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Les écrits de Tocqueville sur l'Algérie (1837-1847)

par Pr Djilali Sari

(Tocqueville entre la démocratie et l'apologie de la colonisation)*



A point nommé, la traduction qu'il est temps de promouvoir afin de combler un tant soit peu bien des lacunes, s'agissant de cette version désormais disponible en langue nationale, au surplus émanant d'un philosophe de formation, présentement attaché à l'Institut de traduction d'Alger, le Pr Ali Ziki.

A dessein, l'œuvre destinée aussi bien au lectorat monolingue privé d'œuvres de références, eu égard aux mérites de cette version, fond et forme, de style. Davantage, la traduction s'adressant aux étudiants poursuivant leurs cursus en sciences humaines, toues disciplines confondues. A merveille, la bonne initiative à encourager vivement devant stimuler et s'enrichir par d'autres initiatives ciblant les œuvres de portée universelle.

Par ailleurs, comme les articles, notes, discours, relatifs à la pensée d'Alexis de Tocqueville sont si nombreux, pour la plupart inédits ou oubliés, n'ont été réunis que tardivement (R. Aron, 1967), toute approche devrait se fixer sur les idées - force émises notamment à propos de jugements socio-cultuel tranchants, nous interpelant, intriguant tout observateur averti.

ALEXIS DE TOCQUEVILLE, LE LEGITIMISTE, LA FIGURE DE PROUE DU LIBERALISME POLITIQUE

De par ses origines lointaines, de sa naissance, - père et mère ayant échappé in extremis à l'échafaud sous la Terreur (R. Amon,1967 : 258-263) mais nombre de ses parents ont été guillotinés dont l'homme d'Etat et académicien Malesherbes, Alexis de Tocqueville (1805 - 1859), le légitimiste, n'a pas été pour autant affecté ni désorienté par les répercutions des régimes politiques qu'il a vécus successivement, de la Révolution de Juillet 1830 ayant instauré la monarchie éponyme, sous Louis-Philippe 1er, aux journées de février 1848 fondant la IIe République, de 1848 à 1851. Certes d'abord fraternelle et démocratique (instauration du suffrage universel, liberté de presse et de réunion), mais évoluant, après l'insurrection ouvrière en juin de la même année, vers le conservatisme ayant favorisé l'ambition de Louis Napoléon Bonaparte élu président, le 10 décembre 1848, puis réélu triomphalement, le 2 décembre 1851, à l'origine d'un régime présidentiel, autoritaire et centralisé, le Second Empire?

Or, précisément jusqu'à cet évènement, Alexis de Tocqueville, " considéré comme l'un des plus grands penseurs politiques" (R. Aron, 1967 : 224), le modèle du siècle des Lumières, de la raison, est demeuré parfaitement conséquent avec lui-même. Aussi n'a-t-Il pas hésité à démissionner, après avoir été ministre des Affaires étrangères du 2 juin au 30 octobre 1849, et en 1841, à l'âge de 36 ans, élu à l'Académie française, et en 1838, l'élu de l'Académie des sciences morales et politiques. C'est qu'après avoir échoué à représenter sa circonscription en 1837, la Vologne - lieu d'implantation du château éponyme -, il a été continuellement réélu député de la Manche, de 1839 à 1851, en devenant rapporteur de la loi relative à l'abolition de l'esclavage dans les colonies.

Assurément, une trajectoire hors pair d'un homme d'Etat, au surplus conforté par deux œuvres magistrales : De la démocratie en Amérique (1835-1840), consacrée au système pénitentiaire américain, et l'Ancien Régime de la Révolution, parallèlement à de nombreux et divers écrits consacrés à l'Algérie.

ALEXIS DE TOCQUEVILLE, L'APOTRE ET L'APOLOGISTE DE LA COLONISATION DE PEUPLEMENT

Précisément, c'est au cours de la seconde phase de sa carrière, celle de l'ascenssion politique, qu'il a été soutenu activement par son entourage ultraroyaliste particulièrement sensible à ses déclarations fracassantes, émises en 1828, à propos de " cette ridicule affaire ", la nécessité d'occuper la Régence d'Alger (A. Jardin, 1962 : 62), face à l'impéritie de Hussein Dey, alors que Hadj Ahmed Bey de Constantine a été à la hauteur de ses responsabilités, non pas seulement à partir du blocus d'Alger, en 1827, mais dès son investiture intervenue en 1826, voire peu avant cette consécration (Dj. Sari, 2016 : 47).

Le fervent apologiste de la colonisation de peuplement

C'est bien l'un des principaux objectifs de la présente version comprenant, outre une présentation fort utile rédigée par les soins du Pr Ali Ziki (p 27-63) s'appuyant sur des références ciblées, la lette de l'Algérie (p 65-93), des remarques sur la visite effectuée sur le terrain en 1841 (96-168), des préoccupations à propos de la colonisation (p 170-300) ainsi que le rapport sur l'Algérie datant de 1847, (p 302-336), le tout couronné par de succinctes observations en guise de conclusion générale. D'emblée, la traduction qui s'imposait, qu'il fallait entreprendre, particulièrement dans le contexte présent tant géostratégique que géopolitique?

Quoiqu'il en soit, pour se complaire à son entourage ultraroyaliste fasciné par " la ridicule affaire ", s'emparer de la Régence d' Alger, alors que même si le partage de l'Afrique n'est pas à l'ordre du jour et n'interviendra qu'au dernier quart du XIXe siècle, Alexis de Tocqueville croyait déjà agir en pays conquis, soumis, à repeupler à terme. D'autant qu'il n'est séparé de sa propre patrie que par une mer commune, la Méditerranée. De conclure : " La domination paisible et la colonisation rapide de l'Algérie sont assurément les deux plus grands intérêts que la France doit aujourd'hui assurer dans le monde " (Rapport sur l'Algérie). De l'hégémonisme !

A conquérir à la manière des conquistadors, alors qu'il s'agit d'un pays dont les habitants sont charnellement attachés à leurs terres contrairement aux données qu'il a recueillies ici et là hâtivement. N'en est-il pas ainsi de la langue qu'il n'a pu ni parler ni du Coran qu'il a commenté de " l'infidèle ", traduction de Savary (A. Jardin, 162 : 62), datant de 1751, en fait la version faite, d'après Chauvin, sur le latin de Marracci, en 1698 (J. D. Peason, 1986, V : 434)?

En somme, des aperçus, des visions, des fantasmes en songeant exploiter un domaine dans le Sahel, avec son ami Kergorley, l'un des premiers officiers débarqués à Sidi Fredj, le 13 juin 1830 au lieu de prêter attention au témoignage si riche d'enseignement dû au baron Barchou de Penhoen. Témoignages tout aussi bien cité par l'historien Ch. A. Julien (2005 : 61) que l'académicienne Assia Djebar (2014 : 30-31). Précisément, le témoignage de l'historique journée du 23 juillet 1830, au Bordj Tamentfous sis à l'Ouest du cap Matifou (Alger), où s'est tenue l'assemblée des tribus, baptisée par l'historien précité : " Peuple-Sénat " s'étant prononçé majoritairement contre toute compromission avec l'ennemi, le jour même choisi par le chef de l'armada, Bourmont, pour lancer une expédition contre Blida?

Particulièrement révélatrice est la scène relevée directement sur le champ de batailles, dès les premiers combats, corps à corps : " Deux femmes algériennes entrevues au détour d'une mêlée (?), l'une agonisante, à moitié raidie, tenant le cœur d'un cadavre français au creux de sa main ensanglantée, la seconde, dans un sursaut de bravoure désespérée, faisant éclater le crâne de son enfant comme une grenade printanière, avant de mourir, allongée -, ces deux héroïnes entrent ainsi dans l'histoire nouvelle ", Assia Djebar( 2010 :31) citant le baron Barchou de Penhoen.

Objectivement, des données incontournables saisissables par tout observateur averti? Plus édifiantes sont les deux dates -clef de 1837 et 1848.

De 1837 à 1848, Alexis de Tocqueville se perd de conjectures

Si le traité de la Tafna, cosigné par l'Emir Abdelkader et le général Bugeaud, le 20 mai 1837, n'est pas contextualisé particulièrement au double plan politique et socio-cultuel, gravissime est l'occultation de la seconde date? et celle d'avant 1937, 1936, la débâcle à la Bérézina, en 1812, au cours de la première expédition de Constantine.

En tout état de cause, l'apologiste inconditionnel n'a pu se départir de " la grande affaire ", allant jusqu'à la réaffirmer en octobre 1841, suite à un rapide parcours effectué à travers quelques ports occupés difficilement. Or de " la ridicule affaire " datant de 1828 à cette reformulation, ce n'est point le même contexte tant interne qu'externe. C'est ainsi que l'intendant civil, Pierre. Genty de Busssy, loin d'être hostile à la colonisation, a bien avoué: " Nous somme arrivés, et l'indécision avec nous".

De fait, le 24 juillet 1831, à l'opposé de ses deux prédécesseurs, Bourmont et Clauzel, le général Berthezène n'a pas hésité à reconnaître la notoriété dûment établie du chef de la zaouïa de Koléa, Hadj Mahieddine Essaghir Sidi Embarak (2016, 97-127). Aussi l'a-t-il nommé agha de tout l'arrière- pays avec de larges prérogatives. Peu après, le 16 février 1834, le traité Desmichels a reconnu l'Emir Abdelkader en tant que souverain légitime en dehors d'Oran, d'Arzew et Mostaganem (Ch. A. Julien, 2005 : 104) au grand dam de Hadj Mahieddine Essaghir Sidi Embarak qui n'a pu être enseveli a près de ses ancêtres..

Décidément, la conquête a été entamée autrement, contrairement aux extravagances de l'inconditionnel apologiste. Assurément, le général Bugeaud a été contraint de composer avec les autorités authentiques du pays, alors que six mois auparavant, à la fin novembre 1836, l'Armée d'Afrique a essuyé un cuisant échec, une débâcle rappelant la Bérézina, en 1812 (Watbled E. (1870, 1871).

Or si tel a été l'objectif recherché par le traité précité ayant permis et hâté la concentration des forces évacuées des deux ex-beylicats, la deuxième expédition, déclenchée au début octobre 1837, a failli capoter in extremis dès le déclenchement de l'expédition... De fait, les deux expéditions se sont soldées par " la consommation d'officiers la plus forte proportionnellement que dans toute autre armée ", suivant la commission scientifique de l'expédition (Watbled E. (1870, 1871).

Pour autant Hadj Ahmed Bey n'a pas été éliminé. C'est ainsi qu'après la chute de Constantine, au terme d'une décennie de résistance tous azimuts, de 1837 au début 1848, suites à des tractations menées par les généraux de Biskra et Batna, Hadj Ahmed Bey a été accueilli triomphalement à Constantine durant trois jours de liesse populaire (M. Emérit, 1949 :124-125) ayant réussi ainsi à déjouer le traquenard de ces généraux. Cependant pour s'en sortir honorablement, ils ont recouru à un autre stratagème, en l'ayant acheminé à Alger " ce mardi 27 redjeb 1264 (30 mai 1848) ", le jour de " l'audience " que lui a accordé le gouverneur général, aussitôt? sanctionnée par son assignation à résidence surveillée. A bon escient, l'opportunité pour dicter non " des renseignements ", mais ses Mémoires, compromettant ainsi l'Administration centrale des Bureaux Arabes (M. Emérit, 1949, 124-125, Dj. Sari, 2015).

En tout état de cause, cette même année (1848), n'a pas moins été troublante pour Alexis de Tocqueville puisque, rapidement, dès l'avènement du Second Empire, il a cessé toute activité politique? Décidément, la remise en cause de ses fortes convictions? D'autant que progressivement, la politique algérienne de Napoléon III a évolué différemment des pensées et conviction de la figure de proue du libéralisme politique qu'était d'Alexis de Tocqueville (A. Rey Goldzeiguer, 1977, Ch.Ageron, 2005 : 97-134).

Conclusion

Ainsi dès les débuts de la conquête du pays à dominer " paisiblement " et à coloniser " rapidement ", l'occupation a été des plus difficiles, non sans compromission, tractation, convention, eu égard aux réalités psycho- socioculturelles, d'un peuple charnellement attaché à ses terres, la prunelle de ses yeux. Rapidement, s'est avouée l'inanité de l'axiomatisation d'Alexis de Tocqueville. Comme d'autres formes de colonisation en dehors de la politique dite du Royaume arabe initiée par Napoléon III (1), la seule jugée " clairvoyante et généreuse (?), " la seule qui aurait pu imprimer un tour différent à la colonisation et, peut-on penser, rendre plus improbable son dramatique dénouement " (B. Droz, E. Lever, 1982 : 18). Dans la même perspective, n'est-ce pas aussi " la même " clairvoyance " mais aussi d'engagement de la part d'un partisan d'Alexis de Tocqueville, R. Aron Dès 1957 n'a- il pas proposé le désengagement en Algérie, entre autres pour raison économique ?



* Traduction Pr Ali Ziki (2016) : Alger, éd. Dar El Djaiza, 336 p.



Note

1- Conseillé entre autres par le colonel Lapasset et Ismael Thomas Urbain (1832 - 1884) converti à l'islam, en 1835, l'époux d'une constantinoise Djermouna bent Messaoud. Il a accompagné, en Algérie, en 1865, Napoléon III et lui a servi de guide. Un précurseur de Franz Fanon (Rey - Goldzeiguer A. (1977 : 782).



Références bibliographiques

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Biographie reproduite par R. Aron (1967) :

- Les œuvres complètes publiés sous la direction de Jakob Peter Maye, Paris Gallimard comprennent 13 t

- Les ouvrages généraux en langue anglaise

- Divers ouvrages consacrés à Alexis de Tocqueville