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Les chiffres ont explosé: La harga au temps du corona et des frontières fermées

par Ghania Oulazi

Le phénomène de la harga a été largement exposé par les responsables espagnols dépêchés ces derniers jours à Alger même s'ils se sont abstenus de le dire publiquement.

En l'espace de 24 heures et à une journée d'intervalle, deux importants responsables espagnols à savoir le président du gouvernement et le directeur général de la police ont atterri à Alger avec pour mission de parler coopération et partenariat mais avec comme point nodale -pour le premier- la conclusion d'un accord sur le gaz, une ressource dont la commercialisation a perturbé ces dernières années la relation entre les deux pays. L'émigration clandestine est cet autre problème qui comme le gaz perturbe depuis longtemps les esprits des deux côtés de la Méditerranée. Les deux responsables espagnols en ont en évidence parlé avec leurs homologues algériens sans pour autant ébruiter la teneur de leurs échanges.

Mardi 6 octobre, un communiqué de la DGSN (Direction générale de la sûreté nationale) faisait savoir que son directeur général Khelifa Ounissi et son homologue espagnol Francisco Pardo Piqueras, arrivé pour une visite d'une journée à Alger à la tête une délégation de haut niveau, se sont rencontrés «à l'effet de consolider et de renforcer la coopération bilatérale et d'étudier les problèmes d'intérêt commun». Les deux responsables ont selon, certaines sources, consacré une grande partie de leurs discussions à ce problème «d'intérêt commun». Mercredi 7 octobre, le président du gouvernement espagnol s'est déplacé à Alger pour deux jours pour mener, selon la presse espagnole, «des discussions avec les autorités algériennes sur des questions liées à la politique migratoire, la sécurité et la lutte contre le terrorisme ainsi que l'énergie». C'est dire que les Espagnols sont venus à Alger pour en parler mais on n'en saura pas plus sur ce qu'ils ont demandé aux Algériens au sujet d'un phénomène -la harga- qui a connu ces derniers temps une ampleur alarmante et un développement hallucinant de ses réseaux. Si au plan politique les solutions à ces escapades de la mort et à ces aventures suicidaires de personnes de tout âge à la recherche d'une vie décente font défaut aux gouvernants, l'esprit intellectuel, lui, tente d'en cerner les causes et les contours pour obliger à les recentrer autour de l'élément humain et de son droit primordial à circuler librement dans le monde.

Ces frontières fermées qui incitent à la harga

Dans un article de fond qu'il nous a transmis le sociologue et chercheur au Cread, Dr Mohamed Saïb Musette, nous explique en effet pourquoi la harga ou l'émigration illégale a-t-elle pris une telle ampleur dans une conjoncture qui oblige pourtant au confinement pour cause de crise sanitaire. La pandémie du Covid-19 qui a obligé les Etats à fermer leurs frontières pour limiter sa propagation sur leurs territoires a donné, selon lui, des idées de «business» aux passeurs qui ont retourné la situation en leur faveur. Le sociologue écrit : «paradoxalement, le facteur favorisant cette reprise est justement la fermeture des frontières. Les acteurs de la harga le savent parfaitement». La conjoncture est, affirme-t-il, idéale «pour augmenter et sécuriser le voyage avec des moyens plus rapides et avec un coût réduit par personne, plus par un temps clément. Des passeurs offrent même des jet-skis pour la traversée». Le sociologue estime ainsi que «le phénomène de la harga (migration par voie maritime) n'est qu'un segment des migrations irrégulières provenant des pays du Maghreb vers les rives nord de la Méditerranée». Ce phénomène est né, dit-il, «en réponse aux restrictions imposées par les pays du Nord pour l'octroi des visas aux Maghrébins à partir des années 1990».

Les tendances observées depuis ce nouveau millénaire donnent, indique-t-il, «l'image d'un phénomène constant qui connaît des fluctuations en fonction des conjonctures». Cependant, fait-il savoir, «le moindre changement de politique d'un pays à l'autre, au Nord comme au Sud, peut affecter les mouvements et changer les routes empruntées». Abordant «la conjoncture en Algérie», Mohamed Saïb Musette note qu'«avec le déclenchement du Hirak en 2019, on a cru un instant que la harga allait s'estomper. Il y a eu aussi une prise de conscience des autorités au début de 2019 avec le premier séminaire national sur le phénomène». Mais depuis, les chiffres des harraga restent éloquents. Le chercheur au Cread enchaîne alors : «ils étaient un peu plus d'un millier d'Algériens qui ont obtenu un refus d'entrée en 2008.

Le bilan de 2019 d'EUROSTAT indique une baisse relative en 2018, mais le volume remonte à 4 600 en 2019, presque autant qu'en 2017. Le flux a été multiplié presque par cinq ces dix dernières années toutes voies confondues (aérienne, maritime et terrestre). La part de la harga (voie maritime) dans les migrations irrégulières est estimée à une moyenne de 7,2% entre 2008 et 2019, soit un taux maximum de 15% en 2008 et un taux minimum de 4% en 2013. Le taux observé en 2019 est de l'ordre de 5,2% de la totalité des migrations irrégulières».

Il note que «l'annonce de régularisation des migrants en Italie (avril 2020) et à la même date l'appel de la France au travail des réfugiés ne sont pas restés sans écho». Il explique que «la tendance observée durant cette année montre encore qu'un facteur conjoncturel (Covid-19) allait impacter ce phénomène et rappelle qu' «au moment du pic de la crise sanitaire en Espagne, des Algériens tentaient de faire le chemin inverse (Espagne- Algérie) toujours avec des passeurs par voie maritime, pour un coût de 5000 euros par personne, selon la presse ibérique (avril, 2020)».

«La Méditerranée, le plus grand cimetière des migrants au monde»

Puis en juillet, constate-t-il, «avec une réduction sensible de la crise sanitaire en Espagne, la harga a connu une reprise assez forte. Les départs à partir des côtes algériennes dépassaient déjà ceux du Maroc en termes de flux». Il fait observer que «le Maroc conserve toujours la première place en termes de stock de migrants en situation irrégulière en Europe, particulière en Espagne». Dr Saïb Musette soutient que «les passeurs savent qu'il y a impossibilité de refoulement direct car les frontières sont fermées. Les conditions sont ainsi réunies pour le regain d'un business avec des risques certains mais peu dangereuses». Il renseigne que «le pic des départs serait durant la fin de juillet 2020 avec des «embarcations qui ont pu déjouer la vigilance des gardes-côtes algériennes». Les autorités espagnoles affirmaient, écrit-il, au début septembre 2020 que «5343 Algériens ont été appréhendés sur les côtes du sud de la péninsule ibérique (67% des immigrés irréguliers) contre seulement 1178 Marocains». Selon Frontex, dit-il encore, «environ 8200 migrants ont tenté de traverser la Méditerranée, dont deux tiers seraient de nationalité algérienne durant les huit premiers mois de 2020». Il y a lieu aussi de souligner, selon lui, que la Tunisie aussi aurait connu une forte reprise des harraga vers les côtes italiennes. Ils seraient environ 4000 qui auraient traversé la Méditerranée vers l'Italie durant cet été(...)». Le sociologue et chercheur au Cread pense que «cette reprise de la harga est assez symptomatique de l'échec des politiques et stratégies de gestion des flux migratoires des pays du Maghreb. Le Maroc affirme avoir mis en place une politique de la gestion des mouvements migratoires depuis quelques années. Il semble que cette politique ait servi notamment pour contenir les migrants provenant du Sud, du Sahara, mais n'a eu aucun impact sur les harraga marocains vers l'Europe. Pour la Tunisie, il y a lieu de rappeler qu'au plus fort de ?la révolution du jasmin', les jeunes Tunisiens quittaient le pays vers l'Europe, avec un record en 2015. La Tunisie a conçu une stratégie de gestion des migrations internationales depuis quelques années mais peine à contenir les harraga qui profitent de la moindre opportunité pour regagner l'Europe, via les côtes italiennes». Mohamed Saïb Musette complète son article par cette interrogation: «que dire de l'Algérie qui développe une politique migratoire ?éclatée' entre différents secteurs, sans aucune stratégie intersectorielle (sauf en cas de crise) ?». Il affirme en conclusion que «les dispositifs de dissuasion semblent être peu efficaces... La Méditerranée continue d'être le plus grand cimetière des migrants au monde, avec 35% de disparus en mer sur presque 2000 recensés par l'OIM (Organisation internationale pour les migrations) le 2 octobre 2020».