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Ce qui ne tourne pas rond dans l’information d’actualité

par Alexandra Borchardt*

OXFORD – L’opinion publique britannique semble avide d’informations d’actualité autour du Brexit, du moins si l’on en croit l’analyse des données des plateformes d’information. D’après le tout dernier Digital News Report, 71 % des Britanniques disent pourtant s’efforcer d’ignorer les sujets d’actualité liés à la sortie imminente du Royaume-Uni hors de l’Union européenne. Cette distorsion, que l’on observe dans une multitude de domaines, soulève de sérieuses questions quant à l’approche de travail des organes de presse, qui est de plus en plus axée sur les données.

Le développement de l’analyse des données confère aux journalistes et à leurs rédacteurs en chef l’impression de savoir ce que veulent les individus. Et cela pour une bonne raison : une grande partie de l’actualité étant consommée sur Internet, les plateformes de presse savent exactement quels sujets sont ouverts par les lecteurs, combien de temps ces sujets conservent leur attention, quelles informations ils partagent avec leurs amis, et quels types de contenus les conduisent à s’inscrire en tant qu’abonnés.

Ces données révèlent par exemple un intérêt du public pour le journalisme d’investigation hors de l’ordinaire, les conseils en diététique et en finances personnelles, ainsi que les sujets sur les relations humaines et la famille. Les lecteurs préfèrent les histoires personnelles – qui racontent par exemple l’expérience d’un individu – aux reportages sur les conflits actuels du Moyen-Orient, ou aux informations municipales. Ils sont attirés par les récits sensationnels – scandales et frasques du président américain Donald Trump, entre autres – qui se révèlent constituer de véritables « pièges à clics ».

Si les salles de presse répondaient réellement aux aspirations du public, il est peu probable que près d’un tiers des répondants (32 %) du Digital News Report, plus grande étude mondiale sur la consommation d’informations en ligne, affirmeraient fuir régulièrement les informations d’actualité. C’est une réalité, et ce chiffre a augmenté de trois points de pourcentage sur les deux dernières années.

Exprimée par 58 % des personnes concernées, l’explication la plus courante au fait d’éviter de suivre les informations d’actualité consiste à faire valoir un impact négatif sur l’humeur. De nombreux répondants parlent également d’un sentiment d’impuissance.

Par ailleurs, seuls 16 % des répondants apprécient le ton employé dans l’actualité, qui déplaît à 39 % des participants. Les jeunes semblent en particulier lassés d’une tendance à la négativité, considérée depuis longtemps comme la recette parfaite pour attirer les publics. Cette négativité suscite chez beaucoup le désarroi. Les entretiens révèlent que ce problème existe d’autant plus chez les jeunes parents, qui veulent croire que leurs enfants vivront dans un monde meilleur. Les plus jeunes générations estiment par ailleurs que la consommation d’informations devrait constituer davantage un moment divertissant qu’un exercice pénible.

L’une des raisons de cette déconnexion entre ce que révèlent les données et ce qu’indiquent les individus concernant leur relation aux médias réside sans doute dans une forme de plaisir coupable, les lecteurs ayant un certain appétit pour le voyeurisme, mais ne préférant pas l’admettre, voire se l’avouer à eux-mêmes. C’est ainsi qu’ils cliquent sur des articles traitant de crimes sordides ou de divorces de célébrités, pour ensuite affirmer souhaiter davantage d’informations de qualité.

Lorsque les rédactions assouvissent les pires instincts des lecteurs, les conséquences peuvent être majeures. Les médias sont indispensables à la responsabilisation de quiconque détient du pouvoir ou de l’influence, ainsi qu’à la mobilisation de l’engagement civique. Les démocraties dépendent en particulier d’une véritable information des électeurs quant aux problématiques urgentes. Les organismes de presse ont par conséquent pour responsabilité de traiter les sujets sérieux, de la corruption politique au changement climatiques, même s’ils sont moins accrocheurs.

Il ne doit pas non plus s’agir d’ignorer les plaintes des lecteurs quant au penchant des médias pour la négativité. Au contraire, pour que les individus aient le courage de s’attaquer aux défis qui façonnent leur existence, il ne faut pas qu’ils se sentent impuissants.

C’est ici que doit intervenir ce que l’on appelle le journalisme de solutions. En établissant un équilibre entre informations autour des changements nécessaires et sujets du monde réel autour d’un changement positif, les médias peuvent honorer leur responsabilité consistant à informer tout en promouvant le progrès. Ceci implique par exemple de reconnaître de temps à autre que le niveau de vie a globalement progressé au niveau mondial sur le long terme.

Le rétablissement d’une connexion avec les publics exigera également des médias qu’ils élargissent leur point de vue. Dans la majeure partie de l’Occident, ces sont principalement les journalistes blancs, hommes de la classe moyenne, qui décident des sujets à couvrir et de la manière de les traiter, ce qui limite la capacité des médias à représenter avec équilibre et justesse les diverses sociétés.

En effet, seuls 29 % des répondants du Digital News Report estiment que les sujets traités par les médias ont pour eux une réelle signification. Une étude conjointe du Reuters Institute et de l’Université Johannes Gutenberg de Mayence, en Allemagne, révèle que la clé d’une augmentation de ce pourcentage réside dans une plus grande diversité au sein des rédactions.

Il incombe dans le même temps aux médias de fournir un meilleur travail dans la contextualisation et l’explication des informations d’actualité. Car si 62 % des répondants du Digital News Report estiment que les médias les tiennent correctement informés des événements, seuls 50 % considèrent que les organes d’information leur fournissent suffisamment d’explications pour pouvoir comprendre ce qu’il se passe. À l’heure où près d’un tiers des individus estiment que les informations d’actualité sont tout simplement livrées en trop grand nombre, la solution apparaît clair : faire moins, faire mieux.

Cela signifie écouter les lecteurs, et pas seulement étudier les analyses de données. Cela signifie équilibrer bonnes et mauvaises nouvelles, et apporter des clarification lorsque c’est nécessaire. Cela signifie enfin représenter les différents points de vue. Les médias qui n’opèreront pas ces changements perdront en confiance et en pertinence, en ne parvenant plus à convaincre les consommateurs de la valeur de leur travail.

Traduit de l’anglais par Martin Morel
*Associée principale de recherche à l’Institut Reuters pour l’étude du journalisme au sein de l’Université d’Oxford