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17 OCTOBRE 1961 : A PARIS, ON «NOIE PAR BALLES»

par Belkacem Ahcene-Djaballah

Livres

Ici on noya les Algériens. Essai de Fabrice Riceputi.Editions Media Plus, Constantine, 2021,287 pages, 1.200 dinars



Même en Algérie, pour des raisons plus politiciennes qu'historiques, on avait, jusqu'à un certain moment, mis entre parenthèses le drame vécu par les dizaines de milliers de manifestants Algériens (trente mille ?), ayant défilé pacifiquement (sans armes et parfois accompagnés de leurs familles dont les enfants...) au cœur de Paris... pour, alors, seulement dénoncer le couvre-feu imposé à la seule communauté par le Préfet de Paris de l'époque (Michel Debré farouche partisan de l'Algérie française, étant alors Premier ministre de Charles de Gaulle)... le sinistre Marcel Papon (celui-là même qui avait envoyé aux camps de concentration nazis, massivement, les juifs de France... et qui, par la suite, récupéré, devint, en tant que Préfet,durant la guerre de Libération nationale, le bourreau du Constantinois). Nommé à Paris en tant que Préfet de police, en mars 1958, il avait été alors chargé de mettre sur pied des unités de harkis dirigés par des officiers supérieurs des Sas, «importés» d'Algérie, qui devaient «combattre», tout en s'appuyant sur la police et la justice locales, par tous moyens (eux aussi «importés» comme la torture et les exécutions sommaires), la «rebellion».

Date : 17 octobre 1961. 20h30. A cinq mois de la fin de la guerre. Onze mille personnes sont raflées, brutalisées (par dix mille agents bien armés) et détenues dans des «camps de regroupements» improvisés. Plusieurs centaines de personnes (dont le petite Fatima Beddar, âgée à peine de 15 ans, retrouvée plus tard noyée dans le canal Saint Denis) sont frappées à mort et «noyées par balles» dans la Seine. Bilan OFFICIEL : Deux (2) morts... Un mensonge d'Etat... qui va durer plusieurs dizaines d'années. En realité, 246 décès dont 74 non identifiés... tous les crimes ayant abouti plus tard à des «non-lieux».

En France même, ce fut la chape de plomb sur les archives policières et judiciaires... pour protéger entre autres la police (et l'armée puisque les harkis «détachés» faisait partie de l'armée) et, aussi, Maurice Papon. Mais voilà qu'un «simple citoyen», n'ayant pas vécu la guerre (né en 1951), simple éducateur à la Protection judiciaire de la jeunesse, va se faire chercheur, en «héros moral» (Mohamed Harbi), «Pionnier de la mémoire de la guerre d'Algérie» (Catherine Simon). Jean -Luc Einaudi (décédé en mars 2014), durant trente ans, va surmonter une foultitude d'obstacles : omerta, archives verrouillées, menaces, procès (dont un intenté par.. Maurice Papon duquel il sortira vainqueur grâce à ses révélations qui «enfoncèrent» le Vichyste protégé par l'amnistie liée à la guerre d'Algérie,)... pour faire connaître et reconnaître le «crime d'Etat». Lequel avait été suivi, le 8 février 1962 par le massacre (neuf morts, tous «Français») au métro Charonne (une ?manif' non violente anti-Oas et pour la paix initiée, entre autres, par le Pc et la Cgt). Son premier livre (Il en a fait paraître 17 pour la plupart consacrés à la guerre d'Algérie), paru en octobre 1991, La bataille de Paris, dédié à Jeannette Griff, neuf ans, déportée de Bordeaux à Auschwitz en septembre 1942 et à Fatima Bedar, «allait modifier radicalement le rapport de force dans l'affrontement entre le déni officiel et l'exigence de vérité» (Edwy Plenel, 23 février 2021) . Un déni, qui hélas perdure bien que, depuis la massacre du 17 octobre est rappelé au souvenir des visiteurs par une plaque apposée sur un des quais de la Seine, celui faisant face à la Préfecture de police. Hélas, si les Français savent lire, peuvent-ils comprendre les drames racistes, esclavagistes et colonialistes ? On en doute.

Les Auteurs : Fabrice Riceputi : Historien et enseignant, il anime les sites «histoirecoloniale.net» et «1000 autres. org», consacrés à l'actualité des questions coloniales et post-coloniales et à la guerre d'indépendance de l'Algérie.

Edwy Plenel : Texte inédit Gilles Manceron: Préface Table des matières : Une passion décoloniale (Edwy Plenel)/ Préface à la première édition (Gilles Manceron)/Prologue Cour d'assises de Bordeaux, Octobre 1997/ La bataille d'Einaudi (4 chapitres) /La bataille des archives (3 chapitres) / La reconnaissance et ses enjeux (2 chapitres)

Extraits : «Le 17 octobre 1961 est d'abord une manifestation légitime contre une décision administrative sans précédent depuis le régime de Vichy : un couvre-feu raciste, fondé sur des critères ethniques» (Edwy Plenel,p 9), «L'histoire algérienne de la France, qui touche directement des millions de Français-es, leurs proches et leurs descendances - parce qu'ils en viennent, parce qu'ils en sont issus, parce qu'ils y ont participé, parce qu'ils en ont été témoins ou acteurs, etc-, attend encore son ubuntu (note : terme bantou désignant «la qualité inhérente au fait d'être une personnes avec d'autres personnes... ; terme intégré au premier texte constitutionnel sud-africain, de 1993, par Nelson Mandela et Desmond Tutu» (Edwy Plenel, p22), «Dans les années 2000, plusieurs travaux d'historiens ayant eu accès notamment aux archives policières et judiciaires souligneront que cette période fut, pour les Algériens de France, celle d'une véritable «terreur d'Etat, coloniale et raciste» (p102), «Dans les années 1990, l'«interdiction» des archives politiquement gênantes est, avec l'amnistie de1962, l'autre pilier légal sur lequel repose l'omerta française sur les crimes coloniaux» (p157), «(17 octobre 1961). Ce crime colonial n'appartient pas seulement à une séquence historique forclose en 1962. Événement matriciel, selon le mot de Pierre Vidal-Naquet, il montre, à la charnière des ères coloniale et postcoloniale, l'affreuse fabrique par la République de pratiques racialisées, notamment policières, qui sont très loin d'avoir disparu avec la fin de la guerre d'Algérie» (p223), «La véritable pratique identitaire qui agite actuellement les «élites» politico-médiatiques françaises est chargée de lourdes régressions politiques» (p283)

Avis : Un livre incontournable pour bien savoir ce qui s'est passé en octobre 61 à Paris... et pour comprendre les pratiques, actuelles, du contrôle racialisé. Pour connaître, aussi, les luttes menées, hier et aujourd'hui encore, par des intellectuels (chercheurs universitaires, journalistes, hommes de foi...) français en faveur de notre pays et de la Communauté algérienne résidente en France.

Citations : «17 octobre 1961 : Même si une telle occultation ne pouvait réussir à terme, vis-à-vis d'un événement qui, comme l'ont écrit les deux historiens britanniques Jim House et Neil MacMaster, a été la répression la plus meurtrière d'une manifestation pacifique de le toute l'histoire contemporaine de l'Europe occidentale» (p31), «La liberté de la recherche historique doit avoir, en effet, pour corollaire une certaine tolérance dans l'appréciation de ses résultats» (p153), «C'est durant la guerre d'Algérie que s'est généralisée en France la pratique du contrôle racialisé» (p270)



Une drôle de justice. Les magistrats dans la guerre d'Algérie (Préface de Jean -Jacques Becker. Postface de Pierre Vidal-Naquet)... Essai de Sylvie Thénault, Editions Edif 2000, Alger 2010, 347 pages, 850 dinars



Elle n'avait que vingt ans lorsqu'elle était venue proposer comme thème de recherche en vue d'une maîtrise d'histoire «La manifestation du 17 octobre 1961» à un professeur qui avoue (préface) que si pour un homme de sa génération, c'était un événement qui avait une place précise dans la mémoire...», il n'en était pas de même pour les générations des années quatre-vingts. «Un événement déjà ancien, bien oublié. La guerre d'Algérie n'était plus un sujet de préoccupation et la manifestation du 17 octobre encore moins». Il se trompait lourdement, mais il avait accepté le sujet. Il venait de «lancer» une «historienne» qui allait se spécialiser sur «la guerre d'indépendance algérienne», découvrant de nouvelles sources alors ignorées, et posant mille et une vraies questions aux témoins encore en vie... ou à leurs héritiers. Six années après, elle soutenait sa thèse devant un jury qui comportait les meilleurs spécialistes français soit de l'Algérie, soit des problèmes de justice : Ageron, Stora, Vidal-Naquet, Farcy.

La recherche pour reconstituer le puzzle a été longue, difficile, fastidieuse ...peut-être facilitée par le fait que le point de départ était clair, net, précis. Cent-vingt années de colonisation ne pouvaient qu'enfanter un système judiciaire monstrueux. C'est ce que l'auteure écrit dès le départ : «Le système de répression élaboré après le 1er novembre 1954 rompt avec l'existence ordinaire de la justice, mais les hommes appelés à instruire et juger les nationalistes ne sont jamais que ceux qui exerçaient, déjà, avant le déclenchement de la guerre d'indépendance. Loin d'être vierges de toute expérience, ils connaissaient la société coloniale, la vivent, la reflètent même dans leurs pratiques...». De ce fait, «l'histoire de la guerre (et de la justice) ne peut s'écrire sans plonger dans ses origines profondes qui l'enracinent dans un contexte colonial et dans une continuité historique bien antérieurs à 1954». Et, hélas, cela va durer jusqu'à l'indépendance du pays. La justice franco-colonial (ist)e sera impitoyable à l'encontre des nationalistes et plus que laxiste, à la fin de la guerre, avec les terroristes de l'Oas.

L'Auteure : Sylvie Thénault, née en 1969, est une historienne française, agrégée et docteur en Histoire, directrice de recherche au CNRS. Elle est aussi membre du Centre d'histoire sociale du XXe siècle. Ses travaux portent sur le droit et la répression légale pendant la guerre d'indépendance algérienne. Elle a, en particulier, étudié des mesures ponctuelles, comme les couvre-feux en région parisienne et les camps d'internement français entre 1954 et 1962. Ses recherches s'orientent vers l'étude de l'internement à la période française dans son ensemble, dans le champ de l'étude de l'administration coloniale en Algérie : structures, législation, personnel, pratiques. Sa maîtrise d'histoire, en 1991, portait sur «La Manifestation des Algériens à Paris le 17 octobre 1961» et sa répression. Sa thèse soutenue en 1999 traitait de «La Justice dans la guerre d'Algérie», et l'ouvrage présenté dans le cadre de son habilitation à diriger des recherches porte sur «La violence ordinaire dans l'Algérie coloniale». Prix Malesherbes (2002). Dernier ouvrage : En co-direction avec Abderrahmane Bouchène, Jean-Pierre Peyroulou et Ouanassa Siari Tengour : «Histoire de l'Algérie à la période coloniale : 1830-1962», Paris, La Découverte, collection «Poche : Essais», 2014, 720 p.

Table des matières : Préface/ Introduction/ I. Génèse d'une situation controversée (1954-1956)/ II. Quand la guerre oblige la justice (1957- Mai 1958)/ III. La justice civile à l'heure du retrait (mai 1958-1962)/ Epilogue/ Postface/ Bibliographie/Index

Extraits : «Les trois départements de la rive sud de la Méditerranée n'ont jamais constitué une zone de droit à l'identique de la métropole» (p 20), «La compétence de la justice militaire et l'existence de camps d'internement restèrent les deux grands principes de la législation jusqu'à la fin de la guerre» (p38), «Sur le terrain, l'armée impose sa logique qui fait cohabiter la justice avec d'autres moyens de répression» (p93), «Aucun conflit ne surgit donc entre autorités militaires, judiciaires et politiques sur le fonctionnement de la justice. Malgré des logiques divergentes, tous s'accordent sur les nécessités de la répression» (p97), «Aux yeux du commandement, les avocats sont des adversaires à partir du moment où ils partagent les opinions des nationalistes qu'ils défendent» (p115), «Depuis le début de la guerre d'Algérie, il n'existe guère de hauts fonctionnaires qui n'aient, plus ou moins, directement ou indirectement, par action ou par abstention, participé à l'avènement du règne de la violence «(p139), «Dans l'idéal du commandement (note : de l'armée française d'occupation), l'instruction n'existe plus, les condamnations à mort sont multipliées et les exécutions quasi-immédiates» (p201), «L'étude des réactions du commandement aux instructions ministérielles démontre, elle aussi, une persistance de la pratique de la torture, des disparitions et des exécutions sommaires, tandis que l'impunité reste de mise «(p264), «La fiche («incomplète pour la fin de la guerre») de l'armée de terre comptabilise 1.415 condamnés à mort du 1er janvier 1955 au 15 septembre 1961, ainsi que 198 exécutions» (p313)

Avis : Un titre qui, à lui tout seul, résume la situation dans laquelle se sont retrouvés, volontairement (pour la plupart) ou non, empêtrés, les magistrats français en période d'une guerre dont on s'entêtait à ne pas vouloir reconnaître les causes et à dire les noms... La justice devenue une arme, elle a donc couvert (presque) tous les crimes colonialistes. Un travail quasi-complet qui fourmille de détails et qui, en même temps, déprime à la lecture de la description du fonctionnement de l'horrible «machine de guerre» encore plus redoutable qu'était la justice de l'époque.

Citations : «L'arme par excellence de l'historien, (c'est) la possibilité de recouper les sources les unes par les autres, car un document seul ne fait pas la vérité» (Jean-Jacques Becker, préface, p 2), «La guerre rend l'armée intouchable. Le silence sur ses violences s'impose» (p 158), «La crainte de desservir l'armée en agissant contre la torture, les disparitions ou exécutions sommaires explique en grande partie l'inaction dont les magistrats ont fait preuve (...). C'est d'une justice soumise à une logique de guerre qu'héritent les dirigeants de la Vè République» (pp 160-161), «En guerre, la solidarité avec les forces armées s'impose et contrarie toute politique de lutte réelle contre les illégalités» (p268), «(Entre1954 et 1962) la justice d'alors est bien plus un «rouage de l'Etat», c'est-à-dire une «machine judiciaire faite de textes et de juges qui les appliquent», qu'un «pouvoir judiciaire indépendant tenant la balance égale entre le Pouvoir et le citoyen» (Casamayor, octobre 1962 et 1968, cité p 320)