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Les banques centrales sont-elles devenues schizophrènes ?

par Anthony Escurat

Depuis la crise de 2007, les certitudes n'existent plus au pays feutré des banquiers centraux. La chute de Lehman Brothers notamment, ayant ébranlé les totems des tenants de la financiarisation à tous crins de l'économie.

Dès lors, pour porter secours à une économie mondiale au bord du précipice, les banques centrales sont revenues, tel un barreur dans la tempête, à l'épicentre de la scène économique. Jouant tantôt du bâton via les accords de Bâle 3, tantôt de la carotte par le biais des politiques monétaires non conventionnelles. Au risque de flirter parfois avec la schizophrénie. Décryptage. Revenus de leur stupeur, les chefs d'État et de gouvernement du G20 ont entériné lors du sommet de Séoul en novembre 2010 les accords dits de « Bâle 3 ». L'objectif : renforcer le niveau et améliorer la qualité des fonds propres des établissements bancaires avec en ligne de mire l'idée d'éviter de faire une fois de plus appel aux subsides publics pour leur venir en aide en cas de nouveau choc systémique. Autrement dit, pour en améliorer la solvabilité, le comité de Bâle, chargé de la supervision bancaire internationale, a opté pour un relèvement du ratio de fonds propres des institutions financières. En substance, derrière la main du régulateur se cache la volonté des gouvernements -refroidis par la crise des dettes souveraines résultant des différents plans de relance- de ne plus se porter garants de nouvelles dettes privées. Un cadre prudentiel battu en brèche par de nombreux banquiers estimant -à tort ou à raison, l'avenir nous le dira- que celui-ci conduira à corseter un peu plus les activités d'intermédiation bancaire, déjà enkystées par la crise, empêchant ainsi les banques de rouvrir les vannes du crédit aux entreprises et aux particuliers. Un poids réglementaire supplémentaire susceptible d'obérer, ce faisant, la relance de l'activité.

Dépositaires du maintien de la stabilité des prix, les banques centrales le sont également de la vigueur de la croissance et de la création d'emplois. Chronologiquement, la Fed, la Banque du Japon et la Banque d'Angleterre l'ont compris bien avant la BCE en conjuguant à des taux d'intérêt directeur historiquement bas, des rachats massifs d'actifs. Pionnière, la Fed, au plus fort du fameux « quantitative easing » mis en place par Ben Bernanke, a injecté 85 milliards de dollars par mois dans l'économie d'outre-Atlantique. Fille aînée de la très orthodoxe Bundesbank, la banque centrale européenne a, quant à elle, attendu près de huit ans pour « faire tourner la planche à billets ». L'occasion de scruter à la loupe les effets -globalement positifs- sur l'économie réelle des plans d'assouplissement quantitatif américain, britannique et japonais.

Dès lors, face à l'effet ciseau européen combinant atonie économique et menace de déflation, Mario Draghi a dévoilé en janvier dernier un plan historique : la banque de Francfort prévoyant d'acheter 60 milliards d'euros par mois de dettes publiques et privées jusqu'à fin septembre 2016 dans l'optique de doper la croissance de la zone euro et d'en réveiller l'inflation. Sur le plan technique, en achetant massivement des obligations (et donc en abaissant de facto leur rendement), la BCE entend inciter les banques à prêter davantage aux entreprises et aux particuliers. Par ricochet, l'euro continuera de se déprécier face au dollar, au plus grand bonheur des exportateurs du Vieux continent.

Les banques européennes sont donc aujourd'hui prises en tenaille entre une réglementation internationale toujours plus coercitive et une politique monétaire de la BCE historiquement incitative. Au milieu du gué, les entreprises de la zone euro se retrouvent, quant à elles, face à une situation contradictoire : entraînées dans la dynamique positive de la chute de l'euro et des prix du pétrole, leurs possibilités de financement auprès des établissements bancaires pourraient être revues à la baisse.

Prises dans l'étau d'une nécessaire relance de la croissance tout en se prémunissant contre de nouveaux risques systémiques ainsi que d'un regain d'inflation, les banques centrales -et la BCE aujourd'hui sous les projecteurs- s'avèrent, in fine, contraintes de tenir des discours soufflant le chaud et le froid. Vu d'Europe, le nœud gordien du problème demeure pourtant moins l'accès au crédit que la panne d'investissement, paralysant la croissance. Dès lors, un seul remède prôné en son temps par Keynes : la confiance !