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Quelques observations sur les propositions du 15 juin 2019, de la Société civile «démocratique»

par Abderrahmane Mebtoul*

Il y a urgence de trouver des solutions rapides à la crise politique, avant la fin de l?année 2019. Les manifestations au lieu de diminuer s'amplifient, devant tirer les leçons rapidement le pouvoir réel, devant éviter d être appuyés par les partis politiques et personnalités de l'ancienne Société civile rejetés par l'immense majorité de la population, montrant la confiance brisée Etat-citoyens. Le dialogue productif est la seule voie opérationnelle, sans lequel il est illusoire, voire utopique de faire une nouvelle élection présidentielle au risque d'un nouvel échec comparable au 04 juillet 2019 avec une désobéissance civile ne résolvant, en aucune manière, la crise qui est avant tout politique, au contraire avec le risque de l'amplifier et isoler l'Algérie de l'arène internationale.

1.-Quelle est la structuration actuelle de la Société civile en Algérie, une société civile atomisée et dominante informelle éclatée

Contrairement aux idées reçues et illusoires des années passées, dans un contexte de désintégration sociale et d'une jeunesse « parabolée », la majorité des confréries religieuses officielles ont, de moins en moins, d'impact. La confusion qui prévaut actuellement, dans le mouvement associatif national, rend malaisée l'élaboration d'une stratégie visant à sa prise en compte et à sa mobilisation. Sa diversité, les courants politico-idéologiques qui la traversent et sa relation complexe à la société et à l'État ajoutent à cette confusion et rendent impérative une réflexion urgente pour sa restructuration, son état actuel reflétant les grandes fractures survenues dans le système politique national. Ainsi la verra-t-on rapidement se scinder en quatre sociétés civiles fondamentalement différentes : trois au niveau de la sphère réelle et une, dominante, dans la sphère informelle. Le plus important segment de cette société civile, interlocuteur privilégié et souvent unique des pouvoirs publics, est constitué par des appendices du pouvoir, situés à la périphérie des partis du pouvoir et dont les responsables sont parfois députés, sénateurs, vivant en grande partie du transfert de la rente. De fait, ceux qui se targuent de mobiliser des millions d'électeurs vivent dans des salons climatisés, déconnectés de la société. Le deuxième segment est celui d'une société civile franchement ancrée dans la mouvance islamiste, avec là aussi des appendices de partis islamiques légaux. Le troisième segment est celui d'une société civile se réclamant de la mouvance démocratique. Faiblement structurée, en dépit du nombre relativement important des associations qui la composent, et minée par des contradictions en rapport, entre autres, avec la question du leadership. Pour ces trois premières sociétés civiles, leurs impacts pour le taux de participation aux dernières élections locales et législatives, malgré leur adhésion, ont été relativement faibles. Nous avons, enfin, une société civile informelle, inorganisée, totalement atomisée. Elle est de loin la plus active et la plus importante, ainsi que nous avons vu, le 22 février et le 1er mars 2019, avec des codifications précises formant un maillage dense. Sans l'intégration intelligente de cette sphère informelle - non par des mesures bureaucratiques autoritaires, mais par l'implication de la société elle-même -, il ne faut pas compter sur une réelle dynamisation de la Société civile. Car lorsqu'un État veut imposer ses propres règles déconnectées par rapport aux pratiques sociales, la société enfante ses propres règles qui lui permettent de fonctionner avec ses propres organisations.

2.- La Société civile dite «démocratique» s'est réunie, en date du 15 juin 2019, avec une série d'orientations générales

Dans ses résolutions, elle propose l'installation d'une instance présidentielle ou d'une personne consensuelle pour gérer la période de transition allant de 6 mois à 1 an, de la constitution d'un gouvernement de compétences nationales pour gérer les affaires courantes, d'une commission indépendante pour diriger, organiser et déclarer les résultats des élections, tout en garantissant les mécanismes de contrôle ; de l'ouverture d'un dialogue national global avec les acteurs de la classe politique, de la Société civile, des personnalités nationales et des activistes du soulèvement, portant sur la situation politique, économique et sociale du pays et les moyens de sortie de crise et comme fin de parcours une conférence nationale.

C'est le flou :

- Pas de quantifications précises sur ces étapes qui risquent de dépasser largement 12 mois

- Pas de modalités précises de désignation, durant cette longue transition qui ne dit pas son nom

- Reste-t-on dans le cadre constitutionnel ou une exception politique ?

- Les critères de la représentation ne sont pas définis: qui représente qui ?

- Ces organisations disparates reflètent-elles toutes les tendances idéologiques de la Société ?

Certaines personnes s'autoproclament les sauveurs, alors que par le passé elles ont eu à gérer la société ayant conduit le pays au rééchelonnement des années 1992/1995 et récemment 2000/2019 d'autres dans l'impasse actuelle, n'étant nullement mandatées par cet immense élan populaire. Pourtant, attention à ces slogans des courants extrémistes populistes, qui risquent de conduire El HJirak dans l'impasse : « dégagez tous », la majorité des fonctionnaires, des cadres tant au niveau de la Société civile que de l'ANP/forces de sécurité sont honnêtes, devant à tout prix éviter le vide des institutions ce qui conduirait à l'anarchie profitable aux conservateurs. Devant la gravité de la situation, le commandement de l'ANP a affirmé récemment que toutes les solutions sont ouvertes grâce au dialogue productif, pour trouver rapidement une issue à la crise, l'ANP, seule force organisée, qui devrait accompagner transitoirement cette période afin de revenir rapidement à ses missions constitutionnelles. Car seule l'ANP, la seule institution organisée a l'adhésion populaire, appartenant à la société de s'organiser en fonction d'affinités politiques et économiques, avec des propositions opérationnelles réalistes, pour être des interlocuteurs crédibles

3. Je tiens à rappeler brièvement mes propositions de sortie de crise parues au niveau international AfricaPresse?France?American Herald Tribune USA) et dans plusieurs contributions nationales, nous avons proposé trois scénarios, dans le cadre du respect strict de la Constitution

Le premier scénario en le maintien de l'actuel chef d'Etat et de l'actuel gouvernement qui fixerait une nouvelle date des élections avant la fin de l'année 2019, après avoir mis à jour le fichier électoral et adopté une instance nouvelle de suivi des élections indépendante de l'Exécutif, avec une date-butoir pour l'élection présidentielle ne devant pas dépasser 6 à 8 mois.. Ce scénario rejeté par la majorité de l'opposition et d'El Hirak nous conduirait au même scénario de l'échec de la date de l'élection du 04 juillet 2019 où aucun candidat sérieux ne se présenterait. Le deuxième scenario maintient l'actuel chef d'Etat jusqu'aux prochaines élections présidentielles, avant la fin de l'année, avec la démission de l'actuel gouvernement, où le chef de l'Etat nommerait un nouveau gouvernement « de compétences nationales neutres » chargé de gérer les affaires courantes et le suivi des dossiers au niveau international, la création d'une instance indépendante, la mise à jour du fichier électoral et adopter une instance nouvelle de suivi des élections indépendante de l'Exécutif, avec une date-butoir pour l'élection présidentielle ne devant pas dépasser 6 à 8 mois. Qu'en sera-t-il de ce scénario, en cas d'une mobilisation populaire et du rejet de l'opposition, ce qui nous conduirait au même scénario de l'échec de la date de l'élection du 04 juillet 2019 où aucun candidat sérieux ne se présenterait ? Pour le troisième scénario, qui est implicitement contenu dans la résolution du 15 juin 2019, sans préciser les modalités, c'est le départ, à la fois du chef de l'Etat à l'expiration de son mandat constitutionnel et l'actuel. J'avais proposé, il ya deux mois, pour ce cas que le chef de l'Etat a le pouvoir de nommer un nouveau président du Conseil constitutionnel après la démission de l'actuel avant l'expiration de son mandat où il démissionnerait également, avant le 9 juillet 2019, l'actuel président du Sénat étant intérimaire, selon la Constitution, serait ipso facto le nouveau chef de l'Etat. Ce dernier nommerait un nouveau gouvernement « de compétences nationales neutres» chargé de gérer les affaires courantes et le suivi des dossiers au niveau international, la création d'une instance indépendante, la mise à jour du fichier électoral et adopter une instance nouvelle de suivi des élections indépendante de l'Exécutif, avec une date-butoir pour l'élection présidentielle ne devant pas dépasser 6 à 8 mois. Un autre scénario contenu implicitement dans la résolution, mais avec des modalités précises combinant le respect de la Constitution et la situation exceptionnelle politique, impliquant une lecture plus large de la Constitution, l'ANP accompagnant et garantissant le processus, c'est de réactiver les prérogatives du Conseil de sécurité, nous ramenant en gros au même cadre du HCE par la nomination d'une personne ou une direction collégiale , chiffre impair de trois à cinq, le président ayant deux voix, lors d'un vote, qui serait chargé de la mise en place d'une instance indépendante, la mise à jour du fichier électoral et adoptere une instance nouvelle de suivi des élections indépendant de l'Exécutif et nommerait un nouveau gouvernement « de compétences nationales neutres » chargé de gérer les affaires courantes et le suivi des dossiers au niveau international toujours avec une date-butoir pour l'élection présidentielle ne devant pas dépasser 6 à 8 mois. J'avais exclu trois autres scénarios qui conduiraient le pays à la faillite. Premièrement, la tenue d'une conférence nationale avec des élections régionales pour désigner les représentants d'El Hirak et certains segments de partis et de la Société civile n'ayant pas été impliqués dans la corruption et la gestion antérieure, mais sans calendrier précis. Cette conférence désignerait alors un collectif chargé de réviser le ficher électoral et la mise en place d'une commission de surveillance de sélections ainsi qu'un gouvernement de compétences nationales. Entre temps c'est la paralysie de l'économie, sous réserve qu'il y ait entente sur la désignation des représentants.

Deuxièmement, se référant aux articles 07 et 08, certains partis, une minorité, proposent d'aller vers une constituante avec une institution collégiale ayant pour tâche la rédaction ou l'adoption d'une constitution, c'est-à-dire le texte fondamental d'organisation des pouvoirs publics d'un pays. Cela peut durer deux à trois ans, sous réserve d'une entente entre les différentes forces sociales et politiques, avec entre temps le retour au FMI et la perte de l'indépendance politique et économique.

Le dernier scénario face à une situation d?une extrême gravité concerne l'état d'exception qui désigne, de façon générale, des situations où le droit commun est suspendu, ce qui peut se référer à des cas juridiques distincts, tels que l'état d'urgence, l'état de guerre, l'état de siège, la loi martiale, etc.. C'est l'armée qui prend le pouvoir et gèle toutes les institutions jusqu'à l'élection présidentielle. Le haut commandement de l'Armée algérienne a exclu ce scénario qui isolerait encore plus l'Algérie de la scène internationale et ne résoudrait pas la crise.

4.-En résumé, l'Algérie a besoin qu'un regard critique et juste soit posé sur sa situation, sur ce qui a déjà été accompli de 1963 à 2019, et de ce qu'il s'agit d'accomplir encore au profit exclusif d'une patrie qui a besoin de se retrouver et de réunir tous ses enfants autour d'un même projet, d'une même ambition et d'une même espérance

Il devient impérieux de mettre en place rapidement un dialogue serein avec des pistes de solution à la crise pour qu'on puisse éviter une nouvelle crise institutionnelle, isolant l'Algérie de l'arène internationale et accentuant, au niveau interne, le divorce Etat-citoyens. Car après les dernières sorties de la population en masse, du 22 février au 14 juin 2019, il ne fait plus aucun doute qu'il est difficile, sinon impossible, de tenir l'élection présidentielle sans un dialogue que chaque partie fasse des concessions raisonnables privilégiant uniquement les intérêts supérieurs de l'Algérie. Ce d'autant plus que les images diffusées en ce mi-juin 2019 sur l'incarcération de hauts responsables politiques, faisant suite aux hommes d'affaires, a provoqué un véritable choc de rejet par l'opinion publique de l'ancienne classe politique face à l'ampleur des faits de corruption et de délits d'initiés, encore que toute personne a le droit, par ses avocats, de réclamer la préemption d'innocence. La situation politique et économique actuelle en ce mois de la mi-juin 2019 est complexe avec des réserves de change tendant vers zéro horizon 2022; environ 62 milliards de dollars en 2020, 32 en 2021, et environ 15 en 2022 selon les institutions internationales, peut-être moins si la crise politique persiste avec la paralysie économique, une population qui dépasse 43 millions d'habitants au 1er janvier 2019 et qu'il faille créer 300.000 à 350.000 emplois par an qui s?ajoutent au taux de chômage actuel afin d'éviter de vives tensions sociales. Il est irraisonnable, le temps ne se rattrapant jamais en économie, de demander une transition qui traîne en longueur de plus d'une année, avec la perte de l'indépendance politique, avec des répercussions géostratégiques au niveau des régions méditerranéenne et africaine. Avec l'intensité de la corruption l'Algérie allait droit au mur. Aussi, pour dépasser l'entropie actuelle et du fait de la gravité de la situation actuelle, les scénarios deux, trois et exceptionnellement quatre me semblent les plus appropriés.

*Professeur d'université et expert international