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Destins du Vietnam

par Paris : Akram Belkaïd

Les nouvelles, mauvaises d'où qu'elles viennent pour paraphraser Philippe Djian, incitent souvent à regarder ailleurs, vers des temps révolus où pour nombre d'entre-nous, s'est forgée une proto-conscience géopolitique. Ma (modeste) participation à la dernière livraison du bimestriel sur le Vietnam (1) m'a permis de me pencher sur cette histoire à nulle autre pareille, le combat d'un « peuple insubmersible » comme le titre ma consœur Martine Bulard dans son éditorial.

Aux Maghrébins, la colonisation a façonné mille et un destins singuliers. On connaît plus ou moins l'histoire de nos soldats ayant combattu durant les deux grands conflits mondiaux. Beaucoup n'en sont pas revenus. D'autres ont retrouvé leur sol natal et leur basse condition de sujet non-citoyen. Quelques-uns sont restés en France, en Belgique ou même en Italie ou encore en Allemagne. Pour ce qui est de la guerre au Vietnam (1947-1954), entre 130 000 et 150 000 soldats maghrébins, dont une moitié de Marocains, se sont battus à des milliers de kilomètres de leur foyer. Enrôlés par la France, pour une solde qui valait pour eux fortune, ils ont été les complices obligés de cette œuvre destructrice ayant pour but d'empêcher un peuple d'être libre.

Il ne s'agit pas ici de leur jeter la pierre mais de réfléchir à ce qui faisait la condition d'un colonisé. Un jour, soudain, vous étiez envoyé à l'autre bout de la planète, dans un pays dont vous n'aviez jamais entendu parler, pour tuer des gens dont vous ignorez tout et dont, parfois, vous ne savez même pas que, comme vous, ils sont dans une situation de sujétion et de domination. Des témoignages de Maghrébins ayant participé à cette guerre coloniale existent ici ou là mais rien de bien conséquent et, en tous les cas, peu de publications dans nos pays. Que sait-on d'eux ?

Une chose me paraît intéressante à relever. Les désertions furent, semble-t-il plutôt rares, souvent liées à des cas d'insubordination ou, parfois, de réaction politico-nationaliste comme ce fut le cas lors de la déposition du sultan Mohammed V par les autorités coloniales. Il semble que les archives françaises concernant ces cas de désertions soient encore inaccessibles. Il serait intéressant d'en savoir plus sur ces gens qui sont passés dans les rangs du Vietminh. Comment ont-ils vécu ce changement ? Ont-ils été séduits par l'idéologie communiste ?

Nombre de ces combattants ayant déserté ont fait souche. Grâce à l'autorisation du Vietminh, ils ont pu se marier avec des Vietnamiennes, avoir des enfants, cultiver des terres ou faire du commerce. Un documentaire d'Al-Jazeera, toujours disponible, a raconté le sort de quelques-uns de cessoldats, tous marocains (2) avec, à la clé, les questions d'identité qui se posent pour leurs descendants au Maroc comme au Vietnam. Dans mon article sur le sujet, je cite, concernant l'Algérie, les écrits de l'historien Mohammed Harbi (3) qui revient sur le fait que ces déserteurs, pourtant soldats aguerris, n'ont pas participé à la guerre d'indépendance algérienne alors que le Vietminh l'a proposé à plusieurs reprises au Gouvernement provisoire de la république algérienne (GPRA). « Ces soldats, note Harbi, dont on craignait, pour l'Armée de libération nationale (ALN), la contamination communiste ne devaient rentrer en Algérie qu'en 1965, avec femmes et enfants, que certains d'entre eux abandonnèrent dans les rues d'Alger afin de rejoindre leur douar et de s'y remarier. » Ce fut, note l'historien, « l'un des plus grands scandales humains de l'Algérie indépendante. »

Revenons au Vietnam. On le sait, les Américains ont pris la suite des Français avec un terrible déchaînement guerrier, notamment des bombardements massifs qui n'ont pas épargnés les pays voisins (Cambodge, Laos). Moins connue est cette tentative de « rationaliser » ce conflit, de le mettre, si on ose l'écrire, « en arithmétique ». Au départ, l'armée américaine a calculé qu'elle devait dépenser « 50 000 dollars » (hommes, équipements, renseignement, etc.) pour tuer un insurgé vietnamien. Au final, la « facture » s'est élevée à 337 500 dollars par combattant. Ce genre de calcul laisse pantois mais il dit bien les choses. Derrière la sauvagerie et la violence, des intelligences sont toujours mobilisées pour rationaliser les choses et pour leur donner une figure honorable.

Quoi qu'il en soit, ces chiffrages n'ont pas servi à obtenir la victoire pas plus qu'ils n'ont accéléré la fin du conflit. Avant de signer les accords de Paris (27 janvier 1973) au bout de quatre années de négociations et vingt-cinq rencontres secrètes, les Américains ont procédé à des bombardements intensifs contre les infrastructures nord-vietnamiennes du 18 au 29 décembre 1972 (« bombardements de Noël »). Une violence extrême avant d'abandonner la partie. L'exemple américain démontre que déclencher une guerre est chose facile, surtout si on l'habille bien, mais la suite n'est jamais conforme aux prévisions.

(1) « Le Vietnam : colonisation française, guerre américaine, pressions chinoises », Décembre 2021-Janvier 2022.

(2) « 40 years of Solitude », aljazeera.com, 5 février 2014.

(3) « Une vie debout. Mémoires politiques. Tome I : 1945 ? 1962 », La Découverte, Paris, 2001.