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La fabrication des stéréotypes

par Kamal Guerroua

Rien n'est moins sûr que d'interrompre la vie à la machi-ne qui fabrique les stéréotypes. Avec la confusion dans les définitions, l'humanité de nos jours a officialisé de facto dans les consciences la légitimité de la peur de l'autre et même sa nécessité. Les plus faibles dans l'échelle des représentations que ce soit individuelles, collectives ou nationales jouent à contre-cœur le rôle de fusibles. L'appropriation opportuniste d'une vérité dite consensuelle par le haut de cette pyramide empêche la levée objective de l'embargo sur les inquiétudes. Ainsi, dès qu'un dérèglement chamboule les données existantes, le stéréotype refait surface dans les cerveaux de ceux d'en haut, lesquels, le vent en poupe, tentent de «contaminer» une large partie de ceux d'en bas en la dressant contre les autres, responsables à leurs yeux du malheur de la société et surtout du déséquilibre des valeurs hégémoniques.

Le regard que l'on pose sur l'autre est important pour comprendre le processus de la naissance, de l'évolution et de l'apogée du stéréotype. Celui-ci n'est pas seulement la résultante des fixations médiatiques sur des sujets particuliers mais aussi d'individus et de sociétés qui accordent de l'intérêt à ce que colportent les rumeurs, le bouche à oreille et les ragots de trottoir, les parents pauvres de la culture légale, institutionnalisée, généralement empreinte du politiquement correct. Deux niveaux d'interprétation s'intercalent à ce stade. Le premier en rapport avec les élites et le second lié aux masses et à la communauté des citoyens.

Si dans la première catégorie, le stéréotype est souple, modifiable et conjoncturel parce qu'étudié et forgé pour résorber l'effet d'une crise (morale, économique, du régime, etc.), détourner l'attention de l'audimat ou des spectateurs ou changer carrément le cours d'un événement, dans la deuxième, il est dur, constant et permanent. En ce sens que le suivisme aveugle «des vérités banalisées» des médias et des élites par la société pourrait même entraîner la radicalisation du stéréotype jusqu'à l'extrême. A titre d'exemple, l'instrumentalisation des rapports en Hexagone et dans nombre de pays occidentaux entre terrorisme, étrangers, musulmans, migrants, jeunes des banlieues issus de cette même immigration participe de cette dynamique de «stéréotypi-sation» qui fait figure d'essentialisme primaire. Ce qui fleure bon, soit dit trop vite en passant, la vieille ritournelle du célèbre film «Dupont la joie»! A défaut d'une perception multi-facettes ou de ce que j'appelle «une vision prismatique» des phénomènes, on achoppe sur une stérile unification du stéréotype (ridiculisation et néantisation des autres). De quoi entrer par effraction dans «la spirale de la communication perturbée», comme dirait le philosophe allemand Jürgen Habermas. En conséquence, le cliché devient réalité et la réalité se transforme en un simple cliché qui relève du fantasme médiatique aux yeux de la pensée dominante. La technique du décentrage-recentrage fonctionne dans ce maillage en tant que régulatrice de l'espace événementiel où se produisent les affects politiques, culturels destinés aux masses. Ceux-ci (les affects) débouchent sur des intrigues communicationnelles derrière lesquelles se cachent les réseaux d'intérêts des différents lobbies.

Que la survivance du stéréotype doive tant d'une part à la subtilité des uns (les prestataires du service de la communication) et d'autre part à l'ignorance «réelle» ou «supposée» des autres (les auditeurs ou les spectateurs) n'a rien du hasard. Car l'homme au quotient intellectuel (Q.I) faible ou moyen se donne instinctivement tout le temps pour admirer les rhéteurs, les farceurs et les manipulateurs qui cousent des discours bien assaisonnés à son attention. La démagogie est la mère nourrice du stéréotype d'autant qu'elle se perd dans des considérations globales, des descriptions superficielles et des survols fantaisistes des réalités en vue de catégoriser des personnes, des communautés ou même des ethnies ou des nations. Un démagogue est par nature un homme qui crie sur tous les toits ce que les autres veulent entendre. En quelque sorte, il exauce le vœu de cette majorité dormante qui, peut-être par timidité, hypocrisie ou parfois lâcheté, se laisse subjuguer par ses harangues, thèses ou digressions. Cet aspect-là est généralement lié au Nazisme hitlérien, au Fascisme de Mussolini, aux juntes militaires de l'Amérique latine et aux dictatures du Monde arabe. Autant dire, là où le réseau communicationnel n'est ouvert que pour le leader, censé être le pionnier de l'œuvre nationale (historique, politique, culturelle, etc.). En revanche, c'est dans les démocraties européennes en particulier et occidentales en général que cette nuisance décuple d'intensité dans la mesure où les chiens de garde médiatiques se positionnent en toile d'araignée autour des événements, cloisonnant le champ des interférences des «vérités gênantes ou compromettantes».

Les Américains parlent de «nipple effect» quand ils évoquent le rôle des vérités dont on vient de parler. Autrement dit, la vérité (une pierre) qui, dès qu'elle tombe sur un lac ou une étendue d'eau provoque des ondes à la ronde en forme de spirale. Lesquelles ondes, schématisées dans un système complexe, affecteront tout le système. Or, le propre de la toile d'araignée (les chiens de garde) est justement de servir de parasol à ce système, en vue de fructifier la fabrication des clichés et des stéréotypes utiles à la survie des conglomérats du système (lobbies, puissances d'argent, oligarchies, etc.).