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Une causerie hivernale

par Boudaoud Mohamed *

En ignorant la grimace de dégoût qu'il devine sur le visage de son épouse, l'homme se fourre une pincée de tabac à chiquer entre sa lèvre supérieure hérissée de poils gris et sa gencive plantée de dents jaunes et enchevêtrées, puis s'essuie furtivement les doigts sur les genoux, un œil sur sa femme.

Après quoi, il plonge ses mains dans ses poches, et après avoir farfouillé dedans avec inquiétude pendant un bon moment, il en tire une cigarette qu'il glisse dans sa bouche et allume, après l'avoir défroissée tendrement, des lueurs d'avidité dans les yeux.

 Encore une fois, comme d'habitude, son épouse, qui en train de ravauder des chaussettes, fait entendre sa voix. Sans un regard vers le nuage gris et le bonnet qui enveloppent la tête de son mari, avec les mêmes mots et les mêmes soupirs qu'elle lui assène depuis de longues années, elle dit: «Malgré la toux qui te fait cracher des lambeaux purulents de tes poumons pendant toute la nuit, tu continues de sucer cette crotte de chat et de fumer ces cigarettes puantes ! On dirait que tu es pressé d'être cousu dans un linceul ! Mais ce n'est pas toi qui partiras le premier, c'est moi ! En vérité, je ne sais pas par quel miracle je suis encore en vie ! Les gaz que tu me souffles la nuit à la figure depuis trente ans sont capables d'étouffer un mulet ! Ces saletés ont transformé ton ventre en un dépotoir rempli de cadavres qui se décomposent sans fin ! Même mes robes n'ont pas été épargnées ! Je n'ose plus sortir ! Qui supporterait la compagnie d'une femme qui sent le tabac à chiquer et la cigarette ? Hein ! Dis-moi ! Aussitôt que je pose le pied quelque part, des grimaces verrouillent les visages ! On me fuit !»

 La femme se tait et un silence s'ensuit, rayé par des bruits divers: Aboiements, pétarades de moto, coups de klaxon, cris, grossièretés, vagissements, pleurs, lamentations, plaintes, grincements, crissements, sifflements, détonations, craquements, effondrements, font vibrer la maison à longueur de journée.

 L'homme écrase son mégot dans un cendrier en verre posé sur une table basse à côté d'un thermos, de deux tasses et d'un morceau de pain, et dit, la voix mielleuse et l'œil rieur: «Évidemment, c'est du parfum de jasmin qui s'échappe de ta bouche quand tu t'enfonces dans le sommeil ! Tes lèvres inondent mon oreiller de fleurs qui vivifient ma chair et la chatouillent délicieusement ! Jamais je n'oublierai les nuits merveilleuses que je passe dans ton jardin depuis trente ans ! Les abeilles du monde entier me jalousent ! »

L'homme s'interrompe un moment pour s'éclaircir la gorge, puis, quittant le ton enjoué qu'il a employé un instant auparavant, l'amour-propre égratigné, il poursuit: « Chaque fois que je reste à la maison pour causer un peu, tu trouves le moyen de m'insulter ! Tu ne peux pas t'empêcher de me planter dans la chair ces épines vénéneuses qui hérissent ta langue ! Mais c'est moi le fautif ! Si je t'avais cassé un bâton sur le dos la première fois où tu as osé piétiner ma dignité, tu aurais appris à peser tes paroles avant de l'ouvrir ! Ce sont sûrement ces acteurs efféminés que tu manges des yeux à longueur de soirée qui t'ont aigrie de la sorte ! »

 Levant ses yeux noirs vers son époux, d'une voix triste, la femme dit: «C'est la peur qui me fait prononcer ces paroles ! Tu le sais ! Cette horrible toux qui lacère ta poitrine dès que tombe la nuit a empoisonné ma vie ! Mais oublions la maladie et causons d'autre chose ! Il n'arrivera que ce que Dieu a décidé ! Veux-tu encore du café ?»

Le mari hoche la tête en signe de oui, et la femme saisit le thermos et lui sert un café, s'en sert un aussi, puis reprend son ravaudage, plantant maintenant son aiguille dans un pantalon râpé par les innombrables lavages qu'il a subis.

Un instant plus tard, la voix rauque de son époux parvient à ses oreilles cachées par un foulard usé et pâle : «Tu sais, il y a quelque chose qui me casse la tête depuis un bon bout de temps ! Dehors, tous les gens sont contents de ce qui est arrivé au Président de la Tunisie, et tous, sans exception, prient pour qu'il arrive la même chose à celui de l'Égypte. Jamais je n'ai vu les Arabes aussi heureux que ces derniers temps ! C'est la fête ! Ils n'ont qu'un désir qu'ils répètent sans souffler, pleins d'une haine sonore et gaie: « Le salaud égyptien doit fuir comme l'autre et aller mendier un trou où cacher sa viande de tyran ! Il faut le pousser lui et toute sa famille à aller baiser des pieds pour se procurer un abri !»

Voilà ce qu'ils souhaitent, ces fous ! Ils se rassemblent dans la rue ou le café et vomissent tout ce qu'ils contiennent de fiel contre les Présidents et les Rois arabes! Même notre voisin l'éboueur fait de la politique à présent ! Lui qui d'habitude ne brille que quand il parle d'ordures, lui qui rentre chaque soir avec un grand sac bourré de trucs ramassés dans les poubelles, oui, ce fouineur dans les déchets des autres, ose déchiqueter avec ses dents pourries des Présidents et des Rois ! Quelle étrange époque !

Tu ne peux pas deviner les châtiments qu'ils imaginent pour soi-disant punir ces chefs qu'ils désignent par des mots épouvantables ! Cet éboueur qui a rempli sa maison de chiffons a même inventé une torture qu'il n'arrête pas de retoucher ! Selon lui, le gouvernant traqué par son peuple doit être enfermé nu dans une cage, avec des chats ramassés dans un dépotoir et dressés à hurler et à griffer chaque fois qu'ils entendent une sonnerie, en ajoutant l'âne que la sonnette doit être déclenchée de préférence à intervalles irréguliers. Tu vois ce à quoi rêve ce monstre qui sent la poubelle à des kilomètres !

Mais il n'est pas le seul à radoter ainsi. Tout à l'heure, après la prière, sur le seuil de la mosquée, sans aucune pudeur, chacun a vidé son sac de pus sur les dirigeants des pays arabes, leurs propres frères. Puis, ils sont rentrés chez eux rayonnant comme une plaie qui vient d'être nettoyée.

Mais d'où leur vient toute cette haine ? Comment un être humain peut-il souhaiter de telles choses à un Président ou un Roi ? Dis-moi - que Dieu soit clément avec ton père dans la tombe où il repose- tu voudrais toi qu'un homme qui a vécu dans un paradis soit expulsé aussi brutalement, aussi sauvagement, de ce paradis ? Tu pourrais souhaiter qu'un Président soit jeté dans la rue par la populace, à coups de pieds dans le derrière ?

«Mais je sens qu'il faut que je t'explique la chose doucement. Quand tu plisses les yeux, ça veut dire que tu ne me suis pas. C'est normal, tu es une femme. Et Dieu a créé la femme pour enfanter et cuisiner, pas pour parler politique. Ves nerfs sont fragiles et ne supportent pas ce genre de discussion. Ces choses-là sont très compliquées et pourraient vous esquinter la cervelle définitivement. Verse-moi encore du café, que Dieu éloigne de toi le malheur ! »

En silence, la femme tend la main vers le thermos et sert son mari. Il fait un froid qui pénètre l'os comme une aiguille glacée. L'homme est emmitouflé jusqu'au coup dans une couverture et son épouse porte sur elle une grande partie du linge qu'elle possède. Après avoir avalé deux longues gorgées de café, le mari reprend la parole: «Voici ma pensée: un être humain, ayant dans la poitrine un cœur et non pas une pierre, ne peut pas espérer voir un peuple chasser son Président ou son Roi du Palais dans lequel il s'est épanouie pendant des années et des années ! Seule une tête détraquée par la jalousie peut produire un désir aussi impitoyable. Car il serait plus clément de pendre un homme que de le priver du monde merveilleux, plein de choses fantastiques, qui lui appartenait. Suis-moi ! Je vais t'expliquer !

Tout d'abord, un Président possède un avion garé jour et nuit sur le seuil de son Palais, avec dedans au moins sept pilotes chevronnés. Tu sais qu'un Président voyage beaucoup. Il est presque tout le temps dans le ciel. Mais cet avion est surtout son ambulance ! Au moindre signe de fatigue ou de malaise détecté sur son corps, ses serviteurs l'embarquent rapidement et l'appareil décolle et vole vers les mains miraculeuses des meilleurs médecins étrangers. Là-bas, il est vite requinqué et revient à son Palais, éclatant de santé. L'argent prolonge la vie !

Ensuite, le Président a à son service des cuisiniers qui te préparent des plats qui te feraient saliver pendant toute ta vie ! Nous ne savons pas ce que mangent les Puissants, mais ce sont sûrement des mets succulents garnis de gros morceaux de viande, du pain croustillant qui sent bon, du fromage rouge, des boissons délicieuses, des monceaux de fruits, des gâteaux aux amandes ruisselant de miel pur, et d'autres merveilles que nous ne saurions même pas nommer.

Ses armoires sont remplies de très beaux costumes que les meilleurs tailleurs du monde lui confectionnent, et de chaussures en cuir confortables qui reposent les pieds. Comme il n'est pas obligé de quitter son Palais pour haleter derrière un morceau de pain, son corps vit à l'intérieur de pyjamas multicolores et doux comme les mains d'une reine, qui excitent la peau et lui donne envie de vivre.

Il dort dans un lit vaste et moelleux qui sent le jasmin. Les draps sont soyeux comme les pétales d'une fleur. Le parfum qui émane de l'oreiller pénètre dans sa tête et répand des roses sur ses rêves. Quand le sommeil tarde à venir, des infirmières étrangères le massent doucement pour faire disparaître les soucis qui auraient contaminé sa chair.

Il n'a jamais froid, il n'a jamais chaud. Son Palais rempli d'appareils extraordinaires le protège des caprices du temps. Les pluies torrentielles et la boue, les vents violents et la poussière, le soleil implacable et les moustiques, il ne connaît pas.

Il est aussi entouré de ministres et de flatteurs qui rampent devant lui pour ne pas le contrarier. Qui sont prêts à tout pour continuer à ramasser les miettes qui tombent de sa table.

Tu vois maintenant dans quel paradis se délecte un Président ? Alors dis-moi la vérité: est-il humain de saccager un tel bonheur ? Qui parmi nous accepterait d'être arraché à ces délices ? Reste-t- il encore du café chaud ? Mes os sont glacés ! »

En vidant le thermos dans la tasse de son mari, le front soucieux, la femme dit : « Tu vas sûrement me prendre pour une folle, mais tes paroles m'ont tourmentée. Comment te dire la chose ? Il y avait dans ta voix comme une musique qui m'a troublée. C'est la première fois que je t'entends me parler ainsi. Ne ris pas, mais à un certain moment j'ai eu l'impression que ce n'était pas toi qui parlais. Ce n'était plus l'homme pelotonné dans une couverture, mais un homme debout, habillé élégamment, éclatant de santé et parfumé. Je sens que je vais bientôt vivre un événement extraordinaire ! Et je vois clairement ce qui va se passer ! Le peuple va se soulever et fera de toi son Président ! Mais je veux que tu retiennes une chose ! Tu ne dormiras pas seul dans un lit vaste et moelleux qui sent le jasmin, et il n'y aura pas d'infirmières étrangères pour te masser ! C'est moi qui m'occuperais de toi jusqu'à la fin de ta vie ! Ce corps que tu as délabré te poursuivra partout où tu mettras les pieds ! Maintenant, extirpe-toi de cette couverture et lève-toi pour faire tes ablutions. Je vais te chauffer un peu d'eau. Le muezzin appelle à la prière. »