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Autopsie d'une joie rare

par Ahmed Saïfi Benziane

s'il est un match riche en enseignements, c'est bien celui qui a qualifié l'Algérie contre l'Egypte. Passons sur les qualités humaines, professionnelles et stratégiques de Cheikh Saadane. Passons sur cette équipe merveilleuse, sur ces jeunes qui savent dire « incha'Allah » avec un accent d'émigré ou d'immigré selon la rive, qui donne la chair de poule et qui sonne vrai dans leurs bouches. Passons sur la victoire et laissons les autres commenter leur échec et essayer de le rafistoler par quelques pierres pyramidales endeuillées, tombées en ruine comme un faux rêve. Passons sur les décisions nasales de Bouteflika et sur une joie pour une fois réelle lisible sur son visage, ainsi que sur le bonheur grandiose de toute une population qui a crié à l'unisson, ce but plus que satanique, mortel pour l'équipe égyptienne. Passons donc sur la joie et essayons de tirer profit non plus d'une victoire désormais acquise mais de ce phénomène social qui a bouleversé toutes les données en offrant matière à travail et réflexion. A travail et à réflexion d'abord. Avant cela relevons les détails d'une fête qui n'a de semblable que celle qui a marqué la libération du pays de l'avis de ceux qui les ont vécues à quarante-sept ans d'intervalles. Des signes forts étaient là.



D'abord le drapeau

Sans attendre cette fameuse campagne de distribution promise par l'Etat via les scouts, la population s'est dotée de l'emblème national sous toutes ses formes. De l'immensément grand ombrageant des rues entières, à celui suspendu à une fil reliant deux balcons et retenu par des bouteilles d'eau vers ses extrémités inférieures, pour maintenir sa droiture contre les vents. Un drapeau droit comme on en a toujours rêvé. On pouvait voir aussi des drapeaux sur les balcons, ou couvrant le mur d'un immeuble de haut en bas, sur les devantures de magasins, sur les toits des véhicules. Certains véhicules ont poussé la décoration jusqu'à coller sur les capots des autocollants représentant le drapeau national. Brandi particulièrement par des jeunes, filles et garçons, que l'on croyait attirés seulement par les équipes étrangères et la fuite du pays, sortant des portières de voitures comme des bouquets de fleurs, mais brandi aussi par de moins jeunes longtemps silencieux, découvrant avec satisfaction que leurs bras pouvaient bouger au-dessus de leurs corps. En tout état de cause, il paraissait plus beau dans des mains jeunes accompagnant un sourire, un clin d'oeil ou un cri de joie poussé du fonds des poumons, un baisé envoyé en soufflant sur la paume de la main. L'Etat n'avait plus besoin de dire au peuple ce qu'il devait faire. Il le savait par instinct et il le faisait mieux encore et plus proprement. Il suffisait à l'Etat de s'habiller en civil et de veiller aux dépassements, veiller à la circulation et laisser s'exprimer une dynamique cachée occupant pour une fois son propre terrain, son véritable registre. Le vrai rôle de l'Etat en somme. Avant la fête, le pavoisement ressemblait à un ancien premier Novembre du temps où les personnels de santé défilaient aux côtés des militaires, des pompiers, des douaniers, des athlètes et autres catégories professionnelles. Du temps où les catégories professionnelles existaient réellement. Après la fête, le pavoisement se faisait par des corps, enveloppés de la tête au pied d'un drapeau qui renaissait de sa jeunesse et qu'aucune autre manifestation n'avait jamais réussi à le montrer aussi haut en couleurs, aussi beau. De Tamanrasset à Dunkerque. De Londres à Ghaza. De Rabat à Tunis. Et jusqu'au pôle Sud, parait-il. Un défi que n'ont relevé ni les moudjahidine, vrais ou faux, ni les appareils administratifs qui peinent à délivrer un extrait de naissance correct. Au moins celui d'un drapeau. L'engouement pour notre emblème national a été exceptionnel de la part d'une jeunesse sans complexe, qui n'a connu ni la Guerre de Libération, ni les premières années d'indépendance. Et puisqu'elle s'est saisie du flambeau faute de le recevoir d'autrui, qu'elle le garde. Elle en fera meilleur usage que ne l'ont fait les anciens.



Les habits ensuite

Le football a son commerce et il s'est exprimé à travers les étalages alignés à même les trottoirs ou dans les magasins de vêtements. Des survêtements aux tricots de différentes longueurs en passant par des chapeaux amusants, des bandeaux et autres brassards de poignés. Des tricots de sport qui ont mis en avant la mixité tant décriée par les séparateurs de sexes, qui ont failli réussir leur triste entreprise de construction d'un mur de différence. On n'a pas eu besoin de constitution rafistolée et sur mesure, pour déverser un nombre effarant de filles dans les rues, habillées de blanc et de vert pour la circonstance, pour nous démontrer combien ces « filles de mon pays » sont jolies lorsqu'elles se révoltent, en bravant les interdits imposés au nom d'une certaine morale. Mon Dieu qu'elles sont jolies ! Ces tricots chinois sont la seule bonne chose que nous ayons su importer de Chine depuis l'encre et les maçons. Les Chinois ont gagné et nous aussi, et c'est ce que l'on peut appeler un commerce équitable. Ils nous ont permis d'honorer nos couleurs parce qu'ils travaillent vite et beaucoup, et de nous habiller tous de la même façon comme du temps de Mao. D'ailleurs, on a même vu des Chinois porter les couleurs algériennes et scander à leur façon au milieu de nos jeunes « one, two, three viva l'Algérie » comme s'ils étaient enrhumés. En les écoutant, on a l'impression que les Chinois parlent du nez. C'est peut-être parce qu'ils en ont eux.



Les DJ et la musique après

Encouragés par des centaines de chansons officielles ou non, composées pour la circonstance avec les moyens du bord et parfois par une reprise d'airs anciens, chaque rue avait son matériel de diffusion audio et même ses écrans géants. Sa radio de rue en fait une idée à méditer en continuation des radios locales qui descendent très peu dans la rue. S'il est vrai que la culture est quelque peu éloignée du sport, d'ailleurs chez nous elle-même éloignée de la culture elle-même, un concours de la rue la mieux animée, de la chanson la plus écoutée, du chanteur, de la chanteuse ou du groupe le plus populaire, auraient été les bienvenus. Même le chanteur d'El-Bahara, qui a bercé « Djibouha ya laouled » en 82, a repris du service avec les yeux ouverts cette fois-ci. C'est dire qu'entre-temps il a compris. On a entendu des chansons oranaises, kabyles, chaouies, gnaouies et même égyptiennes, pour la dérision, après un changement de contenu. La chanson andalouse n'était pas de la fête, c'est dire qu'elle est faite pour de tristes circonstances, d'amours perdus, de la bien-aimée qui s'en va revisiter Grenade et sa chute irréversible. La technique du D.J. par quartier a permis à chacun de rester à proximité de son domicile ne pouvant en fait se déplacer qu'à pied. Les mauvaises langues disent que ce sont les services de sécurité qui ont inventé cette technique pour empêcher une trop grande circulation des véhicules. Si tel est le cas, pour une fois, ils ont bien fait leur travail. D'ailleurs, on ne voyait pas de service d'ordre, et l'idée selon laquelle on devrait les recycler à des tâches d'utilité publique n'est pas mauvaise. Tout le monde a tapé des mains et dansé tard dans la nuit pendant trois jours. La télévision du vice et de la vertu avec ses quatre têtes a fait ce qu'elle a pu pour marquer l'événement, et c'est tout ce qu'elle pouvait faire en incrustant le portrait de Bouteflika à toutes les images sauf celles du match. Mais elle a fini par défendre les couleurs dans cette guerre d'information à l'instar de la presse écrite privée.



Bouteflika, enfin

Nul ne sait s'il a porté la tenue de l'équipe nationale à un moment, puisqu'il y en avait pour toutes les tailles ou s'il a regardé le match de qualification et encore moins avec qui. On ne sait pas s'il a crié comme nous tous, peuple d'en bas, au moment du but de Antar Yahya qui a fait vibrer nos coeurs. Voilà des images d'absence qui auraient rapporté gros pour ceux qui s'occupent de la communication personnelle du Président. Dans ce sens, Ould Abbès a été plus fort en volant la vedette y compris à Djiari. Bouteflika a été pourtant le symbole de la facilitation de l'équipe nationale le plus apprécié particulièrement, en prenant la décision d'envoyer nos troupes à Khartoum damer le pion aux acteurs qui nous ont saoulés des années durant de leurs éternels « mitgaouez ». En faisant parler Zerhouni à sa place et symboliquement devant les pompiers, le Président considérait sans doute que le feu allumé par les Egyptiens et en eux, n'était pas aussi important qu'on le croyait. L'Egypte a l'habitude de dire ce qu'elle ne fait pas et de faire ce qu'elle ne dit pas depuis Ben Gourion.



En conclusion

Durant près d'une semaine, si l'on compte l'avant et l'après-match, l'Algérie a offert un visage nouveau qui n'a pas encore révélé tous ces secrets. Pays de jeunes inscrit dans une dynamique surprenante et spontanée, elle s'est ouverte comme un livre nouvellement édité qui mérite une lecture particulière. La place du football dans la société ne parait pas être l'essentiel pour l'analyse et la frustration n'explique pas tout. La démonstration d'une mobilisation à grande échelle pour la victoire est désormais faite. La rapidité de cette mobilisation et son ampleur permet d'espérer une capitalisation de l'expérience acquise pour donner l'exemple à d'autres domaines. Si le football doit être la locomotive, il reste à lui accorder une place de choix dans la stratégie nationale qui sous-tend les plans de développement. Nos universitaires qui attendent les virements de fin de mois avaient là matière à réflexion et à recherche. La rue algérienne pour ceux qui s'intéressent aux phénomènes urbains avait de quoi fournir tous les éléments de réponses aux nombreux questionnements. Il faut juste décomposer le phénomène et de reproduire les scénarii de montage. Il y a juste à faire une autopsie sérieuse d'un complot échoué à travers la joie de la victoire.