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Pour l'implication morale de la recherche scientifique nationale dans l'affirmation de la sécurité alimentaire du pays

par Hassan El Benaissi*

«Les paysans sont sans cesse au travail, et c'est un mot qu'ils n'utilisent jamais.»Anton Chekov (1860 -1904)

Depuis la nuit des temps, les mondes ruraux et leurs paysanneries heureuses ont construit des civilisations millénaires. Depuis la nuit des temps, le monde rural est à l'origine de la véritable richesse et du progrès humain? Et, pourtant, depuis le dernier conflit militaire russo-ukrainien, mettant en confrontation deux des grands pays exportateurs de céréales, s'élèvent, çà et là, les voix autorisées et officielles de la quasi-totalité des Etats du monde vociférant leur ferme volonté désormais d'assoir leur sécurité alimentaire? Mais, en réalité, est-ce en vérité des paroles et résolutions sincères, crédibles et, surtout, réalisables, après 80 ans de destruction organisée des paysanneries du monde et 30 ans de mondialisation et assujettissement des économies nationales.

Et c'est dans ce contexte que des jeunes chercheurs universitaires, membres du Laboratoire de sécurité alimentaire et énergétique, ont décidé de se consacrer le 4 juin dernier à l'université d'Oran 1 à l'organisation d'une Journée scientifique traitant de sécurité alimentaire face aux défis climatique, agricole et pandémique. Cette manifestation scientifique et sociétale, puisqu'elle a interpellé un large public, a été organisée à titre posthume à la mémoire de Pierre Rabhi.

Pierre Rabhi, de son nom d'origine Rabah Rabhi, né le 29 mai 1938 à Kenadsa en Algérie et mort le 4 décembre 2021 à Lyon en France, est un essayiste, romancier, agriculteur, conférencier et écologiste français, fondateur du mouvement Colibris et personnalité particulièrement représentative du mouvement politique et scientifique de l'agro-écologie dans le monde.

Fils d'un forgeron du Sud algérien, Pierre est confié à l'âge de 5 ans, après le décès de sa mère, à un couple d'Européens travaillant dans la cité minière de Kenadsa. Il reçoit une éducation française tout en conservant l'héritage de sa culture d'origine. En 1960 il est alors ouvrier dans une entreprise parisienne et met en cause les valeurs de compétition de la modernité. Avec sa femme Michèle, une Parisienne, il quitte la capitale pour s'installer sur une modeste fermette en Ardèche. En 1988 Pierre Rabhi est reconnu comme expert international pour la sécurité alimentaire et la lutte contre la désertification, comprises comme des processus qui portent atteinte à l'intégrité et à la vitalité de la biosphère, et ses conséquences humaines. Il participe à des programmes d'échelle mondiale y compris sous l'égide des Nations unies. Il crée en 2007 le «mouvement international pour la terre et l'humanisme» appelé ensuite Mouvement Colibris et Terre et Humanisme. En 2011, il reçoit le prix du Développement durable du lycée Champollion de Grenoble et le 16 juillet de la même année, il participe à l'inauguration d'un jardin portant son nom à Saint-Alexandre dans le Gard. Pionnier de l'agriculture écologique en France. Après une vie féconde, Pierre Rabhi a été un agriculteur critique d'un nouveau genre par sa résilience, un philosophe reconnu et considéré internationalement, et l'inventeur du concept «Oasis en tous lieux».

Il nous faudrait pour pouvoir analyser et comprendre les véritables nœuds de blocage de la sécurité alimentaire des peuples aujourd'hui, prendre en compte le modèle d'organisation sociale de ce début du 21ème siècle est bâti sur la dualité urbanité-ruralité (selon les statistiques des Nations unies, depuis les années 2.000 et pour la première fois dans l'Histoire de notre humanité, la population urbaine mondiale a dépassé la population rurale). Notre civilisation hyper urbanisée s'est construite et développée au détriment et sur les décombres des sociétés agraires et du monde rural.

Le véritable «Choc des civilisations» qui semble, de nos jours, diviser en pseudo-groupes antagonistes des sociétés et ethnies du monde, n'est ni idéologique, ni religieux, ni culturel encore, mais seulement une des conséquences de la dualité urbanité/ruralité de plus en plus exacerbée depuis les années 50 par les effets des lobbys de l'agrochimie, des multinationales, des empires financiers et tout dernièrement des spéculateurs immobiliers. Lobbys devenus plus puissants et agressifs que les Etats et leur pouvoir, jadis, d'airain. Il faut reconnaitre en effet que la dislocation des sociétés agraires des pays du Sud, et même celles du Nord, a conduit à des exodes de plus en plus massifs des populations rurales qui se sont engouffrées, après leur exclusion de la terre, autour des villes (voire dans les bidonvilles dans les pays du Sud) et dans les banlieues des grandes métropoles. Une civilisation durable doit nécessairement réconcilier urbanité et ruralité en recherchant les moyens adéquats et justes de redonner plus de cohésion et de dignité à la ruralité. L'Homme a mis des milliers d'années pour passer de la condition de cueilleur, de chasseur à celle d'agriculteur-éleveur. Toute une histoire en évolution, où le progrès humain est dû au rapport équilibré à la terre fertilisée naturellement et non artificialisée ; à l'agriculture diversifiée, multiple et sans monocultures ; à l'élevage sans antibiotiques, sans hormones et sans OGM. Depuis les années 50, avec le développement de l'agrochimie nous assistons de plus en plus à un renversement de ces équilibres.

L'histoire du progrès humain allié au génie paysan a construit durant des milliers d'années, chronologiquement et dans le juste équilibre des ressources et des besoins des hommes, les formes d'exploitation agro-pastorales les plus diverses tribales d'autosuffisance puis familiales et vivrières. Alors que l'uniformisation agro-industrielle et la financiarisation agricole, a progressivement, juste après la seconde guerre mondiale, disqualifié les paysanneries dans leurs fonctionnement et choix pour imposer les monocultures et leurs profits à courts termes. Ainsi l'uniformisation agro-industrielle a effacé, en moins de 80 ans seulement, la diversité sociale parfois millénaire, la richesse des terroirs, les savoirs agraires ancestraux et la biodiversité. Et depuis, les paysans ont été démis de leur réel pouvoir de décision et sont devenus aujourd'hui les laissés-pour-compte dans pratiquement tous les pays du monde, jusqu'à disparaitre irréversiblement et sans laisser de relèves, par des exodes successifs vers les villes et bidonvilles.

Sécurité alimentaire doit comprendre impérativement la sécurité sanitaire des produits d'alimentation

Les nouveaux maîtres du nouveau capitalisme des monocultures agricoles et des spéculations à haut rendement (voire celles en serres où sont fortement utilisés les intrants et phytosanitaires chimiques et des semences hybrides) dites modernistes n'ont, cependant, ni les savoirs paysans ancestraux, transmis de génération à génération, ni l'éthique morale construite depuis des millénaires dans l'acte de produire pour nourrir convenablement leurs familles et les populations. Ceci fait de ces nouveaux investisseurs agricoles de véritables apprentis sorciers, car très peu attentifs et scrupuleux quant à l'état sanitaire, nutritif, ni organoleptiques ou autres des produits qu'ils développent et qui envahissent aujourd'hui, et un peu partout dans le monde, nos marchés, nos assiettes en s'attaquant, après nos portefeuilles, sournoisement et durablement à notre santé et à celle de nos enfants. Voilà en quelques décennies seulement l'antidestin diabolique s'est accompli par l'exclusion de la terre des véritables paysans et l'accès presque exclusif des productions agricoles à une faune d'investisseurs spéculateurs, désormais sans foi ni loi. Dans ce décor et contexte socio-économique bouleversé, comment espérer et trouver les voies et moyens de promouvoir sincèrement la sécurité alimentaire dans les sociétés et pays qui, au fait, ne s'appartiennent plus véritablement !

Les personnes et groupes sociaux qui dominent et détiennent le gros du marché des produits agricoles à fort rendement ne sont ni des paysans, ni des agriculteurs ordinaires mais ce qui est appelé de nos jours des hommes d'affaires ou businessmans. Ce ne sont, en effet, que des entrepreneurs et investisseurs, issus le plus souvent des mieux d'affaires citadins et bourgeois des villes, fort séduits et intéressés que par les avantages des profits rapides que permettent les productions menées de manières agro-industrielles massives, entre autres dans les maraîchages. Ils ont, de nos jours, investi entièrement le marché des maraichages tout autour du bassin méditerranéen (Espagne, Italie, et bien sûr sur la rive sud). Ces immenses mers de serres en plastique ont commencé en premier lieu, il y a une trentaine d'années en Andalousie, employant, sans aucune protection sociale, ni prévention sanitaire (pour ceux nombreux à être exposés aux produits phytosanitaires) une main-d'œuvre le plus souvent composée de migrants (voire de clandestins donc des «sans-papiers») provenant de la rive sud de la Méditerranée, d'Afrique subsaharienne ou parfois d'un sous-prolétariat en provenance des pays de l'Est (Roumanie, Pologne, etc.).

La faiblesse des Etats devant de tels nouveaux lobbys économiques n'arrange point de manière objective la recherche d'une sincère promotion de la sécurité alimentaire des pays. L'expérience des laboratoires fabricants de vaccins, sortis renforcés et agrandis après la pandémie du Covid-19, a montré que ces derniers sont arrivés jusqu'à dicter pratiquement leur volonté aux hommes d'Etat et aux représentants de grandes institutions dites démocratiques et transparentes.

Aujourd'hui, les populations «creusent leurs tombes» avec leurs fourchettes

Depuis 70 ans d'artificialisation chimique et de capitalisation des agricultures, les hommes quelles que soient leur origine, ethnie et société et nationalité sont devenus des consommateurs de produits et créateurs de marchés. Alors que durant des millénaires, les hommes avaient établi avec la terre un rapport vivrier, affectif, sécuritaire et même sacré. Ainsi, l'homme est devenu un simple instrument, sans racines, pour le profit et intérêt seuls du marché. Après les désinformations et manipulations idéologiques des hommes pour justifier les violences et guerres où on les enfonce durablement et sans conscience, voici venus les nouveaux temps modernes de leur instrumentalisation pour les gains et profits des plus malins capitalistes sans vergogne et «apatrides» notoires de leurs pays et sociétés d'origine.

Si aujourd'hui les populations «creusent leurs tombes» avec leurs fourchettes, vu l'état suspicieux sinon bien chargé et contaminé en phytosanitaires et sous-produits des semences hybrides et d'OGM, la responsabilité de nous tous et des élites en particulier est bien engagée. Nous sommes tous responsables de cet état de fait, puisque, de près ou de loin, nous n'avons point réagi lorsque nos paysanneries ont été indignées, attaquées, minorisées, délabrées puis entièrement détruites pour laisser place et libre cours à l'agro-industrie, à la financiarisation agricole à outrance.

Nous avons, en effet, assisté sans réagir à la désacralisation et banalisation des terres. Les valeurs de travail de la terre et des sols et leurs valeurs civilisationnelles sont devenues des produits comme les autres : nous avons assisté sans réagir aux défrichements des forêts primaires pour produire des monocultures de soja et de maïs OGM qui participent à déstructurer les économies agro-pastorales des pays et impactent lourdement la santé des populations (53% des pathologies cancéreuses, selon une étude indépendante de cancérologues français publiée en 2010, sont en rapport avec une alimentation toxique). Nous avons assistés, sans lever le plus petit doigt, ni élever la moindre contestation, à la privation et capitalisation de centaines de milliers d'hectares en Afrique, en Asie et en Amérique du Sud qui sont passés de la polyculture vivrière aux monocultures d'oléagineux transgéniques, et de sous-produits d»élevage intensifs à base d'OGM, aujourd'hui standardisés et mondialisés.

80 ans de Révolution Verte ont peut-être permis de nourrir plus de personnes. Mais ses innovations ont surtout enrichi les industries de l'agrochimie, les industries de mécanique agricole, les investisseurs financiers et les banques. Ces innovations sont aussi à l'origine de catastrophes socio-économiques irréversibles par la destruction progressive des structures agraires et rurales, par les exodes de milliards d'exclus de la terre, par des crises de marché, par la marginalisation et ségrégation dans les péri-urbanités et enfin par des dégradations sanitaires aujourd'hui mondialement généralisées et représentant des factures publiques de prise en charge thérapeutique abyssales. En conclusion, la Révolution Verte a contribué surtout à détruire les grands équilibres socio-humains et avec la nature que la ruralité a participé à construire depuis des milliers d'années de savoir-faire et de transmission ancestrale de génération à génération. Soyons surtout conscients que le retour en arrière est tout à fait hypothétique, sinon impossible. Et ce, vu que les relèves paysannes, du Nord ou du Sud, ne sont plus effectives depuis de longues décennies : les enfants de paysans des pays du Sud vivent désormais, en transit, dans les périphéries physiques et économiques des villes où ce qu'on appelle pudiquement des bidonvilles, survivant par de menus travaux et services. Tel celui, tellement fréquent aujourd'hui, de pseudo-gardien de parking ou de racketteur d'espaces de stationnement, en attendant une opportunité de migration clandestine vers un certain Eldorado du Nord !

Les relèves paysannes potentielles mais non accomplies se retrouvent aisément aujourd'hui à travers les nombreux et incessants contingents des jeunes d'Afrique et d'Asie qui tentent des traversées méditerranéennes suicidaires sur des barques de fortune, ou dans les territoires frontaliers séparant le Mexique de l'Empire américain pour ce qui concerne les exodes des exclus de la terre d'Amérique du Sud. Ce dernier et plus jeune empire du monde est passé leader en matière de promotion du libéralisme le plus abject et irresponsable et le plus inconséquent puisqu'il demeure à l'origine de la dégradation socio-économique, sanitaire et étique que nous subissons actuellement.

Pour terminer et clore notre présent propos sur une note pragmatique et plus en adéquation avec notre réalité nationale, il faudrait se rappeler que l'Algérie a dès l'an 2000 mis en place, par des financements publics très conséquents, plus d'un millier de laboratoires de recherche universitaire afin, au-delà de leurs charges pédagogiques de formations post-graduées, d'accompagner et de soutenir par des innovations et résultats scientifiques les différents secteurs économiques pour le développement du pays. Qu'en est-il vraiment de ces dispositions et de leurs évaluations critiques ?

Sommes-nous arrivés à des résultats effectifs, palpables et probants en soutien des différents secteurs de la vie économique du pays qui justifieraient les énormes investissements publics engagés jusque-là. D'où la nécessité aujourd'hui d'appeler à davantage d'implication morale de la recherche scientifique dans l'accompagnement des différents secteurs économiques pour le développement réel du pays. Mais pour y arriver, nous ne pourrons faire l'économie d'une évaluation rigoureuse de ces nombreuses institutions publiques de recherche scientifique, d'une part, et de la révision des missions de leurs fonctionnements en les débarrassant des lourdeurs et disfonctionnements à caractères technocratiques qui font encore leurs pesanteurs contreproductives non ouvertes sur les besoins réels et urgents du pays !

(*) Professeur, Université d'Oran 1

Pierre Rabhi, écrivain, philosophe et fondateur de l'Agro-écologie est né à Kenadsa le 29 mai 1938 (Algérie), décédé à Lyon (France) le 4 décembre 2021.