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L'«ultracrepidarianisme virus»

par Belkacem Ahcene-Djaballah

C'est quoi encore comme saleté ? C'est un virus. Hélas, un virus encore bien plus tenace et bien plus dangereux que le Covid-19. Je vous l'assure ! Depuis déjà presque 60 ans le pays tout entier lutte pour l'éradiquer, et pourtant il dure, il dure, muant, se déguisant, se transformant sans cesse, gagnant même en vigueur au fil des campagnes de dénonciation et d'éradication. Rien n'a suffi. Ni les lois ni les réformes des systèmes éducatifs (tous paliers confondus. Ah, peut-être avait-on oublié le palier familial et le préscolaire ?), ni les émeutes, ni les mouvements populaires, ni les libertés (de l'information et de l'expression) retrouvées. On a même l'impression qu'il y trouve, à chaque occasion, un terrain propice à son «retour en force» et pis encore à son rajeunissement. Un vampire !

Ce virus, c'est l' «ultracrepidarianisme». Avec un nom pareil, une véritable saloperie, vous dis-je ! Mais au fait, c'est quoi ? C'est l'habitude qui consiste à donner des avis et des conseils sur des questions qui échappent pourtant aux connaissances de la personne émettrice desdits avis. C'est donc un comportement qui consiste à donner son avis sur des sujets sur lesquels on n'a pas de compétence crédible ou démontrée. Un terme, ultracrepidarian, utilisé pour la première fois en 1819 par l'essayiste William Hazlitt dans une lettre ouverte à William Gifford et qui a fait son chemin. En douceur mais en profondeur !

Son étymologie est relative à la locution latine Sutor, ne supra crepidam signifiant littéralement «cordonnier, pas plus haut que la chaussure». Plus trivialement, excusez-moi, «péter plus haut que son cul».

On a donc noté que, malgré toutes les opérations de «confinement» montées çà et là, à partir, tout particulièrement, d'avril 90 (dont les lois relatives à l?information puis à l'audiovisuel), malgré les créations de mille et une écoles, universités et autres instituts de formation en journalisme et en audiovisuel, mais alors rien n'a pu stopper l'essor de nos «ultracrepidarianistes». Un véritable tsunami favorisé, ces dernières décennies, par un «pouvoir» qui l'avait (re-) découvert et qui savait que les «prises de parole» publiques (donc dans les journaux et surtout dans les télés et les réseaux sociaux) étaient le plus sûr moyen de détourner les attentions, oubliant que la parole - quel que soit le sujet, le religieux y compris - trop et bien maitrisée et mise au service de thèmes ou de causes et d'interprétations personnelles, même les plus farfelues, peut déclencher des processus de soulèvements et d'affrontements. Tout particulièrement en temps de «crises». On se souvient des années 80 avec une floraison de Cheikhs, puis des années 90 avec la floraison de «Savonaroles» fatawisant à bras raccourcis, entraînant le pays dans une malaventure sanglante dont les effets perdurent encore dans les esprits.

Depuis peu, c'est une autre forme et d'autres gens qui fleurissent : les «experts», non au sens juridique du terme, celui décrit par les lois, mais au sens médiatico-populaire : des bonhommes en apparence bien sous tous rapports, des «honnêtes hommes» à la carrière souvent bien remplie, retraités ou encore en activité, au départ spécialistes (car formés pour ce faire) en quelque chose mais qui, comme pour compenser un manque quelque part (le pouvoir de diriger et de décider, le pouvoir d'influer sur le cours des choses, le pouvoir de séduire et de conquérir.), se mettent à se mêler de tout et de tout avec l'aide et la complicité d'animateurs ou de journalistes ou de citoyens qui ? dans un monde, le nôtre, totalement inorganisé donc non soumis au contrôle des statistiques et des sondages - en rajoutent. Beaucoup d'adultes, pas mal de «vieux» et, hélas, de plus en plus de jeunes.

Attention ! Il n'est pas question de limiter, par le haut, le temps de parole des «experts». Honni soit qui mal y pense ! Ils sont nécessaires. Ils sont utiles. Ils sont même précieux. Il s'agit seulement, pour nos médias et pour les opinions publiques ainsi que pour nos gouvernants et autres décideurs, de savoir bien dénicher les «cibles» et ne pas se focaliser sur les «beaux ou bons parleurs et autres diseurs » et sur les copains. Les bases de l'évaluation ne manquent pas en dehors des apparitions sur les écrans de télés et du nombre de posts et de tweets. Faire appel à des experts validés (au sens juridique du terme !) et aux «faiseurs».

Mais le plus gros restera le travail à accomplir à la base. Au niveau familial et scolaire, et universitaire. Par les parents et les proches. Par les enseignants. Par les chercheurs. Et, en public, par un «confinement» intellectuel permanent sur la base de «tests» (par l'étude des travaux de recherche, des opérations, des résultats des enseignements, des publications, ainsi que par la participation à la vie intellectuelle de la société et non des seuls médias). Ceci dit sans exclure les trop «vieux» et les trop «jeunes».

Voilà que, contaminé peut-être, je me pose en «expert» des Rh et de «psycho-sociologie». Sacré «ultracrepidarianisme virus» !