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Notes éparses sur le 8 Mai 1945

par Fodil Ourabah

Prologue

«Les automitrailleuses, les automitrailleuses, les automitrailleu ses, y en a qui tombent et d'autres qui courent parmi les arbres, y a pas de montagne, pas de stratégie, on aurait pu couper les fils téléphoniques, mais ils ont la radio et des armes américaines toutes neuves. Les gendarmes ont sorti leur side-car, je ne vois plus personne autour de moi.» Kateb Yacine.

Première note

Voici qu'un détail me revient à l'esprit : le 8 mai 1945 à Sétif ce fut avec l'ancien commissaire de police de cette ville, du nom de Chauveau, que la tragédie avait commencé.

Avant tous les autres, il ouvrit le feu contre la manifestation qui vit tomber Bouzid Saal, première victime du massacre et que rejoindront dans la mort plusieurs dizaines de milliers de personnes, le jour même puis les jours suivants.

A la date du 8 mai 1945, le commissaire Chauveau était en situation de mise à pied administrative. Il n'avait même pas le droit de porter une arme, car il avait été suspendu de ses fonctions pour avoir soutenu le régime pétainiste de Vichy et pour des faits de collaboration avec les Allemands.

Après le débarquement anglo-américain d'Afrique du Nord en novembre 1942 un Comité français de libération nationale avait été créé à Alger en juin 1943, puis un Gouvernement provisoire de la République française fut constitué l'année suivante à Alger sous la présidence de de Gaulle.

L'administration gaulliste s'était attachée en premier lieu à lancer une épuration à l'encontre des partisans du régime de Pétain. C'était dans ce contexte que le commissaire Chauveau avait été révoqué. Pas pour longtemps puisque les massacres de mai 1945 lui donnèrent l'occasion de reprendre du service, et avec quel zèle !

Comme il s'était montré très utile et qu'il pouvait encore servir, les nouveaux maîtres au pouvoir ont purement et simplement passé l'éponge.

Chauveau, pourrait-on objecter, ce n'est qu'un détail. Soit !

Mais dans le fin mot de l'histoire, pourquoi faudrait-il toujours que parmi les détails il y en ait de plus insignifiants que d'autres?

Deuxième note

Ah! Encore un détail qui me revient à l'esprit.

Le commissaire Chauveau qui le premier tira sur la foule le 8 mai 1945 à Sétif, ne fut pas le seul pour qui l'administration coloniale française fonctionna comme une lessiveuse. Il y en eut beaucoup d'autres, et l'un d'eux se nommait Maurice Papon.

Celui-ci avait assumé de hautes fonctions administratives sous le régime de Vichy et fut quelque peu tracassé à la libération par les commissions d'épuration.

Mais ses tracas furent vite oubliés puisqu'il fut nommé le 26 octobre 1945 dans l'administration centrale du ministère de l'Intérieur en qualité de sous-directeur... des Affaires algériennes.

Savez-vous quel dossier il trouva sur son bureau à son entrée en fonctions?

Je vous le donne en mille: c'était le dossier des « troubles » de mai 1945 dans l'Est algérien.

Avec zèle, avec méthode et cruauté, il organisa la gestion des conséquences répressives de ces évènements, fit diligenter contre les suspects des poursuites judiciaires expéditives et des sanctions administratives, fit établir des fichiers de police et mit en place un système de flicage de la population algérienne.

Troisième note

Mais l'histoire de Papon avec l'Algérie ne s'arrêta pas là.

En 1956 il fut nommé préfet igame de Constantine avec des compétences étendues.

Puis, préfet de police de Paris en 1957, il dirigea de la répression contre les manifestants du 17 octobre 1961. Il ordonna en personne à ses brigades de frapper sans discernement, d'y aller au faciès et sans faire de quartier.

Tous ceux qui parmi les manifestants ne purent prendre la fuite, furent sommairement exécutés et jetés dans la Seine afin de libérer le passage aux fourgons de police qui allaient, sirènes hurlantes, au milieu du silence parisien.

300 morts dit-on, peut-être davantage.

Papon fut jugé et condamné en 1997 pour crimes contre l'Humanité, ayant été reconnu coupable d'avoir signé personnellement des ordres de déportation dans les camps de la mort en Allemagne de plusieurs dizaines de Juifs alors qu'il était secrétaire général de la préfecture de Gironde entre 1942 et 1944.

Mais pour les morts d'octobre 1961, aucun tribunal jamais ne s'est réuni. Ce fut considéré comme un détail.

Quatrième note

Et un autre détail encore !

Lors des massacres de mai 1945 en Algérie, il est avéré qu'outre les milices européennes - qui se saisirent d'une aubaine pour grappiller sans risque, ni coup férir des certificats d'héroïsme - outre les forces ordinaires de la troupe, des gardes mobiles, des agents de la Sûreté, des gendarmes et gardiens de la paix, outre le Croiseur Dugay-Trouin rescapé du sabordage de la Marine française au large de Toulon et au bombardement anglais de Mers El Kebir, qui fut positionné au large d'Aokas pour tenir sous la menace de ses 26 canons et 4 mitrailleuses lourdes et bombarder les 10 et 11 mai les populations des Babors, outre toutes ces forces mises en œuvre contre des populations sans armes, contre des femmes, des enfants, des vieillards et des paysans paisibles dans leurs villages, outre toutes ces cohortes coloniales de planqués qui s'étaient tenue coi, à l'abri et bien au chaud pendant toute la durée de la guerre, outre tout ça et venant s'y ajouter, il y eut l'aviation.

Les appareils des forces aériennes françaises qui, durant la Deuxième guerre mondiale, rouillaient paisiblement sur les pistes et dans les hangars de la base aérienne d'Ain Arnat, reçurent l'ordre de bombarder et mitrailler de paisibles villages et des populations sans défense. Cet ordre fut exécuté scrupuleusement, méthodiquement et sans état d'âme.

Premier épilogue

J'ai évoqué ici même le commissaire de police Chauveau qui le premier a ouvert le feu sur les manifestants le 8 mai 1945 à Sétif. J'ai indiqué qu'il avait été révoqué peu de temps auparavant pour collaboration avec les Allemands par une commission d'épuration.

J'ai aussi fait référence au rôle de Maurice Papon qui, après avoir subi quelques tracasseries pour les mêmes motifs de collaboration, s'est refait une virginité à son poste de sous-directeur des Affaires algériennes du ministère de l'Intérieur auquel il avait été nommé au mois d'octobre 1945, en dirigeant personnellement les poursuites contre les «fauteurs de troubles».

J'ai omis de parler d'un autre personnage dont le dossier auprès des commissions d'épuration fut passé à l'as. Il s'agit de Roger Trinquier.

Au déclenchement de la Deuxième guerre mondiale, Roger Trinquier était un fringant officier qui coulait des jours paisibles dans les délices de l'Annam et du Tonkin. En 1940, les Japonais font un coup de force et occupent l'Indochine. Roger Trinquier, son bataillon ainsi que tous les autres bataillons français qui se trouvaient en Indochine se rendent sans combattre. Ils ont remis leurs armes aux Japonais et sont restés prisonniers dans leurs casernements pendant toute la durée du conflit.

Tandis que Trinquier a passé tout ce temps à faire des mots croisés et jouer aux dominos, la résistance anti-japonaise en Indochine était menée victorieusement par Ho Chi Minh et son organisation, le Viet Minh fondé en 1941.

A une dizaine de milliers de kilomètres de là, sa mère patrie était libérée, depuis le débarquement de Provence et au-delà en remontant le long de la vallée du Rhône, par les troupes nord-africaines.

En 1945, Roger Trinquier fut jugé pour haute trahison et collaboration avec l'ennemi et a été dégradé.

A la suite de cette condamnation, son chef de corps qui a gardé vraisemblablement quelque chose qui tient encore du sens de l'honneur s'était suicidé. Trinquier, quant à lui, est du genre de types qui n'ont que des courants d'air dans leurs caleçons. Il accepta l'humiliation et fit le dos rond en attendant les jours meilleurs.

On dit que certains ont une chance de cocu. Trinquier est à coup sûr de ceux-là.

Le 19 août 1945, acculés dans la Pacifique par les Américains (la bombe d'Hiroshima explosait le 6 août) et harcelé au Tonkin et dans l'Annam par les forces Viet Minh, les Japonais ont déposé leurs armes devant les résistants vietnamiens.

La semaine suivante, le 2 septembre 1945, Ho Chi Minh proclame l'indépendance du Vietnam. Dans les semaines encore qui suivirent, les troupes du Maréchal Leclerc débarquèrent à Saigon. Ce fut le début de la Guerre d'Indochine qui finit comme on le sait par la défaite humiliante de Dien Bien Phu et les accords de Genève du printemps 1954.

Au milieu de tout ça, Trinquier réussit à tirer son épingle du jeu. L'état-major de Leclerc avait besoin de lui pour sa connaissance du pays et décida de passer l'éponge sur comportement peu honorable devant l'armée japonaise. Il fut rétabli dans son commandement et pris part à la guerre contre les patriotes vietnamiens.

Après le 1er Novembre 1954, totalement blanchi, Trinquier est affecté en Algérie. Il devient l'adjoint de Massu à la tête de la 10ème Division parachutiste. A la 10ème DP, il organise et dirige le DPU de sinistre mémoire (Dispositif de protection urbaine). Dans ce dispositif, la torture fut érigée en système. En 1958, il remplaça Bigeard à la tête du 3ème RPC (Régiment de parachutistes coloniaux).

On sait ce qu'il advint par la suite...

Deuxième épilogue

... Et encore un détail qui me revient à l'instant:

Pilote engagé dans la Royal Air Force pendant la Deuxième guerre mondiale, fait Compagnon de la libération par de Gaulle, couvert d'honneurs par la République française, le colonel d'aviation Pierre Clostermann finit sa carrière dans la honte et se couvrit d'opprobre en allant s'enrôler en qualité d'engagé volontaire dans l'ALAT (Aviation légère de l'armée de terre) en 1956 et 1957 pour mener des opérations d'appui-feu contre les unités de l'ALN dépourvues de moyens de défense antiaérienne et pour mitrailler des populations civiles en fuite.

«A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire», écrivait déjà Corneille.

Quel triste avatar sur la fin pour un officier qui se la jouait au héros, mais qui fut en définitive petit, tout petit !

La pièce commença pour lui en tragédie. Elle finit en une triste comédie... Que dis-je, en une farce sinistre et bouffonne!