre sur Gaza, il veut dire à ces peuples voisins qu'ils devraient mieux désirer la paix d'Israël que leur destruction. Ce que ne voit pas Israël, c'est qu'il est en train de se déporter hors du cours de l'histoire : ceux qui déclarent la guerre, ne sont plus ceux qui gagnent la paix. Ce que semble voir plutôt Israël, qu'il a là, historiquement, une dernière chance pour faire disparaître la question palestinienne et pousser plus en avant le processus de vassalisation de certains régimes arabes. Je ne crois pas qu'Israël soit dans le cours des choses, il peut bien écraser la région, l'enfoncer dans des guerres civiles, mais son destin ne tient pas seulement dans son seul rapport au Moyen-Orient. Il peut lui arriver ce qu'il n'a pas prévu, d'où il n'a pas prévu, par son effort pour configurer le rapport de forces dans la région en sa faveur. Vaut-il mieux pour les USA, par exemple, compter sur Israël que sur l'Arabie saoudite pour triompher de la compétition avec la Chine dans la région ? Montrer à celui qui veut faire la guerre qu'il a plus à perdre qu'à gagner, là est tout autant l'art de la guerre que l'art de la paix. Montrer aux Américains qu'ils ont plus à perdre qu'à gagner, c'est ainsi que les Chinois feront abandonner aux Américains leur désir de partir en guerre contre leur rival systémique. Et c'est la leçon que commence à administrer Trump au peuple américain : à trop vouloir du pouvoir d'achat mondial, ils en perdront davantage, à trop vouloir se réindustrialiser, ils subiront l'inflation. Mais cela pourrait être bien en partie l'objectif du nouvel empire : faire accepter la baisse du pouvoir d'achat américain pour cause de compétition mondiale et non comme dessein du nouvel empire. C'est la baisse du pouvoir d'achat mondial que refusent les consommateurs qui pousse les régimes politiques à l'illibéralisme. Se réapproprier le cours des choses c'est sortir du déni de réalité, c'est sortir des enfermements du passé. L'histoire se répète pour ceux qui sont tombés dans ses trappes. Une nouvelle page s'écrit pour ceux qui entrent dans un nouveau cycle. Tourner la page de la colonisation avec ceux qui veulent la tourner et écrire avec eux une nouvelle page et combattre ceux qui veulent la répéter. Attendre ceux qui ne veulent pas la tourner, c'est accepter de rester dans la trappe avec eux. Le monde n'appartient pas aux anciennes puissances, il s'appartient. Il a sa propre dynamique qu'il faut prévoir. Être dans son cours, c'est renoncer à l'art de la guerre qui n'est pas à la fois un art de la paix. C'est renoncer à une transformation violente des rapports de forces, c'est adopter la stratégie des transformations silencieuses. Comprendre que celui qui déclare la guerre a déjà perdu. Nous sommes face à deux impératifs : d'abord revoir notre rapport au monde qui est d'opposition et de complémentarité. Tout dépend de la qualité de cette opposition et de cette complémentarité. Avec la France, est en train de se reproduire le rapport colonial. Par notre diaspora, nous sommes inscrits dans le monde. Elle devrait traduire un rapport de coopération entre nous et le monde. Mais il faut être deux pour coopérer. Un déni de réalité par l'un des partenaires (en général le fort devenu faible) peut transformer l'art de la paix du second (en général du faible devenu fort) en art de la guerre par le premier. On n'évite pas toujours la guerre, le piège de Thucydide ; la paix la termine ou la laisse perdurer. Une stratégie de la paix qui soit aussi de la guerre nous oblige à faire face à une stratégie néocoloniale de partition de la manière la moins attendue en utilisant l'énergie et les ressources d'une telle stratégie pour aller au-delà de leur objectif assigné. Ce qui compte ce n'est pas comment on commence on n'a souvent pas le choix -, mais comment on termine. Ce qui signifie accumuler dans le cours des choses en ayant l'air de se laisser (dé)posséder. À l'exemple de la Chine qui a travaillé pour le consommateur occidental afin d'accumuler le savoir-faire des entreprises occidentales. De gré à gré, on ne peut pas recevoir (des riches) sans (leur) donner. Le tout est dans la plus-value, la différence entre ce qu'ils nous donnent et ce que nous en obtenons. Les Occidentaux peuvent crier aujourd'hui au voleur, après avoir vu ce qui a été obtenu de ce qu'ils ont donné. De donner ce que l'on a, donne l'avantage du terrain, l'usage de ressources locales et une valorisation des ressources rares. Une simple opposition frontale à la stratégie néocoloniale ne peut suffire. Il faut répondre à la stratégie de guerre (à la Clausewitz) par une stratégie de paix (à la Sun Tzu). Elle peut procurer des ressources immédiates, des ressources subjectives en particulier, qui ne pourront hélas pas remplacer les ressources objectives qu'il aura fallu déployer ni les accroître. De ces dispositions à l'égard du monde, il faut ensuite réussir à inscrire nos productions dans des chaînes de valeur mondiales prometteuses. Productions à partir desquelles nos savoir-faire peuvent s'étendre, nos ressources se diversifier, afin de pouvoir faire face aux stratégies néo-impériales de vassalisation des alliés et de désintégration des nations prolétaires. Les anciens pays colonisés vont voir leur pouvoir de négociation mis à l'épreuve par des stratégies et des mouvements de partition. On peut donner en exemple le constructeur de voitures électriques chinois BYD qui a développé sa chaîne de valeur à partir des batteries électriques. À partir des batteries électriques, il a constitué la chaîne de valeur qui va des métaux rares aux voitures électriques. En choisissant une activité nous choisissons une chaîne valeur et une place qui nous permettra d'y progresser ou d'y régresser. Une place d'autant plus chère qu'elle instaure une chaîne de valeur prometteuse. Nous avons besoin de l'imagination d'une jeunesse instruite du savoir du monde, elle a besoin d'un champ d'expérimentation fiable. C'est notre seule chance contre les esclavagistes modernes. Notes : [1] 1Voir notre article La méritocratie au service de l'excellence étatique. Le Quotidien d'Oran du 19 février 2024. [2] Voir les travaux de Marc Côte dont Mutations rurales en Algérie, le cas des Hautes plaines de l'Est. Coédition OPU, Alger, CNRS, Paris, 1979, 163 p. et cinq cartes h.-t. [3] Hussard noir est le surnom donné individuellement aux instituteurs publics sous la IIIe République française après le vote des lois scolaires dites « lois Jules Ferry » et le vote de la loi de séparation des Églises et de l'État, le 9 décembre 1905. [4] Voir par exemple la thèse de Mélanie Vouliez dans son livre l'injustice en héritage. Repenser la transmission du patrimoine. La découverte. 2025. [5] Hartmut Rosa. Résonance. La Découverte, Paris, 2018. [6] Par philosophie on entendra le mot et non la chose occidentale : amour de la sagesse et non philosophie à l'image de la civilisation occidentale. [7] Bernard Chapais. Liens de sang. Aux origines biologiques de la société humaine. Les éditions du Boréal. 2015. [8] Ibid. [9] FROMM Erich 1973, La Crise de la psychanalyse. Essais sur Freud, Marx et la psychologie sociale, trad. Jean-René Ladmiral, Denoël-Gonthier, Paris. [10] 1989 [1932], « Méthode et tâche d'une psychosociologie analytique », Hermès, no 5-6 : 301-313. [11] Bernard Lahire. Les structures fondamentales des sociétés humaines. La Découverte. Sciences sociales du vivant. Paris. 2023. [12] C'est aux sociologues Gabriel Tarde (l'imitation) et Harmut Rosa (résonance) que l'on peut ici renvoyer. [13] Cité par Romain Graziani. L'usage du vide. Essai sur l'intelligence de l'action, de l'Europe à la Chine. Gallimard. 2019. [14] Flammarion. 2024. |
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