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Aliénation professionnelle : stratégies managériales et souffrance au travail (2/2)

par Khider Mesloub

Ces dernières années, de nombreuses études ont démontré la dégradation des conditions de travail. De plus en plus de salariés sont affectés par de multiples pathologies liées à la détérioration de leurs situations professionnelles induite par l'accroissement des contraintes productivistes, l'intensification des cadences, la fixation d'objectifs démesurés. À ces diverses pathologies physiques et psychologiques, très répandues ces trois dernières décennies, est venue se greffer une nouvelle pathologie provoquée par la surcharge de travail : le Burn out. Apparu à la fin des années 1970, le Burn out, autrement appelé en français épuisement professionnel ou usure mentale, occasionne d'abord un déficit sthénique, un découragement, ensuite une démotivation, puis des symptômes de dévalorisation de soi et de dépression.

Le Burn out est une forme particulière de dépression liée à l'épuisement. C'est un terme parlant : le travailleur se retrouve à «l'état de cendres pour avoir trop brûlé son énergie». Christophe Dejours analyse ce phénomène de la manière suivante : «Le harcèlement au travail n'est pas nouveau. Il est vieux comme le travail. Ce qui est nouveau, ce sont les pathologies. C'est nouveau parce qu'il y en a beaucoup maintenant, alors qu'il y en avait beaucoup moins autrefois. Entre le harcèlement, d'un côté, et les pathologies, de l'autre, il faut bien invoquer une fragilisation des gens vis-à-vis des manœuvres de harcèlement. Cette fragilisation peut être analysée. Les résultats sont assez précis. Elle est liée à la déstructuration de ce que l'on appelle les ressources défensives, en particulier les défenses collectives et la solidarité. C'est l'élément déterminant de l'augmentation des pathologies. En d'autres termes, les pathologies du harcèlement sont, avant tout, des pathologies de la solitude.» (Christophe Dejours, Aliénation et clinique du travail, Actuel Marx, n° 39)

Dans le même temps, parallèlement, avec la dégradation des conditions de vie, le développement endémique du chômage, l'expansion de l'anomie, l'explosion des incivilités, on a assisté à l'apparition d'une nouvelle souffrance au travail : l'insécurité professionnelle liée à la multiplication des agressions des personnels sur leurs lieux de travail. En effet, de multiples catégories professionnelles en lien direct avec le public sont victimes d'agressions : le personnel soignant hospitalier, le personnel des transports publics, le corps enseignant (collèges et lycées), le personnel du secteur social, du secteur commercial (caissières), personnel du secteur public, etc. (même le corps répressif policier, bras armé de l'État, est en proie aux agressions récurrentes, au point d'acculer de nombreux policiers au suicide ? lire notre analyse consacrée aux suicides des policiers dans notre livre Autopsie du mouvement des Gilets jaunes). Autre affection très répandue dans le monde du travail : la maltraitance psychologique, désignée, par euphémisme, sous le terme de harcèlement. En très forte augmentation, le harcèlement constitue une véritable maltraitance professionnelle exercée par la hiérarchie contre ses «subordonnés». Les répercussions sur la santé des victimes de harcèlement sont dramatiques : troubles psychosomatiques, dépressions, suicides. Précisément, derrière manifestation extrême de la souffrance au travail : le retournement de la violence contre soi, c'est-à-dire les suicides sur les lieux de travail.

À l'évidence, selon les spécialistes de psychopathologie du travail, l'apparition et la multiplication de ces pathologies professionnelles sont directement liées aux nouvelles méthodes d'organisation du travail fondées sur le management. Ainsi, par les méthodes managériales, sous couvert d'optimisation et de compétitivité, l'entreprise instaure un véritable climat de tensions permanentes en vue de réaliser des objectifs souvent démesurés, au prix d'une grave souffrance administrée aux salariés. Par ces méthodes managériales militaristes, dignes des procédés nazis et staliniens, l'entreprise inflige une véritable souffrance à l'ensemble des salariés, contraints de subir dans le silence ces supplices (esclavagistes) psychologiques des temps modernes. Par la division des salariés, l'éclatement des liens collectifs professionnels, la mobilité salariale, la précarisation des contrats de travail, l'entreprise est parvenue, ces dernières décennies, à exploiter sans vergogne les salariés, souvent avec la collaboration des syndicats, coupables de complicité de crimes contre les travailleurs, responsables de la banalisation de l'injustice et de la violence dans l'entreprise capitaliste contemporaine. On assiste à la propagation du totalitarisme entrepreneuriale et à la banalité du Mal dans le monde du travail, avec l'assentiment de toutes les instances étatiques, politiques et syndicales.

Au reste, selon certaines études, la souffrance au travail résulterait également du conflit manifeste entre les convictions morales du salarié et les injonctions souvent moralement répréhensibles dictées par le patron. Cette souffrance n'est donc pas la manifestation d'une fragilité physique ou psychologique inhérente aux salariés, mais la traduction d'une réaction psychosomatique aux nouvelles méthodes de domination patronale inhumaines. Les exigences productivistes et commerciales imposées par le patronat aux salariés, soumis à une atmosphère et une mentalité belliqueuses extrêmes, déstabilisent moralement et psychologiquement les salariés. En effet, ces contraintes économiques guerrières portent souvent atteinte à leurs convictions morales, à leur éthique professionnelle, ennemies de toutes les valeurs marchandes. La maladie du salarié est l'ultime forme de protestation silencieuse exprimée par la souffrance de son corps personnel, faute de révolte collective portée par le corps professionnel syndical occis.

À cet égard, la supercherie du management se révèle dans cette manipulation psychologique des salariés opérée par la diffusion sournoise de valeurs «humaines universalistes» censées unifier l'ensemble des agents, officiant par ailleurs au sein d'une entreprise capitaliste où leur travail s'effectue pourtant dans un cadre privé, concurrentiel, exclusivement orienté vers l'intérêt des détenteurs du capital. Cette hypocrisie favorise le désenchantement et le malaise des salariés.

De toute évidence, certes l'activité humaine, cette nécessité d'œuvrer à la production de ses moyens d'existence, est une catégorie anthropologique intrinsèque à l'humanité. Mais le travail, cette activité de production fondée sur le salariat, est une catégorie sociale historique répandue seulement au sein du mode de production capitaliste. Avec la généralisation du salariat, le capitalisme a développé cette activité productive aliénante coupée des capacités de maîtrise, de contrôle et d'appropriation des moyens de production et des produits pour les travailleurs. Car toutes ces capacités et moyens de production sont la propriété exclusive des patrons.

Comme l'a écrit Karl Marx dans ses Manuscrits économico-philosophiques de 1844 : «le travail est extérieur à l'ouvrier, c'est-à-dire qu'il n'appartient pas à son essence, [...] donc, dans son travail, celui-ci ne s'affirme pas mais se nie, ne se sent pas à l'aise, mais malheureux, ne déploie pas une libre activité physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. En conséquence, l'ouvrier n'a le sentiment d'être auprès de lui-même qu'en dehors du travail et, dans le travail, il se sent en dehors de soi. Son travail n'est donc pas volontaire, mais contraint, c'est du travail forcé. Il n'est donc pas la satisfaction d'un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail.»

En conclusion, la «modernisation du travail» s'est traduite par une profonde déstabilisation des salariés : sentiment d'abandon, d'isolement, de précarité ; hantise de l'imperfection, peur d'être incompétents, de ne pas y arriver, méfiance à l'égard des autres collègues, etc.

Avec le taylorisme, les travailleurs étaient un simple rouage passif, astreint à une stricte conformité aux consignes et modes opératoires. Leur travail s'effectuait indépendamment de leur état d'esprit, de leurs états d'âme et de leurs savoirs. Avec le management, la méthode semble a priori différente : la nouvelle organisation du travail proclame reconnaître la dimension humaine des salariés, respecter et miser sur leur subjectivité, leur personnalité. Pourtant, à décortiquer les mécanismes des deux organisations de gestion du travail, la logique demeure semblable : dans les deux cas, s'organise en réalité une disqualification des métiers, de la professionnalité, de l'expérience, tendant à renforcer la domination et le contrôle exercés par les dirigeants, les patrons. La conséquence est semblable : perte du sens du travail, favorisant l'épuisement psychique, précarisant subjectivement les salariés en permanence mis à l'épreuve au point de les conduire à douter de leur propre valeur et de légitimité. Nous avons là affaire à l'aliénation dans toute sa grandeur et splendeur.

Actuellement, à la faveur de la pandémie du Covid-19, on assiste à l'amplification de la souffrance des salariés.

Les salariés, précipités brutalement dans le travail à distance, sont dépassés par la nouvelle organisation professionnelle. Leur santé mentale en pâtit. D'autant plus que ce bouleversement professionnel intervient dans une situation de pandémie couplée à un climat de sidération et de psychose alimenté par le pouvoir via ses relais médiatiques. Cette ambiance anxiogène ne favorise nullement cette mutation professionnelle distancielle forcée.

Intervenu dans une période de pandémie marquée par le confinement et le couvre-feu, les restrictions sanitaires, matérialisées par la fermeture des cafés et restaurants, ces lieux de socialisation et décompression, sans oublier la fermeture des lieux culturels (cinémas, théâtres), espaces de ressourcement intellectuel et d'évasion des pesanteurs professionnelles anxiogènes, le télétravail impacte considérablement le mental des salariés.

Nul doute, aujourd'hui, les risques de souffrance au (par) le travail s'est considérablement accru. Le bouleversement de l'organisation du travail dans les entreprises, basculées précipitamment dans le télétravail, plonge des millions de salariés dans la détresse psychologique. Avec les confinements récurrents, les restrictions de déplacement, l'obligation du télétravail, selon de nombreuses études, presque 50% des salariés déclarent souffrir de dépression. La détresse psychologique s'accentue de mois en mois. Pour nous cantonner au cas de la France, la santé mentale des salariés s'est considérablement dégradée après douze mois de crise sanitaire ou plutôt de mesures restrictives anxiogènes. Près d'un salarié sur deux se trouve actuellement en détresse psychologique et présente des symptômes de dépression et d'épuisement professionnel, le fameux burn out. C'est le résultat inquiétant du 6ème baromètre de la santé psychologique des salariés français en période de crise, réalisé par OpinionWay pour le cabinet Empreinte Humaine.

De cette récente étude menée par le cabinet Empreinte Humaine, spécialiste en prévention des risques psychosociaux et en qualité de vie au travail, auprès de plus 2000 salariés français, il ressort que presque la moitié des salariés (49%) sont en grande détresse psychologique. 36% souffriraient de forme sévère de dépression nécessitant un accompagnement thérapeutique et un traitement médicamenteux psychotropique. Fait alarmant, un tiers des sondés ont des idées suicidaires. Selon cette étude, les télétravailleurs sont plus exposés aux risques psychosociaux. En effet, depuis un an, date de la généralisation du télétravail, on assiste à l'intensification des troubles psychosociaux liés à la nouvelle organisation du travail distenciel. La santé mentale des télétravailleurs s'est considérablement dégradée. Les arrêts de travail se multiplient à cause du stress et de l'anxiété. De nombreux télétravailleurs confinés présentent des signes de troubles mentaux sévères, anxieux, dépressifs. Un chiffre qui augmente encore pour les personnes confinées en couple ou avec un enfant. Nombre de télétravailleurs peinent à s'aménager un endroit où exercer leur activité professionnelle dans de bonnes conditions. Seuls 45/ % des salariés interrogés peuvent s'isoler toute la journée. Environ 60/ % travaillent dans leur salon, et 25/ % dans une pièce fermée, notamment leur chambre. Quotidiennement, les télétravailleurs doivent traiter une avalanche de mails, participer à des interminables réunions en visioconférence, répondre en permanence à des appels téléphoniques. Certains décrochent de leur travail à des heures tardives.

L'exemple de la banque d'affaires américaine Goldman Sachs illustre cette dégradation des conditions de travail depuis la généralisation du télétravail. Des employés de cette banque ont affirmé dans un rapport effectuer des semaines de travail de 98 heures en moyenne depuis le début de la pandémie. Certains décrochent du travail seulement à 3 heures du matin.

La direction de la banque s'est fondue d'un communiqué dans lequel elle reconnaît l'augmentation de la charge de travail depuis le début de la crise sanitaire : «Nous reconnaissons que nos équipes sont très occupées car les affaires marchent bien. Les volumes d'activité sont à des niveaux historiquement élevés», a indiqué la banque dans un message transmis à l'AFP.

David Solomon, PDG de Goldman Sachs, s'est lui aussi exprimé sur la question dans un message vocal à destination de ses employés, relayé par CNBC : «Permettez-moi de dire à tout le monde, et en particulier à nos analystes et associés : nous reconnaissons que les personnes qui travaillent aujourd'hui sont confrontées à un nouvel ensemble de défis», a déclaré David Solomon, avant d'ajouter : «Dans ce monde de travail à distance, on a l'impression de devoir être connecté 24 heures/24 et 7 jours /7.»

Isolement, monotonie des tâches, lassitude, perte des repères : les raisons de la détérioration de l'état mental des salariés sont ainsi multiples. Les multiples études notent une plus forte détresse psychologique chez ceux qui télétravaillent dans de petits espaces. Beaucoup de ses salariés confinés à domicile disent ressentir un sentiment d'étouffement. Plus de la moitié des employés interrogés se plaint de surcharge de travail et dénonce les journées à rallonge. Un tiers des salariés redoutent de voir survenir des suicides sur leur lieu de travail, autrement dit sur leur d'habitation devenu leur espace d'incarcération professionnel.

De fait, le télétravail est vécu par de nombreux salariés comme une véritable souffrance au travail. Pour une partie des salariés, le télétravail est synonyme d'isolement et de stress. Une souffrance liée aux conditions dans lesquelles s'exerce leur activité professionnelle à domicile. Par ailleurs, le télétravail entraîne une perte de sens. À la fois du fait de l'invisibilité du travail («hors les murs de l'entreprise»), de l'illisibilité des tâches. Mais également en raison de l'incursion de l'entreprise dans l'espace privé des salariés. En effet, l'absence de cadre distinct entre vie professionnelle et vie privée induit une forme de confusion des rôles entre le statut professionnel et parental. Les frontières sont floues entre le cadre du travail et le cadre de la vie privée. Du fait que le télétravail déborde sur l'espace privé ou vice versa, cela génère une confusion mentale, une fragilité psychologique, une perte des repères.

Enfin, si, autrefois, grâce à leur inscription dans le mouvement collectif ouvrier massivement organisé, les salariés pouvaient dépasser leurs ateliers et leurs bureaux par leurs engagements politiques contre leur exploitation capitaliste, donnant ainsi un sens politique à leur souffrance, aujourd'hui, avec l'individualisation et l'atomisation, le déclin des partis ouvriers, l'éclipse du projet émancipateur, les salariés n'ont plus cet avantageux appui politique et cet espoir salvateur : c'est seuls, autrement dit individuellement, qu'ils sont confrontés à leur triste et sinistre sort d'esclave-salarié.

Assurément, dans la perspective de l'émancipation humaine, l'abolition du travail comme catégorie sociale historique capitaliste doit être clairement inscrite dans le programme de la révolution sociale. Il s'agit d'abolir le salariat, catégorie historique, et non l'activité productive, catégorie anthropologique. Une fois la révolution accomplie à l'échelle mondiale, la nouvelle communauté humaine universelle sans classe s'attellera à développer une nouvelle forme d'activité productive au service des besoins humains, débarrassée de toutes les formes d'oppression, d'exploitation, d'aliénation, vectrices de nuisances pathologiques.

Longtemps ignorée par la sociologie du travail comme par la médecine du travail, la souffrance au travail fait l'objet d'études depuis seulement trois décennies. Les premiers fondements théoriques sont élaborés, du moins pour ce qui est de la France, par le sociologue Danièle Linhart et le psychiatre Christophe Dejours.

Ainsi, l'étude de la souffrance au travail, notamment dans ses dimensions pathologiques psychiques, s'amorcent dans les années 1990, grâce aux travaux pionniers de Christophe Dejours, psychiatre, ancien médecin du travail, auteur de nombreux ouvrages sur le phénomène de la psychopathologie au travail (comme «Souffrance en France : la banalisation de l'injustice sociale» ou «Travail, usure mentale»). De même, les études sur le suicide résultant de la souffrance au travail se développent à la même époque, impulsées à la suite de la multiplication du nombre de suicides au travail. Dans ses travaux, Christophe Déjours démontre le rôle de la «centralité du travail» dans l'émergence de la souffrance au travail. La «centralité du travail», devenue l'élément essentiel de socialisation, contribue amplement à la santé psychique de chaque femme et chaque homme dont le statut social repose principalement sur son activité professionnelle. Aussi, l'apparition d'une souffrance dans la sphère professionnelle se répercute-t-elle immédiatement dans la sphère privée ou familiale. Incontestablement, elle perturbe plus dramatiquement l'individu salarié qu'une souffrance résultant de la sphère personnelle. Parmi les facteurs favorisant l'émergence de la souffrance au travail, Christophe Dejours incrimine la croissance de la surcharge de travail. Paradoxalement, cette surcharge de travail résulte du développement exponentiel des nouvelles technologies censées permettre théoriquement, grâce à l'automatisation des multiples tâches, d'alléger la pénibilité au travail. Or, l'introduction des nouvelles technologies provoque, au contraire, l'augmentation de la charge de travail. Au Japon, devant l'expansion de la charge de travail, les spécialistes ont dû inventer un nouveau vocable pour caractériser ce phénomène : le Karôshi, désignant la mort subite au travail (par crise cardiaque ou accident vasculaire cérébral) de salariés sans antécédents pathologiques particulières. C'est ce qui s'appelle familièrement «se tuer au travail», mais, en l'espèce, au sens propre.

Ces psychopathologies professionnelles se développent aux États-Unis et en Europe. Favorisée par l'implantation du libéralisme débridé impulsé dans les années 1970, accentué par les politiques libérales de Reagan et de Thatcher, appliquées ensuite dans la majorité des pays développés, induisant de profonds remaniements dans l'organisation des entreprises, la souffrance au travail s'invite brutalement dans le débat public avec l'explosion des tragiques suicides liés à la dégradation dramatique des conditions de travail. En effet, à la suite de nombreux suicides liés aux conditions déplorables de travail, l'opinion publique priend conscience de la gravité de la souffrance au travail. Ces cas de suicides défrayent la chronique. Depuis le surgissement de ce phénomène, les médias rapportent régulièrement les tentatives de suicide échouées ou abouties survenues sur les lieux de travail. Au reste, de multiples rapports parlementaires ont été rédigés pour décrire le phénomène du «mal-être» au travail. Ces rapports ont mis en lumière les «risques psycho-sociaux», les aspects psychopathologiques corrélés au travail.

Historiquement, le phénomène du suicide avait déjà été étudié, dès la fin du XIXème siècle, par le sociologue Émile Durkheim. Dans son étude visionnaire sur le suicide, Durkheim avait décelé les racines sociales du suicide, au-delà des fragilités manifestes individuelles : «Si l'individu cède au moindre choc des circonstances, c'est que l'état où se trouve la société en a fait une proie toute prête pour le suicide». À cet égard, cette soudaine contemporaine focalisation sur la souffrance au travail n'indique pas qu'elle était inexistante auparavant dans le monde du travail. Au contraire, les pathologies liées au travail et à la pénibilité émergèrent dès l'apparition des premières fabriques généralisées au début du capitalisme. Cependant, ces souffrances faisaient l'objet de négociations entre employeurs et travailleurs. Elles donnaient lieu à diverses compensations sociales et financières, notamment par les réductions ou aménagements du temps de travail et les primes (de toxicité, d'insalubrité, etc.). De plus, cette souffrance (physiologique ou psychologique) était gérée par des collectifs de travail officiels ou officieux de solidarité, afin d'assurer une prise en charge mutualiste. Enfin, dans le cadre de ce partenariat séculaire entre patronat et syndicats, de leur complicité en matière de gestion de la force de travail, une véritable chape de plomb avait été posée sur cet aspect de la souffrance au travail, problème éminemment politique propice à la contestation sociale, à la politisation de la lutte.

Certes la pénibilité au travail a considérablement diminué. Mais elle a été remplacée par une souffrance encore plus pernicieuse, insidieuse, douloureuse : la perte du sens du travail dans l'entreprise ; la dépossession de soi, en un mot l'aliénation.

Favorisées par la crise économique amorcée dès 1973, accentuées par le développement exponentiel de l'individualisme, l'effondrement des solidarités collectives, du désengagement syndical, les difficultés sociales, les souffrances liées au monde du travail sont désormais vécues sur le mode personnel. De nos jours, la souffrance est perçue comme une insuffisance personnelle («Je ne suis pas à la hauteur de la tâche qu'on me confie»). Les problèmes liés au monde du travail sont vécus sur le mode de l'échec personnel. En proie au mal-être professionnel, les travailleurs se résignent à s'enfermer dans une solitaire souffrance pétrie de culpabilité. La souffrance professionnelle n'est plus vécue sur le mode collectif avec comme perspective d'unir la force des travailleurs pour surmonter leurs difficultés et ainsi mieux se battre contre les patrons afin d'améliorer leurs conditions de travail par l'obtention de compensations sociales et financières, l'allégement de la pénibilité.

Aujourd'hui, depuis maintenant trente ans, nous sommes entrés dans l'ère du management. Toutes les entreprises ont introduit les méthodes de management dans la gestion des salariés. Cette individualisation de la gestion salariale s'est généralisée dans toutes les entreprises. De même, les méthodes managériales de gestion du privé se sont implantées dans le service public, soumettant les fonctionnaires aux mêmes exigences de compétitivité et de rentabilité. La mission capitale d'intérêt général a été supplantée par la mission générale de l'intérêt du capital.

Par cette nouvelle politique de gestion salariale, le patronat a voulu briser la force collective des travailleurs, particulièrement dans les bastions ouvriers puissants et organisés. Il n'est pas surprenant que cette volonté de réorganisation de l'entreprise soit intervenue après Mai 68, dans le sillage des mouvements de luttes radicales massives engagées dans l'ensemble des pays industriels développés. En effet, pour prendre l'exemple de la France, au lendemain de Mai 68, marqué par l'affirmation de la force collective des travailleurs illustrée notamment par l'augmentation des salaires et la politique participative des salariés dans la gestion de l'entreprise, le patronat, effrayé, entama sa revanche dès le début des années 73-74, à la faveur de la crise pétrolière, pour briser cette dynamique collective ouvrière.

Sous couvert d'autonomie, le patronat avait entamé progressivement la dissolution des collectifs de travail de leur puissance de frappe. D'abord, par l'instauration de petites unités de production censées mieux répondre à l'autonomie des salariés. Ensuite, par l'introduction de méthodes de management individuelles. Enfin, par la mise en œuvre de techniques de division salariale et d'éclatement professionnel opérés au moyen de la polyvalence et de la mobilité, occasionnant une profonde flexibilité du personnel. Aussi, pour mieux soustraire le salarié à son assignation permanente à la même équipe de travail propice à la création de liens professionnels solidaires et combatifs, le patronat avait recouru à la méthode de la mobilité professionnelle au sein de la même entreprise. Pour parachever cette reprise en main totalitaire du patronat dans la gestion salariale, les entreprises imposèrent également l'individualisation du contrat et de la carrière professionnelle. Notamment par l'instauration de l'entretien individuel, les primes individuelles, la grille salariale individualisée, le remplacement de la qualification par les compétences, etc. Toutes ces nouvelles dispositions se prêtent mieux à la gestion arbitraire définie par les méthodes managériales fluctuantes mises au service du patronat.

De fait, outre ces méthodes managériales, l'agitation récurrente de la menace des plans de licenciements et de délocalisation, le recours permanent à des intérimaires, la désintégration des liens interpersonnels entre salariés, ont conduit à rendre le travail plus difficile à supporter au plan psychologique. Par ailleurs, du fait du déplacement des capitaux privés, détenus jadis par un patron physiquement et géographiquement à proximité des salariés, vers un actionnariat mondialisé anonyme, la riposte ouvrière est devenue inopérante, donc rarissime.

De manière générale, si le taylorisme se fondait sur une logique collective prescriptive, le management moderne s'appuie, lui, sur une approche individuelle et subjective. Il fait appel à l'intelligence individuelle et à l'engagement subjectif du salarié pour optimiser la production. Cependant, l'introduction du management dans la gestion de l'entreprise n'a pas signifié la fin du taylorisme. Au contraire, l'entreprise capitaliste s'inscrit toujours dans la logique taylorienne. Car le taylorisme ne constitue pas seulement une technique d'organisation scientifique du travail matérialisée par la division rigoureuse des postes de travail, la définition des fonctions, la standardisation des tâches, le chronométrage, etc. C'est avant tout, dans une société divisée en classes, fondée sur l'exploitation du travail et l'extraction de la plus-value, une conception sociale capitaliste des fonctions déterminées par la contrainte et le contrôle afin d'assurer la soumission du salarié au procès de production. En fait, le management est la version modernisée du taylorisme poussé à l'extrême. Cependant, si le taylorisme s'appliquait à l'ensemble du collectif travailleur pour mieux le soumettre aux impératifs du capital, le management moderne régente individuellement le salarié pour mieux l'intégrer à la logique du capital, à la culture de l'entreprise, à la logique salariale participative. Le management exige du salarié le déploiement optimal de sa subjectivité pour développer ses capacités productives en vue d'obtenir l'augmentation constante du rendement, notamment par l'élimination du gaspillage au cours de toute la phase de production (le fameux Lean management, gestion dégraissée, l'excellence opérationnelle). Avec le management, l'aliénation du salarié est accentuée, acculée à son paroxysme.

Ainsi, la pulvérisation des collectifs de travail s'est-elle traduite par la précarisation et la déstabilisation des salariés, accentuées par la perte du sens et des repères professionnels collectifs traditionnels. Depuis trente ans, par la politique de management, matérialisée notamment par la réorganisation des entreprises, l'externalisation, la filialisation, les menaces de délocalisation, le patronat a distillé un terrifiant climat d'insécurité permanent parmi les salariés.

Force est de constater que créer l'insécurité de/dans l'emploi constitue un épouvantail efficace pour affaiblir la résistance des travailleurs, aux fins d'instiller l'instabilité psychologique parmi les salariés, pour briser leur confiance. Ce faisant, la coopération et la solidarité entre salariés ont été remplacées par la compétition.

«Il y a trente ou quarante ans, le harcèlement, les injustices existaient, mais il n'y avait pas de suicides au travail. Leur apparition est liée à la déstructuration des solidarités entre les salariés.», souligne Christophe Dejours, (entretien publié par Le Monde du 14.08.09). Christophe Dejours décrit ainsi une caractéristique particulière de la souffrance au travail permettant d'expliquer l'expansion des suicides au travail : l'isolement du travailleur. La perte de la solidarité rend les travailleurs beaucoup plus vulnérables face au harcèlement, aux pressions managériale et patronale. Parmi les facteurs explicatifs du phénomène des suicides au travail Christophe Dejours cite la propagation de l'évaluation individualisée des performances introduite au cours de ces trois dernières décennies : «L'évaluation individualisée, lorsqu'elle est couplée à des contrats d'objectifs ou à une gestion par objectifs, lorsqu'elle est rassemblée en centre de résultats ou encore en centre de profits, conduit à la mise en concurrence généralisée entre agents, voire entre services dans une même entreprise, entre filiales, entre succursales, entre ateliers, etc. Cette concurrence, lorsqu'elle est associée à la menace de licenciement conduit à une transformation en profondeur des rapports du travail. Elle peut déjà dégrader les relations de travail lorsqu'elle est associée à des systèmes plus ou moins pervers de primes. Mais lorsque l'évaluation n'est pas couplée à des gratifications, mais à des sanctions ou des menaces de licenciement, ses effets délétères deviennent patents. L'individualisation dérive alors vers le chacun pour soi, la concurrence va jusqu'aux conduites déloyales entre collègues, la méfiance s'installe entre les agents.». (...). Le résultat final de l'évaluation et des dispositifs connexes est principalement la déstructuration en profondeur de la confiance, du vivre-ensemble et de la solidarité. Et, au-delà, c'est l'abrasion des ressources défensives contre les effets pathogènes de la souffrance et des contraintes de travail.» (Aliénation et clinique du travail).

Christophe Dejours met en exergue cet élément parmi les méthodes d'asservissement et d'aliénation. Pour ce spécialiste de la psychopathologie au travail, la réussite de ces méthodes d'aliénation s'explique par le développement d'un climat de peur instauré au sein des entreprises, notamment la peur de la perte de l'emploi, particulièrement terrifiante dans un contexte de chômage massif. Ces méthodes d'intimidation et de coercition psychique s'inscrivent dans le contexte du triomphe de l'idéologie libérale.

Christophe Dejours a mis en lumière cette nouvelle souffrance au travail désignée sous le nom de «souffrance éthique». La souffrance éthique se caractérise par le conflit moral devant lequel est placé le travailleur devant les exigences de réalisation d'objectifs productifs et commerciaux intenables fixés par les chefs d'entreprise, induisant des conduites de tromperie dans l'accomplissement des tâches, souvent exécutées «malproprement» ou à contrecœur. Cette explosion de la souffrance au travail conforte l'analyse marxiste sur l'impossibilité de la diminution de la charge de travail dans le système capitaliste, en dépit des progrès technologiques. Car la tendance principale de l'économie capitaliste est l'extirpation toujours grandissante de la plus-value du travail salarié et non l'amélioration des conditions de travail. Pour preuve : la réduction de la durée de travail (le passage aux 35 heures en France), s'est traduite par l'intensification des cadences, la suppression des temps de pause, etc.

À cet égard, parmi les mesures déstabilisatrices appliquées par les employeurs figure en premier lieu la généralisation du contrat à durée déterminée, contrat précaire. Cette précarisation a bousculé le rapport de forces entre travail et capital, désormais favorable au patronat. Vient ensuite la mobilité récurrente des postes, permettant au patron d'assurer leur domination par l'épuisement généré par ces mutations professionnelles internes intempestives. Le salarié ne doit pas se sentir chez lui au sein de l'entreprise, voilà la nouvelle politique patronale. De même, la polyvalence est requise du travailleur. Avec la méthode managériale moderne, certes les salariés sont officiellement déclarés autonomes, mais dans les faits ils ne disposent d'aucun pouvoir de négociation, sinon le pouvoir de négociation dans la soumission pour aménager servilement leur assujettissement. Il en résulte, pour le salarié, un sentiment d'absence total de maîtrise sur le processus de production. Ce qui est l'objectif des employeurs : déposséder les salariés de tout contrôle professionnel, susciter la précarité subjective permanente. Avec le management, nous sommes entrés dans la performance pathologique de l'aliénation. Aussi, l'accroissement dramatique de la souffrance au travail n'est pas la conséquence malheureuse et accidentelle de la politique managériale. Mais constitue en réalité l'objectif préalable principal de cette méthode managériale. Pour affirmer et affermir leur domination sur les salariés, les patrons ont décrété de recourir à ces bien nommées «Ressources Humaines» des méthodes managériales afin de répandre l'insécurité professionnelle parmi leurs salariés en vue de mieux les soumettre aux objectifs de production à réaliser sans protestations individuelles ni contestations collectives. Or, ces méthodes managériales ont des conséquences pathologiques graves sur de nombreux salariés et ont des répercussions sur la société tout entière.