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Le schisme occidental

par Djamel Labidi

2ème partie : Un évènement sans précédent



La première partie de cet article a permis de relever et de décrire les contradictions des relations entre l'Europe et les Etats-Unis depuis l'élection du président Trump.

Ces contradictions tournent principalement autour de la guerre en Ukraine et des taxes douanières imposées indifféremment à l'allié européen comme au reste du monde. Le texte qui suit parle de schisme. On va voir pourquoi.

On peut aborder cette question sous l'angle suivant: les dirigeants européens se sont conduits indiscutablement, jusqu'à la prise de pouvoir de Trump, comme des vassaux des Etats-Unis. Une preuve de cela, entre tant d'autres, est l'énorme évènement qu'a constitué le sabotage du gazoduc «Nord Stream». Les dirigeants allemands, et européens en général, l'ont accepté en silence et ils ont acheté, sans aucune difficulté, sans souci pour leurs propres intérêts nationaux, le gaz liquéfié (GNL) des Etats-Unis, pour quatre fois la valeur du gaz russe.

Sans précédent

Mais aujourd'hui, à l'inverse, semble-t-il de la vassalité qui régnait, on assiste, dans beaucoup de pays de l'Europe occidentale, à une campagne extrêmement violente contre le gouvernement des Etats-Unis, C'est un évènement sans précédent dans l'histoire moderne de l'Occident. Que se passe-t-il ? L'Empire occidental a-t-il perdu sa solidarité quasi automatique, quasi-naturelle ? Les pays européens ont-ils pris leur indépendance par rapport à l'Amérique, comme certains se pressent de le conclure. Ont-ils une réaction de fierté, de souveraineté, même si de toute évidence celle-ci n'est pas menacée. Quels sont les enjeux?

Il y a d'évidence un changement, un fait nouveau,les signes d'une opposition réelle entre l'Europe, plus précisément l'Union européenne, et les Etats-Unis. Mais attention aux apparences! Il ne s'agit pas de l'Europe, d'un côté, contre l'Amérique de l'autre.

On retrouve une même opposition à Trump aux Etats-Unis aussi. La même campagne contre Trump et le trumpisme, mot pour mot, argument pour argument, dans les medias lourds, des deux côtés de l'Atlantique, aussi bien en Europe qu'aux Etats-Unis. Mais ce n'est pas un schisme entre les Etats-Unis et l'Europe, c'est un schisme à l'intérieur de l'Occident, dans le camp occidental. Le schisme est un terme qui indique une scission, une division, mais pas n'importe laquelle, celle à l'intérieur d'un groupe, d'une communauté auparavant unie, notamment spirituellement et historiquement.Il vient du vocabulaire de l'histoire des religions. Il me parait, ici, le plus approprié pour décrire la réalité des contradictions actuelles de l'Occident dans sa partie américaine et celle européenne. Il exprime une situation où l'Occident se sépare de plus en plus en deux camps, tout en gardant une certaine unité historique, culturelle, un peu comme sunnites et chiitesdans l'Islam, ou comme protestants et catholiques dans la chrétienté. Mais l'ensemble occidental n'est plus monolithique. Il y a une ligne de démarcation, de séparation, une faille qui s'élargit de plus en plus. Cette faille est due indubitablement au séisme historique causé par la montée en puissance des pays émergents, la Chine, l'Inde, le Brésil et d'autres. Ces pays ont été rejoints par la Russie, qui a, en même temps, joué un grand rôle dans leur regroupement et leur organisation au sein des BRICS.

L'ingratitude de l'Europe, selon Trump

Cet «envahissement» de la surface économique mondiale par les pays émergents a rétréci dans la même mesure celle de l'Occident où les intérêts nationaux, sous la pression de la nécessité, se sont mis alors à diverger. Tant que l'Occident dominait l'économie mondiale, et les rapports internationaux, l'unité allait de soi. Ainsi que le leadership des Etats-Unis. Mais peu à peu la prépondérance de l'économie des Etats-Unis, et son leadership se sont trouvés remis en question, concurrencés, menacés par la montée en puissance des grands pays du monde non occidental. Et cela s'est fait, on pourrait dire, par surprise, par les effets inattendus de la mise en œuvre de l'idéologie libérale occidentale du libre-échange elle-même, alors que celle-ci devait garantir à l'Occident sa suprématie.

La prédominance des Etats-Unis ne s'est pas trouvée affaiblie seulement par l'essor économique et social du monde émergent. Elle l'a été aussi par un déséquilibre de plus en plus grand avec l'Europe dans les échanges commerciaux. Lorsque le président Trump reproche à l'Europe son ingratitude, et de «vendre aux Etats-Unis sa production sans acheter à ceux-ci la leur», il exprime en fait une vérité, celle de l'exploitation, par l'Europe du vaste marché américain, dans les secteurs où elle est concurrentielle et donc bénéficiaire du libre-échange.

Le protectionnisme économique du trumpisme est donc une réaction brutale, celle de la fermeture du marché américain, tant qu'il est encore le plus grand du monde, pour profiter de cet avantage et reprendre une domination économique en déclin. Sur le plan politique, l'expression de ce protectionnisme est le nationalisme, «American first».

Il faut y ajouter les griefs des Etats-Unis contre l'Europe sur le plan des dépenses militaires. Ils nourrissent le discours nationaliste Trumpiste qui reproche là aussi à l'Europe d'avoir assis sa prospérité à l'ombre de la protection et des dépenses militaires abyssales des américains. Le président Trump parle «cash». Ce qu'il dit, il le dit en termes crus, sans le langage feutré des experts en toutes choses et des bureaucrates en tous genres qui ont lassé l'opinion occidentale et américaine.Son impact est donc considérable. On retrouve désormais, diffusé, ce nationalisme économique et politique Trumpiste à des degrés et avec des intensités diverses dans des pays européens, où il trouve un écho dans les classes moyennes et populaires qui souffrent du libéralisme européen, et des contraintes de l'organisation politique et économique de l'Europe. On trouve cet écho même dans des secteurs de l'entreprenariat qui ont pâti du mondialisme effréné. Cette opposition prend la forme politique d'un nationalisme. Celui-ci est particulièrement intense dans les secteurs qui ont souffert le plus du libre-échange, tels que l'agriculture, ce qui explique d'ailleurs que c'est là où on trouve le plus d'opposition à l'immigration, même en absence de sa présence physique.

Par contre, les secteurs les plus partisans du libéralisme économique sont ceux qui sont demeurés concurrentiels dans le domaine productif: industrie automobile allemande, industrie de luxe française industrie aéronautique et bien sûr le capital financier qui lui, par définition, est contre toute limitation à la circulation des capitaux.

La brutalité du «trumpisme».

Le cas Bernard Arnault

La brutalité du «trumpisme» consiste à obliger, par sa politique douanière, les secteurs productifs concurrentiels européens à se délocaliser désormais aux Etats-Unis et pas en Chine ou ailleurs. La récente polémique, qui a éclaté autour des déclarations du chef d'entreprise français, Bernard Arnault en est à cet égard significative. Bernard Arnault est à la tête de l'industrie de luxe française, un secteur productif, concurrentiel dominant. Il est la cinquième fortune mondiale. Par crainte de perdre le marché américain, il a sommé le gouvernement français et l'Union européenne de ne pas se lancer dans une guerre commerciale avec les Etats-Unis et de s'accorder avec eux sur les taxes douanières sous peine de déménager ses entreprises françaises aux Etats-Unis. Le procès en déficit de patriotisme qui lui a été fait ne règle rien. Le capital, comme les Etats, n'a pas d'amis, il n'a que des intérêts. Et même quand il est patriote c'est que là est son intérêt. Cette prise de position de Bernard Arnault illustre bien le conflit très dur, impitoyable, qu'a ouvert en Occident le nationalisme économique de Trump pour s'approprier ou dominer les forces productives occidentales. Les entreprises de Bernard Arnault sont l'exemple d'un secteur productif qui a tout intérêt au libre-échange. Sa production «marche», s'exporte. Mais il serait contraint d'installer certaines de ses entreprises aux Etats-Unis en cas de barrières douanières américaines. On n'est pas dans un monde théorique où il y aurait d'un côté le capital financier libre-échangiste et de l'autre le capital nationaliste, d'un côté les mondialistes libéraux, et de l'autre les nationalistes protectionnistes. On est dans un rapport de force. L'économie est politique.

Les priorités américaines

Exprimons les choses d'une autre manière: Dans la crise de leadership qui secoue actuellement l'Occident, il n'y a pas d'un côté les Etats-Unis, et d'un autre l'Europe. Il y a un clivage, une différenciation, une fracture qui s'élargit à l'intérieur même de ce qui est historiquement le monde occidental.

La simple observation permet de le vérifier: il y a, à un pôle, la même campagne contre le trumpisme, aussi bien aux Etats-Unis, et en Europe. Elle provient des forces qui viennent d'être défaites électoralement aux Etats-Unis, et de leurs soutiens financiers et médiatiques. Et il y a, à un autre pôle, aussi bien aux Etats-Unis qu'en Europe, la même tendance au développement d'un nationalisme économique et politique, qualifié souvent de «populisme» par les idéologues du système. Des alliances se nouent et se dénouent des deux côtés de l'Atlantique.

Le rétrécissement de l'influence et de la puissance économique, mais aussi militaire, de l'Occident en général, et des Etats-Unis en particulier ont été soudain révélés au grand jour, étonnamment par le conflit en Ukraine. Cette situation de déclin a forcé les Etats-Unis à des priorités. Ils ne peuvent plus défendre l'Occident dans sa globalité, le porter à bout de bras, comme ils l'ont fait jusqu'à présent, ce qui rendait leur leadership incontestable.

Les inconvénients de ce rôle sont devenus plus grands que les avantages stratégiques qu'ils pouvaient en tirer.

Ils ont désormais des priorités qui correspondent à leurs intérêts directs, immédiats, pressants, celui de contenir la Chine, puisqu'elle est leur principal adversaire économique et géopolitique. Les taxes douanières délirantes décidées contre celle-ci sont le visage commercial de cette confrontation.

La fracture

Ce n'est pas que l'Europe n'intéresse plus les Etats-Unis. C'est qu'ils ne peuvent plus agir sur tous les fronts. Leur position sur l'Ukraine en découle. Par contre, pour les dirigeants européens actuels, le principal souci est de maintenir leur domination sur l'Europe et donc d'affaiblir la Russie, qui est l'obstacle permanent, historique à cette domination. Le conflit en Ukraine cristallise cet enjeu. Ils ont pu y entrainer les Etats-Unis grâce à l'administration Biden. Mais cette guerre, carrément annoncée au départ pour affaiblir la Russie, pour la «mettre à genoux», voire avec l'espoir un temps de la démanteler, ne pouvait se faire que grâce à la participation des Etats-Unis, grâce à celle de l'OTAN. Or ce n'est plus le cas, ou cela risque de ne plus l'être.

Les élites dirigeantes actuelles de l'Europe caressent le dessein velléitaire de se substituer aux Etats-Unis. C'est une partie perdue d'avance. Elles ont beau appeler désormais chaque jour à préparer la guerre «inévitable», selon elles, contre la Russie. Elles ont beau parler de l'Europe «comme le plus grand marché, comme le plus grand ensemble économique et politique du monde», elles trompent leur opinion publique ou se trompent elles-mêmes. L'Europe n'est pas une nation et n'a donc pas la force concentrée que donne un Etat national. Trop faibles pour diriger seules le monde, les élites dominantes européennes avaient un intérêt fondamental à l'existence d'un bloc occidental comprenant les Etats-Unis. L'idéologie suivait, c'est-à-dire le libéralisme mondial en matière économique, le libéralisme aussi sur le plan politique, avec la diffusion des «valeurs occidentales» dans le monde: démocratie, droits de l'homme, libertés, puis tolérance sociétale. Cela a marché et a fourni le carburant à bien des aventures, à un impérialisme tranquille, moralisant, satisfait de lui-même. Mais cela ne marche plus. D'où la crise de l'occidentalisme mondial. D'où à la fois les espoirs chez ces dirigeants européens de revenir à la situation si confortable préexistante, en même temps que de chercher des alternatives au «lâchage» des Etats-Unis.

Comment va évoluer cette crise de l'Occident. La fracture entre les forces qui s'en réclament va-t-elle s'élargir. Va-t-elle donner, comme dans les schismes d'autrefois, à la fois des conflits extrêmes, mais aussi parfois à des retrouvailles à travers les mêmes référents identitaires et historiques.

C'est certainement l'un des prochains chapitres de l'Histoire.