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Culture orale - Rabah belamri : un auteur oublié

par Abdelkader Benarab*

Le conteur et son double

Dans le cadre d'un travail sur la littérature algérienne, promu à un projet éditorial, j'ai revisité l'œuvre de Belamri,(1) né en 1946 dans la wilaya de Sétif et mort à Paris en 1995, dont la richesse d'écriture, mérite un rappel, pour la soustraire de l'oubli qui guette notre patrimoine culturel oral. L'écrivain a perdu la vue à l'âge de 16 ans. Il est l'auteur de plusieurs recueils de poèmes, de contes et de romans. Ces écrits s'inspirent de la culture orale qu'il s'emploie à défendre et à protéger contre la dispersion et la disparition. Un effort irremplaçable que sa production écrite a tentée de fixer et de contenir contre les formes d'évanescence et de fragmentation.

On peut aborder l'œuvre de Rabah Belamri avec beaucoup de facilité. Le roman, le conte et le poème restituent la même voix, la même sonorité, les mêmes résonances, dont les échos nous rappellent une réalité profonde et amère. La guerre d'Algérie, la haine raciale des colons, les conditions matérielle et morale d'existence, la situation de nos mères, pour ne pas évoquer frontalement la condition féminine, c'est cela rapporté avec une gravité austère, mais tempérée par un dosage d'enjouement et d'ironie qui amène à une forte expression de tendresse et de sympathie du narrateur. Le rêve côtoie la réalité, l'amertume quotidienne, l'onirisme. Dans cette dialectique poétique, le va- et- vient est constant entre les contours visibles de la réalité quotidienne et les évocations merveilleuses de cette même réalité fantastique, devenue presqu'irréelle. Un double mouvement affecte le récit, le conte et le poème, il se présente comme un ensemble proportionné et cohérent. S'ensuit ainsi une migration de mots, d'images et de pensées d'un texte à un autre sans frontières dogmatiques, dans une formidable permutation interactive, où la matière textuelle brise l'unidimensialité du genre. Ainsi sont évitées les barrières canoniques, supprimées les césures pesantes du genre, à la faveur d'une confédération de mots et d'un processus d'échange d'idées et d'images. Le style de Belamri est dénué d'onguents de parade, délesté des artifices linguistiques qui entravent le style, et se passe des adhérences inessentielles qui courtisent ennuyeusement le lecteur. C'est une parole, ou plutôt un conte épuré des distances des protocoles rigides de lectures. Une parole qui vient à vous, d'une limpidité merveilleuse, cristalline, comme ce conte coloré de la source qu'il décrit dans l'Oiseau du Grenadier (1). Source régénérante , enveloppée d'une brume fantastique, dans l'univers intemporel où les lignes méridiennes s'évanouissent dans l'opacité des espaces non jalonnés , formés de vents, de pluies, de montagnes magiques, de champs de blé, de lueurs crépusculaires et d'aurores brèves. Le lecteur savoure ce festin de plaisir dans une langue parfumée, écrite en français certes, mais que chacun reçoit dans sa langue à lui, registre idiomatique où se puise sa conception de l'univers. Langue savamment épanchée par le murmure affectueux de la langue de la mère de Belamri, celle qui a bercé son enfance duveteuse. L'auteur sait dire les délices du « dire » pour emprunter une expression à Senghor, évoquant Batouala de René Maran, premier romancier africain (Goncourt, 1921).

Cette construction pétrie constamment d'envolées poétiques, donne à la structure générale de l'œuvre une sincérité et une innocence non dépourvues de réflexion critique, au sujet des problèmes abordés. A chaque relecture d'un texte, ce plaisir intensément renouvelé incite le lecteur à l'écoute de cette voix qui lui parle, provoquée par les harmoniques des sensations de l'auteur, son infaillible mémoire et ses souvenirs.

Dimension autobiographique

La dimension autobiographique est importante. Elle investit l'espace de l'écriture de Belamri. Pourquoi et pour qui écrit-on ? Pourrait-on s'interroger à la suite d'Edgar Morin : en effet, derrière chaque pupitre campe un écrivain qui projette indubitablement son moi quelque part dans l'espace du texte. Mais cette référence à soi, dans le cas de Belamri, s'écarte judicieusement de la rigidité évocatrice des parcours intimistes, souvent noyés dans les étalages du moi aux saveurs valorisantes. Le « je » narrateur aborde les évènements de sa société en faisant revivre les valeurs de la tradition et de la culture. L'auteur rappelle cette généalogie sociale et culturelle, tantôt avec les yeux de l'adulte, tantôt avec le regard de l'enfant qu'il n'est plus.

Jusqu'à l'âge de 16 ans, Belamri voyait le monde sensible dans sa matérialité, dans sa version existentielle. Comment nous donne t-il à voir plus tard ce même univers, avec ce « regard blessé », pour reprendre le titre de son roman ?

De ses œuvres s'échappent une force évocatrice, une énergie expressive, une puissance poétique contenue dans chaque mot, chaque syllabe; et cette restitution de la réalité exige non pas les yeux du corps, mais ceux du cœur. Cette voyance, expression de lucidité, donne à l'œuvre une certaine distance vis-à-vis des problématiques posées, sans qu'elle se ressente forcément de la cicatrice du corps que l'auteur porte. Car, à aucun moment, le lecteur n'éprouve la préfiguration incommodante de la disgrâce physique d'un aveugle sur son œuvre : Belamri a su s'élever au dessus des misères mondaines qui ont animé son souffle de conteur. Son regard, j'allais dire ses yeux, perce la lumière comme le pinceau du peintre cisèle avec finesse la toile, en y imprimant des lignes de contraste pour créer, non la lumière, mais une lumière que chaque recul permet.

La parole du conte, nous la vivons plutôt que nous l'écoutons, tel un rai tamisé d'un soleil incandescent. Au fil des pages, nous vivons cette parole comme une cantilène enchanteresse, dans sa douceur musicale, ramenant le lecteur à l'innocence du paradis perdu.

Le texte de Rabah est une voix polyphonique à la croisée de nos traditions locales, de nos mythes, de nos histoires communes, et de nos légendes enfouies dans la mémoire collective, qui investissent la réalité en refaisant surface. Une archéologie des mémoires chancelantes, l'expérience des rythmes ancestraux, la quête des origines, l'esthétique de la mort, de l'absence, le soupir de l'être et du néant, enfin un transport fantastique sur fond d'une écriture de la réalité ou plutôt de l'irréalité.

Elle est importante, cette écriture, par les rappels historiques qu'elle évoque, et par l'entreprise de réappropriation du patrimoine oral de la culture et de la langue. Nous la saisissons dans son éruption polymorphe et dans sa dimension polyfacétique, en ce qu'elle réussit à impliquer la littérature dans le champ anthropologique, observant les modes de pensées, les croyances, les comportements de la société traditionnelle. A la lecture de cette œuvre singulièrement variée et unitaire à la fois, on retrouve cette étroite intrication de l'approche socioculturelle, avec l'activité strictement littéraire, la poésie et le conte , sans que le lecteur puisse souffrir des aspérités marquantes qui caractérisent les limites du genre.

Intérêt aussi, où s'exprime une pensée multiple : réflexion anthropologique, fiction romanesque, création poétique, univers merveilleux du conte et de l'oralité, en une extraordinaire collaboration intertextuelle, et une interpénétration des genres. Le développement narratif reste soumis à un tissage textuel facilitant cet échange entre les textes de styles différents , en gardant ce cachet identitaire propre à chaque genre. Sans complaisance, son écriture constitue un acte essentiel. « L'écriture dira-t-il, reste pour moi un acte grave qui engage la totalité de mon être ». Car c'est l'histoire de l'Algérie son pays, qu'il écrit, sans la platitude de l'historiographie officielle qui transfigure souvent la réalité, mais, que lui rapporte ou plutôt réinvente, dans un mélange de fantasmes et de réalité.

Ainsi pouvons-nous retenir de cette œuvre abondante et riche une duplicité sans clivages, sans lignes de démarcation. Elle s'est écrite par la proximité immédiate d'un texte à l'autre, sans brouillages entre la prose et la poésie, et ce décloisonnement ouvre le texte sur des perspectives renouvelées.

L'auteur lui-même participe de ce pouvoir de dédoublement. Le récit de Belamri est rapporté, encore une fois, avec les yeux de l'adolescent avant la blessure que l'implacable destin infligea à son corps, non à son âme. Cet auteur, extraordinairement clairvoyant, nous a restitué l'univers tel qu'il le ressentait et tel que nous aimerions le voir figurer dans nos imaginaires. Un peu comme l'aède Démodocos, chez Homère, à qui la Muse avait pris les yeux, mais donné la douceur du chant. Un peu à la manière du célèbre poète Reverdy dont il cite en épigraphe, cette strophe « On ne peut plus dormir tranquille quand on a une fois ouvert les yeux ». Un peu encore semblablement au grand Taha Hussein, près de nous, qui nous donna à voir dans le détail, la vie égyptienne dans sa traversée intérieure, subjugué qu'il était par la beauté matérielle du monde, dont le priva une cécité précoce. Alors, un jour il lança a à sa mère ce vers inoubliable, exprimé par une modalité interrogative, le cœur serré, plongé dans les abimes métaphysiques :

« Mère, quelle est la forme du ciel, de la lumière et de la lune ?

Vous évoquiez leur beauté, mais je n'en vois point de trace ».(3)

Quand j'ai revisité notamment« Regard blessé » et « Le soleil sous le tamis»,(1) je me suis rendu compte combien ces deux textes autoréférentiels, très précocement conçus, sont toujours d'actualité. Par la richesse thématique qui s'y imprime, j'ai ressenti un appel à la sérénité contre les formes d'enfermement, à travers une écriture qui juxtapose en les confrontant, rationalité et archaïsme, savoir et ignorance, gravité et innocence.

(1) Flammarion, 1986

(2) Publisud, 1982 ; Gallimard, 1987

(3) Traduction approximative, c'est nous qui traduisons le texte de Taha Hussein

*Ecrivain, Chercheur en sciences sociales, Paris