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Les digues de paille

par Abdou B.

«Il est beau qu'un soldat désobéisse à des ordres criminels». A. France

« Ils sont venus, ils sont tous là,il y a même? le fils maudit»?, chante C. Aznavour. Les dirigeants de la classe politique officielle sont venus accompagner les dernières décisions de M. Bouteflika, avec «satisfaction», «fierté» et la certitude qu'elles sont irresceptibles de permettre aux médias publics d'assurer pleinement le service public». De leur côté, les partis de l'opposition, tout en critiquant le caractère tardif de ces décisions, en soulignant l'impact des pressions populaires, de l'opinion et gouvernements étrangers, les aspects tactiques qui entourent lesdites décisions, exigent du pouvoir d'aller plus loin et plus vite. Ce qui est de bonne guerre et parfaitement logique, venant de formations réprimées, interdites des médias publics, insultées parfois par de hauts responsables, exclues de toutes les décisions qui engagent l'avenir du pays à l'intérieur et à l'extérieur.

 S'il faut saluer le pas accompli par le Président de la République, il n'empêche qu'à la lumière des évolutions rapides en Tunisie, en Egypte et des révisions parfois déchirantes, tout aussi rapides, de l'U.E., des U.S.A., des Grandes Démocraties, d'un grand pays comme la Turquie, M. Bouteflika n'a plus beaucoup de temps. Se trouvant seul pour assurer tout ce qui est positif et tout ce qui négatif, il sait que si les choses tournent mal, s'accélèrent en Algérie, d'une manière ou d'une autre, les «accompagnateurs» du jour le désigneront, sans rouge au front, comme seul responsable, seul décideur omnipotent, n'écoutant personne, etc., etc. Les soutiens et la faune de courtisans flagorneurs n'ont ni amour du pays ni respect pour les populations. Ils craignent les gouvernements étrangers et se moquent de la postérité. Le pouvoir, les affaires, les privilèges, une vie passée dans des bunkers, le stress, la fatigue, l'interdiction de goûter à de simples plaisirs (promenade dans la rue, aller en vacances dans de lointains pays, au cinéma), ce sont là les marqueurs de toute leur vie. Jusqu'à l'éjection, le décès ou le départ à la retraite dans un bunker ou dans la 49ème wilaya, cette honte dans l'histoire du pays. Il y a sûrement des leçons à tirer des combats menés par les peuples et les élites en Tunisie, en Egypte et des grondements audibles qui se font entendre dans le monde arabe. Dans ce dernier, on retrouve des ressemblances indiscutables entre les régimes, les gouvernances et l'autisme qui mènent aux échecs et aux tragédies.

L'asservissement cruel des médias publics, leur prostitution ont abouti exactement au contraire, dans la violence, aux buts recherchés par les dirigeants. L'impact ravageur des chaînes satellitaires, de l'Internet, Facebook qui, pourtant, ont fait leurs preuves dans le monde, est occulté avec stupidité. De fait, les régimes ont totalement décrédibilisé leurs médias, envoyé les populations suivre les télévisions étrangères, s'y habituer et finalement y être fidélisés. Que l'Algérie soit le pays le plus parabolisé au monde, que des experts nationaux, des universitaires ne cessent d'attirer l'attention depuis des lustres sur cette nouvelle dépendance, n'a pas fait broncher les pouvoirs publics. S'estimant omniscients sur tout, partout et tout le temps, confortés par les courbettes de «communicateurs» hypnotisés par la carrière, la rente, les privilèges, les voyages, les régimes arabes subissent ce qui arrive. Désemparés, ils essaient de parer au plus urgent.

 Après avoir fermé les bureaux d'Al Djazira, fait la chasse aux journalistes étrangers, ressassé des machins bréjnéviens sur ces chaînes publiques, le régime Moubarek est nu. Grâce à de simples puces de téléphones portables, Internet, Al Djazira et France 24 ont montré un peuple en colère, des assassinats monstrueux, permis aux Egyptiens de dire, de se rencontrer, de recevoir des soutiens et des analyses à travers des chaînes étrangères. Les populations arabes le savent et le disent: leurs médias publics mentent, sont archaïques, ont des grilles de programmes de l'époque de l'Union Soviétique, de la Stasi et ont accumulé des retards très difficiles à combler devant la jeunesse, la modernité, les pluralismes, le savoir-faire et l'organisation des T.V. des pays démocratiques. A quoi donc ont servi et servent les médias publics et tout l'argent qu'ils avalent ? Un reportage fait en Tunisie, diffusé sur France 24 le 6 février dernier, a passé en revue le mea-culpa terrifiant de journalistes qui travaillaient dans le service public. «Le pain amer», la lâcheté, «la peur de perdre un emploi» ont été, selon eux, le prix imposé dans l'humiliation par le régime Ben Ali.

Le grandiose soulèvement en Egypte marque amèrement, après la Tunisie, des tournants majeurs dans le monde arabe qui, sur le court, moyen ou long terme, ne sera plus ce conglomérat de «monarchies» régentées par des personnels vieux, malades, usés, non doués d'intelligence, de compétences, sans diplômes significatifs. Les oppositions traditionnelles, les castes dirigeantes, les grandes puissances tutélaires, les élites, les intellectuels et les artistes revoient tous leurs copies sur les pays arabes. Les brutales mutations des populations dont la majorité n'a pas la moitié de l'âge des dirigeants arabes, à 3 exceptions près, l'irruption de centres de TV satellitaires et de moyens d'information et de communication inconnus par le troisième âge qui constitue les appareils de gouvernement et de répression, sont des données inédites et décisives. Quel est le parti du pouvoir dans le monde arabe qui a un site interactif, novateur, ludique, informatif et à jour comme l'est celui d'un adolescent américain, japonais, américain ou canadien ? Les chefs des grandes puissances savent le niveau du logiciel de la gouvernance arabe, la jeunesse le sait aussi. Le reste n'est qu'une question de temps, selon le pays, le régime.

 Les gouvernants arabes dont la pensée est bloquée sur le début de la seconde moitié du 20ème siècle invoquent «la légitimité révolutionnaire», la souveraineté, «le refus des ingérences» et d'autres plaisanteries de mauvais goût. La légitimité révolutionnaire est servie par les rues arabes. La souveraineté (des peuples ou des dirigeants?), ce sont des constitutions rédigées pour prendre le pouvoir, le garder et le transmettre, qui sont violées et refaites autant de fois qu'il le faut pour asservir les peuples. Les grandes puissances qui ont gardé le silence, armé et soutenu des dictatures sont obligées de changer de politique jusqu'à intégrer les Frères musulmans sur l'échiquier et «soutenir» les luttes démocratiques des peuples.

 L'ingérence ? A-t-on vu un ministre, un président, un chef de parti arabe prendre son téléphone» et «demander», «suggérer» très poliment à son vis-à-vis aux USA, en Angleterre, en France, en Allemagne, en Italie, des changements politiques, une ouverture de l'audiovisuel, le droit pour son peuple de faire la grève, manifester pacifiquement, dire et écrire contre le pouvoir ? L'inverse se vérifie chaque jour depuis des décennies lorsque le système occidental subit la pression de son opinion, de ses médias et des peuples arabes et pour ménager ses intérêts. Ce sont donc les régimes arabes qui suscitent sinon demandent les ingérences, génèrent les colères, les émeutes, les grèves et les révolutions. Ce sont eux, lorsqu'ils tombent, qui font dévoiler des fortunes personnelles acquises par eux, qui se calculent à hauteur de 20, 30, 70 milliards de dollars. Ce sont eux qui exportent des milliards à destination des entreprises «impérialistes» pour acheter des grenades lacrymogènes et des armements antiémeutes. C'est ce qu'ont fait les «révolutionnaires» libyens et séoudiens en créant une pénurie mondiale de ces produits. Ils ont tout commandé dès la fin annoncée de Moubarek.

 Les T.V. arabes étatiques n'ont pas jugé utile de couvrir les changements en Tunisie, en Egypte, au Yémen? Dans peu de temps, elles achèteront des images qui marquent ce siècle. En attendant, elles se livrent, à part en Tunisie, à un concours qui dure depuis plus d'un demi- siècle. Laquelle de ces chaînes soviétiques a la grille de programmes la plus soporifique pour tous les âges en même temps H24 et les J.T. qui collent le plus au génie, au talent, aux savoirs quasi divins des gouvernants ? La lutte est serrée, avec un suspense intenable pour ceux qui les regardent.

Personne ne peut prédire, à la semaine près, les évolutions dans chaque pays arabe, mais sur la durée, des réformes profondes s'imposeront aux pouvoirs dans ces pays. L'Algérie, qui a trop cher payé depuis 1954, mérite d'aller plus vite et plus loin, à commencer par des décisions d'une grande portée symbolique et aussi politique. Un échéancier public pour dissoudre la 49ème wilaya, le jugement des présumés coupables dans les affaires de l'autoroute, de Sonatrach, des multiples importations, des terres agricoles, la levée des censures culturelles, l'émergence d'un puissant audiovisuel national (privé/public) peuvent créer la rupture. En fait, il s'agit d'aller maintenant à un système démocratique. Et ce serait faire injure à l'intelligence et à l'expérience de M. Bouteflika de penser qu'il ne sait pas que de larges pans de sa majorité et de ses «soutiens» intéressés ne sont que des barrages de paille en cas de cyclone. Ces derniers, pour un égout bouché, invoquent son programme, ses orientations éclairées et attendent ses directives.

 La désagrégation des partis de Ben Ali et Moubarek, la dignité, le courage dans des conditions terribles des manifestants en Egypte, le niveau de leurs discours, la solidarité des Egyptiens, le rôle du syndicat en Tunisie, le regard nouveau de «la communauté internationale» sur les gouvernances arabes sont des signaux trop forts pour qu'ils n'agissent pas sur la jeunesse et le pouvoir en Algérie qui peut anticiper et ouvrir un processus démocratique géré par des courants progressistes, modernistes et l'ensemble des acteurs politiques, culturels et sociaux qui veulent la rupture et aiment leur pays.