Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Ne vous mêlez pas de ce qui vous regarde

par Mohammed Abbou

Il demeure quelques instants songeur sur le seuil de sa maison, il n'arrive pas à croire, tout à fait, à ce qui lui arrive. A quatre vingt deux ans, après une enfance misérable, une jeunesse passée dans le maquis et une vie de famille laborieuse et tranquille, il ne pensait pas devoir, un jour, se présenter devant la justice de son pays pour une quelconque présomption délictuelle.

La veille, après une vive altercation avec un jeune officier de police, il ne dût d'échapper au cachot, pour la nuit, qu'à la bienveillance du commissaire qui le connaissait depuis longtemps et respectait en lui l'ancien Moudjahid, seul rescapé de toute une fratrie de martyrs.

 Laissé en liberté, il devait revenir, le lendemain, au commissariat pour être présenté au procureur de la république pour coups et blessures volontaires infligés à un fonctionnaire dans l'exercice de ses fonctions.

 Sur le chemin du commissariat son pas est lourd , non pas à cause de l'âge , mais comme s'il portait un pesant fardeau. Le fardeau de la déception devant la subite découverte d'une réalité qu'il pensait connaître, une réalité dans laquelle il croyait baigner avec aisance, mais avec laquelle, il n'a, finalement, jamais eu de rapport intime. Son passé ne lui valait pas seulement le respect de son entourage, il a fini par l'en isoler ; il lui a conféré une notabilité étanche aux tracas quotidiens qui minaient l'équilibre personnel de la plupart de ses concitoyens. A la première craquelure du masque social, il a brutalement découvert le traitement ordinaire réservé à l'administré ordinaire.

Pourtant, la démarche à l'origine de toute cette histoire n'avait rien de personnelle, il voulait seulement s'enquérir de la mésaventure qui a conduit à l'arrestation de son employé. Un jeune homme rangé et travailleur, marié depuis quelques mois seulement et qui vivait encore, à trente ans, dans une dépendance qu'il a gracieusement mis à sa disposition dans sa demeure.

Ce jeune homme, il l'a recueilli en 1994 à l'âge de quinze ans. L'adolescent a survécu, par miracle, au massacre de toute sa famille par une horde inhumaine qui a décidé, dans sa folie meurtrière, de décimer, une nuit de décembre, un douar entier de paysans qui survivaient sur une âpre crête. Surprises dans leur sommeil, les victimes n'emportèrent de l'indépendance que le souvenir d'une vue aérienne de la route qui traverse la vallée, évitant les versants abruptes de leur montagne.

En 2000, à la majorité du miraculé, il l'aida à se faire délivrer ses papiers d'identité et à passer le permis de conduire censé l'aider à trouver, plus tard, un emploi.

Mais les jours passèrent et le jeune homme, traumatisé et incapable d'envisager la vie loin de son bienfaiteur, n'a jamais réussi à s'éloigner de la maison où il a trouvé refuge ; même pour aller en ville. Alors le vieux Moudjahid se mit à lui confier de menus travaux, pour lui faire sentir son utilité et finit par le marier et l'installer dans son ancien garage transformé en deux pièces habitables. Le jeune homme avait gardé du funeste jour où il a perdu, en un instant, tous les êtres qui lui étaient chers, une étrange grimace qu'il reproduisait de temps à autre dans un brusque mouvement de tête.

C'est ce tic qui déplut à l'officier de police qui passait devant la maison et qui s'en irrita, se croyant l'objet d'un geste de dérision. Il interpella, nerveusement, le jeune homme lui intimant l'ordre de présenter ses papiers d'identité. Celui-ci s'étant exécuté, le représentant de l'ordre s'aperçut que la carte d'identité nationale avait dépassé la date de validité; l'interpellé songea aussitôt à présenter le permis de conduire ; celui-ci n'était plus valable, non plus. Alors, le policier décida d'emmener le «contrevenant» au poste où il fut retenu toute la journée.

Informé par les voisins le vieux Moudjahid se rendit au commissariat où il fut froidement reçu par l'officier de police, qui répétait machinalement que le jeune ne pouvait circuler avec un «permis périmé». Le Moudjahid lui fit remarquer malicieusement que le permis de conduire n'était pas requis pour circuler à pied et que le jeune homme l'avait passé pour rentrer dans la vie sociale et non en cellule. Cette remarque mit en rogne l'officier qui répliqua méchamment ; s'en suivit une empoignade à laquelle mit fin l'arrivée, heureuse, du commissaire. Toutefois l'incident n'était pas pour autant clos. L'officier de police, en rogne, a tenu à en dresser procès-verbal et à présenter son protagoniste récalcitrant au parquet.

Le commissaire intercéda pour calmer les esprits et arrondir les angles, en demandant au Moudjahid de quitter les lieux, sans réponse à la requête qui l'y amena, et, de revenir le lendemain pour se conformer à la procédure prévue en pareil cas.

Devant le procureur, le vieux Maquisard, après avoir décliné son identité, sa profession et son adresse , relata les faits de façon très succincte pour ne pas s'étaler sur l'incongruité de la situation. Le représentant du ministère public ne trouva d'autre commentaire que de lui reprocher de s'être mêler de ce qui ne le regardait pas, d'autant que son «protégé» est majeur.

Le Moudjahid en convint aisément. Seulement voilà , ce n'est pas la première fois qu'il se mêle de ce qui ne le regarde pas mais ce n'est, qu'aujourd'hui, qu'il est rappelé à l'ordre pour une ingérence dans les affaires d'autrui.

Quand à peine sorti de l'adolescence, il décida de gagner le maquis, c'était déjà se mêler des affaires des autres, dont beaucoup étaient majeurs et ne savaient même pas qu'il se mêlait de leurs affaires. Le procureur, piqué au vif, lui répliqua sèchement, qu'il a fait , là , son devoir envers sa terre et qu'il n'était pas en droit de l'opposer, aujourd'hui, au tiers, C'est en partie juste reprit le Moudjahid, sa terre était spoliée, certes, mais n'était pas menacée de disparaître. Bénie, elle prodiguait généreusement des biens qui ne profitaient pas à ses enfants.

Et c'est cette injustice qui le révolta et qui le révolte toujours. Il avait résolu, alors , avec les siens de tout sacrifier pour qu'un jour l'algérien soit citoyen chez lui. Qu'il ait des devoirs mais aussi des droits.

Des droits protégés et développés par un Etat qui lui appartient et qui accepte de lui rendre compte. Des droits gérés par une administration serviable et accueillante et dont il n'a aucune raison d'avoir peur.

Le jeune homme qui a été brusqué, devant chez lui, et privé de sa liberté, ne serait-ce que quelques heures, n'a rien connu de tout cela. La vie n'a pas été tendre avec lui, après une enfance malheureuse, elle lui a tout pris, il ne doit sa survie qu'à la chance et son existence à la bonté d'un homme.

Des papiers établis il y'a dix ans étaient censés lui faciliter, enfin, une entrée dans la société. Un représentant de la loi lui a brutalement signifié que ces documents, ces seuls liens avec le monde qu'il espérait rejoindre sont déjà périmés, alors que sa situation n'a pas bougé d'un iota. Pire encore, ces papiers ont plus de valeur que sa personne et leur péremption entraine la suspension de sa dignité ; jusqu'à leur renouvellement.

Le vieux Moudjahid voulait juste expliquer à ceux qui doivent veiller à la sécurité de chacun que le cas du jeune homme est délicat que c'est un grand «blessé de l'Histoire» et qu'il a plus besoin d'aide que de remontrance.

Il se rend compte qu'après une décennie «blanche», il faut s'engager dans une autre bataille pour refaire des documents que la nouvelle procédure à compliqué à souhait, seul moyen de continuer à être un interlocuteur pour une administration suspicieuse par essence.

Mais avant même de dire le premier mot, il s'est heurté à l'attitude d'un commis de l'Etat qui ignorait qu'il en était un et qui s'est définitivement convaincu que sa fonction lui conférait toutes les certitudes et que «l'administré» devait respect et obéissance à ses «lumières».

Il n'est pas un représentant au service de l'autre , mais un concessionnaire d'un service public qu'il est en droit de concéder à son gré et parfois de monnayer.

Un demi siècle après, le vieux Moudjahid se rend compte ?un peu tard- que son rêve ne s'est pas encore accompli et que les sacrifices qui attendent ses enfants risquent d'être plus lourds que ceux de ses frères.