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Le courage des femmes

par Wassyla Tamzali

Lecture faite le 8 mars à Rabat pour Les Étonnants voyageurs. Dédié à Amira Bouraoui pour son courage politique. Ça ressemble souvent à une provocation. " Seules les femmes sont courageuses ! " " Ce sont les femmes qui vont sauver le pays ". Qui d'entre nous, les femmes, n'a pas entendu cette profession de foi ?

Ce ne sont jamais les femmes qui disent cela, mais presque toujours des hommes. Et souvent des hommes qui ont entre les mains le destin des femmes et des pays. Des professions de foi si hypocrites quand elles viennent de leur part ! N'est-ce pas ce que m'a dit, un jour des années 90, Années noires pour l'Algérie, ce responsable politique au pouvoir depuis 1962, alors que nous parlions du malheur où nous précipitait la Guerre civile : " Ce sont les femmes qui vont sauver le pays ! "

Cette idée là du courage des femmes qui va sauver les nations mises à mal par le gouvernement des hommes quand elle est professée par ces hommes mêmes a le don de m'exaspérer!

Mais ignorons donc ces plaintes faussement repentantes. Et disons le, oui les femmes sont courageuses! Depuis longtemps, depuis toujours. Bien avant les Révolutions arabes. Mille courages, différents les uns des autres.

Au commencement, il y a le courage endurance. Les femmes sont courageuses autant qu'elles sont discriminées et cela à travers tous les temps et tous les pays. Leur histoire est une longue suite de violences. Des violences symboliques, comme celles qui ont donné à la littérature des chefs-d'œuvre et des portraits uniques de femmes à toutes les autres pareilles. Dans une maison de Poupée d'Ibsen, l'inoubliable Nora ou encore Emma Bovary qui obsède tant les écrivains que nous essayons d'être, et d'autre encore?

Des violences physiques. Variées, multiples, rivalisant d'imagination et de cruauté d'un continent à l'autre, d'une religion à l'autre, d'un patriarcat à l'autre. Au nom de la culture : les violences conjugales, l'enfermement, les mutilations sexuelles, les petits pieds, la burqa; au nom de l'honneur : les crimes, le fouet rédempteur, la lapidation, la séquestration, l'immolation; au nom du plaisir prédateur des hommes: mariages précoces, polygamie, viols, prostitution? Depuis des siècles, depuis toujours jusqu'à nos jours. Leurs vies et leurs corps sont la marque, le récit de leur endurance. L'histoire du courage des femmes?

Et malgré cela, elles ont, presque toutes, dans l'immense majorité, accompli leur destin de femmes, comme elles disent, avec abnégation, dévouement, amour. Oui amour. Le courage silencieux des femmes. Tout au long de l'histoire de l'humanité elles ont filé la laine, bêché la terre, coupé le bois, taillé les arbres, tissé, cousu les vêtements et les outres, laver et récurer, trait les vaches, les chèvres, elles ont fait tourner les machines, elles ont monté et peint des murs, dessiné des images, chanté de la poésie, soigné et guéri? et que sais-je encore du levé du soleil à la nuit? Et ce moment venu, autour du plat familial elles se gardent bien de prendre pour elles un des pauvres morceaux de viande avec quoi elles ont fait miraculeusement manger les leurs, laissant cela aux hommes, grands et petits.

Avec obstination elles ont continué à faire ce pour quoi on les tolère jusque dans les sociétés les plus barbares : elles ont enfanté, elles ont tenu la maison des hommes et leur couche. Et encore. Contre les blessures de l'histoire qui parfois font des leurs hommes des moins que rien elles restent dans la vaillance de la vie dont elles sont l'ultime rempart. Pendant la longue nuit coloniale, elles ont protégé ces hommes et fait de leurs maisons des citadelles imprenables. Aux hommes dépossédés, elles ont donné leurs ventres en s'offrant à eux comme dernier territoire. Avec un tel oubli de soi, un tel dépassement que l'on peut trouver ici la matrice du courage des femmes, le courage endurance.

Avec le courage endurance, le courage silencieux, il y a le courage résistance. Celui des femmes qui ont bousculé les habitudes des familles, qui ont rompu les anciennes manières. Elles sont nombreuses. Modestes souvent, soldats sans grades, elles sont engagées dans une guerre de tranché ignorant les débats et les enjeux savants, les Chartes et les Déclarations universelles. Ces mères analphabètes qui ont bravé les dictats et les ordres des fous de Dieu, qui ont continué à envoyer leurs filles à l'école bravant les interdits, jeunes et vieilles. Toutes jeunes comme cette adolescente kabyle égorgée de n'avoir pas voulu se voiler, et ces institutrices qui continuèrent d'aller les cheveux au vent dans l'Algérie des " sombres temps " pour le dire comme Hanna Arendt. Loin des cercles féministes et des slogans libérateurs elles sont devenues malgré elles les symboles de la résistance pour tout un peuple.

Il y a aussi le courage de celles qui, il faut bien le dire, nous dérangent, nous troublent parce qu'elles semblent avoir accepté les lois mortifères des hommes, des pères et des frères tyranniques, des vigiles de quartier, des bandes de petits chefs en mal de pouvoir et de sexualité. Ces femmes qui n'ont plus le droit de vivre, se bardent de tout leur courage pour survivre. Voilées elles sortent pour apprendre, travailler, se promener, et aimer. Elles ont choisi d'accomplir leurs désirs de vivre dans la plus grande des clandestinités. Oui souvent devant ces femmes voilées, pas toutes, mais certaines, nous restons sans voix. Se réservent-elles pour des batailles plus décisives ? Ne les a-t-on pas vus sur les places des Révolutions ?

Et puis il y a le courage héroïque. Celui que la guerre, les guerres sont révélé. Elles ont écrit les chapitres les plus courageux et les plus désespérants des guerres des hommes. Femmes au front et à l'arrière du front, dans les villes, et dans les montagnes, femmes déportées, emprisonnées, torturées, violées, exécutées comme des hommes.

Et enfin, et surtout, en toutes circonstances, elles donnent à leurs hommes le plus beau des cadeaux, celui de se croire plus grands qu'ils n'étaient. " Pauvres petits hommes, les femmes sont le miroir dans lequel ils peuvent se voir plus grands qu'ils ne sont. ", m'enseigna une sage qui avait passé sa vie entre les murs de sa maison à servir père, mari, fils et petits-fils. Un secret que les femmes se partagent dans ces lieux où elles se retrouvent seules.

 " On n'entend pas la voix des femmes. C'est à peine un murmure. Un silence orageux qui engendre le don de la parole. ", disait Kateb Yacine.

Et les femmes prirent la parole. Pas toujours pour elles. Les Folles de la Place de mai, les Femmes en noir, comme toutes celles qui ont au long de l'histoire ont montré leur courage politique en bravant les rois, les dictatures, la folie guerrière des hommes au nom d'une idée de l'humanité qu'elles ont toujours porté dans les plis des voiles du patriarcat. On les a vu à Tunis, au Caire, sur la place de la Perle à Bahreïn, à Sanaa au Yémen.

Aux côtés de la jeunesse en colère elles étaient là voilées, en abayas ou hijab. Alain Badiou dit" et quand les femmes rejoignent le mouvement et qu'elles viennent sur la place alors il y a la révolution ". Tant et si bien qu'elles sont devenues les icones des Révolutions. La Révolution française immortalisée par une femme aux seins dévoilés dans" La liberté guidant le peuple " de Delacroix ouvre cette galerie iconique. Plus près de nous le portrait de Djamila Boupacha par Picasso, fera le tour du monde, et deviendra le symbole de la Révolution algérienne. Et ces photos magnifiques des femmes tunisiennes, si brunes et si blanches, enroulées dans le drapeau rouge du pays. Il y a des images qui ne s'inventent pas !

Mais les icones sont descendues des piédestaux où les avaient installés l'imaginaire des hommes. Les choses ont changé. Les femmes sont arrivées au bout de cette longue histoire de dévouement et d'abnégation.

Depuis des décennies elles sont entrées dans un temps encore plus difficile et plus périlleux, celui du courage de refuser leur propre oppression. De réclamer justice pour elles et pour toutes les femmes. Au risque de l'incompréhension, l'ostracisme, au risque du rejet et de la solitude. Le courage des femmes de s'attaquer aux mythes, aux mensonges et aux tabous qui les maintiennent depuis la nuit des temps dans un état d'infériorité et les dépossèdent de leur corps, propriété des hommes et des tribus. Ce corps des femmes au centre de toutes les peurs, les désirs, les manipulations, les tractations, les échanges, les violences, au centre des religions, des livres sacrés?Le corps écrit des femmes.

Avec patience, raison, intelligence, ne laissant rien dans l'ombre, revisitant tous les savoirs que les hommes avaient longtemps déclarés comme leurs territoires exclusif, savantes, articulées, talentueuses et parfois iconoclastes, par leurs mots, leurs poésies, leurs livres, leurs tableaux, leurs théâtre, elles ont dévoilé " L'immense et compliqué palimpseste de la mémoire " de leur corps pour le dire avec les mots de Baudelaire.

Ce n'est pas par hasard, ni par mimétisme que la jeune féministe tunisienne Amina Sboui dénude ses seins et écrit sur sa peau " Mon corps est à moi, il n'est l'honneur de personne ". Des mots à elle pour effacer ceux de la famille, du clan, de la tribu, de la religion, de la Nation. Avant elle déjà Aliia Magda El Mahdi jeune égyptienne posa nue nous obligeant à la regarder. La vulve exposée, elle débusque et écrase de son pied chaussé d'un escarpin rouge les fantasmes qui voudraient s'immiscer dans les interstices de son acte libérateur, dans les ombres sensuelles de son corps politique. Elle nous lave de toutes les images pornographiques qui prennent habituellement le corps des femmes en otage.

Avec courage les deux adolescentes sont arrivées au sens caché de l'oppression des femmes. Elles témoignent pour nous que la libération du corps des femmes est le cœur de la libération des femmes et des sociétés toutes entières. Ces nudités graciles ont porté l'estocade à la vieille oppression méditerranéenne hideuse et puante qui ne céda pas à notre longue lutte. Aliaa et Amina ont donné la réponse au pourquoi ces files de femmes excisées, voilées, enfermées, battues, ces fillettes vendues, mariées, ces femmes-enfants violées. Le pourquoi du martyr de la jeune fille au soutien gorge bleue de la place Tarhir du Caire pendant les grands moments de l'espoir ?

Elles ont donné une réponse intraitable. Qui plongea beaucoup d'entre nous, nous les féministes, dans un certain désarroi devant ce geste radical. Pour celles et ceux qui trouvent ces nudités violentes et insoutenables je dirais que cette violence n'est rien à côté de ce qui l'a provoquée.

Et parce que le féminisme est une idéologie de la libération, et que cette libération commence par soi, quand deux très jeunes filles de nos pays ont le courage d'aller jusqu'au bout de cette libération c'est le mouvement féministe dans son ensemble qui se trouve obligé de s'interroger, et avec lui toute la société engagée. Ces mises à nu du corps nous portent plus loin que les cris de liberté et d'égalité dont nous avons fait nos cris de combat. Elles ouvrent sur une vision libérée de tous les compromis que nous pensions devoir accepter pour faire avancer la cause des femmes. Loin d'être des épiphénomènes anecdotiques, plus lourds de sens et d'avenir que les mille images des contre-révolutions conservatrices et islamiques, les gestes d'Aliaa et d'Amina sont la preuve apportée, si cela était nécessaire, que les révolutions tunisiennes et égyptiennes ont changé le cours de l'histoire des pays arabes.

De tous les pays arabes et cela grâce au courage des femmes.