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De gaulle et le problème algérien

par Omar Merzoug *

La politique algérienne du président Charles de Gaulle continue de susciter perplexité, doutes et interrogations. À en croire les observateurs les plus perspicaces, un voile épais entoure les motifs de l'action du fondateur de la Ve République et le mystère plane sur ses intentions. La pléthore des articles, des essais, des études, des biographies, des émissions et des films suffirait, s'il en était besoin, à en attester. Tous abordent la question algérienne qui fut la pierre d'achoppement majeure de son premier septennat. À la veille de la commémoration du 55e anniversaire de l'indépendance, on peut se demander s'il y a en effet un mystère De Gaulle ou bien si on peut aujourd'hui grâce aux témoignages, aux travaux des spécialistes, à défaut d'en percer les secrets, y voir plus clair.

En dépit de la masse bibliographique colossale consacrée à De Gaulle et à l'Algérie, les divergences d'appréciation de la politique gaullienne sautent aux yeux. Il arrive même que la controverse fasse rage entre les observateurs, les universitaires, les témoins et les spécialistes touchant les véritables sentiments2 du Général à propos de la question algérienne. Après avoir constaté qu'il était des « mystères qui s'épaississent à mesure qu'on s'échine à tenter de les résoudre », Benjamin Stora pose de pertinentes questions : « Quelle a été, dans la politique du général de Gaulle face à la guerre d'Algérie, la part des circonstances et celle des intentions ? A-t-il appliqué un programme conçu de longue date par lui seul ou a-t-il évolué au gré des contingences, navigant à vue dans une mer agitée, truffée de mines ? que voulait-il vraiment ? Maintenir l'Algérie sous domination française ? S'en débarrasser3 ? ». De Gaulle était-il convaincu que le cours des choses, le sens de l'histoire comme on disait alors, entraînait inéluctablement l'Algérie vers l'indépendance ? Si tel était le cas, pourquoi a-t-il fallu quatre longues années, de 1958 à 1962, avant que De Gaulle ne consente à entamer les négociations finales en cédant sur le Sahara ? De Gaulle pensait-il pouvoir vaincre le FLN et plus encore l'idée même de l'indépendance qui était devenu de plus en plus populaire en Algérie ? Avait-il les mains liées par la présence d'une importante communauté pied-noir fort remuante ? Etait-il freiné par sa qualité de général et par sa formation personnelle et son éducation4? Comment a-t-il pu donner le sentiment aux partisans de l'Algérie française d'être des leurs avant de leur donner celle d'être l'un de leurs plus irréductibles adversaires au point qu'une frange activiste en vint à projeter, puis à commettre des attentats contre lui5? Dans cette question, ce n'est pas la paucité des sources, mais peut-être l'abondance des sources, celle des témoins, des livres et des ouvrages, qui pose problème. D'où la multiplicité des hypothèses d'école qui valent presque toutes le détour. « Sur les quelque 805 livres ou études recensés par le guide de bibliographie de Krommenacker, je n'ai trouvé en effet aucune étude à prétention scientifique qui se fût appelée ?De Gaulle et l'Algérie' ». Et il s'interroge : « Le mystère De Gaulle demeurerait-il ? 6». A un ministre qui le supplie d'indiquer clairement les ressorts de son action ou de s'expliquer sur ses intentions, De Gaulle répond par une formule sibylline : « Les secrets du Général de Gaulle existent. Le secret du Général De Gaulle n'existe pas7 ».

C'est un problème complexe assurément et il ne faudrait pas l'amputer de ses dimensions essentielles ou le voir par le petit bout de la lorgnette. Certains témoins proches de de Gaulle, certains de ses ministres, dont Louis Terrenoire, auteur d'un livre que C-R Ageron estimait « excellent et bien informé » (alors qu'un adversaire acharné du gaullisme, Soustelle, le jugeait détestable), ont émis l'idée que de Gaulle était bien avant 1958 partisan d'une évolution de l'Algérie vers l'indépendance. Il l'a dit et redit à plusieurs de ses collaborateurs. L'un des plus importants d'entre eux, Bernard Tricot8, témoigne que le revoyant après sa démission, en 1969, de Gaulle, évoquant l'affaire algérienne, lui avait confirmé qu'il pensait que « cela se terminerait par l'indépendance ». Charles-Robert Ageron, en historien, affirme, arguments à l'appui, que De Gaulle était partisan du « dégagement » dès la fin de la Seconde guerre mondiale. « À André Philip9 qui lui aurait suggéré à cette date -en mars 1944-, d'aller plus loin jusqu'à l'autonomie politique, suggérée par Ferhat Abbas, De Gaulle répondit : ?l'autonomie politique, Philip ? Vous savez bien que tout cela finira par l'indépendance' » Charles Robert Ageron en tire la conclusion « depuis 1944-45, De Gaulle savait qu'il était trop tard pour une politique de francisation et d'intégration10 ». Et Ageron d'enfoncer le clou : « Lorsqu'une nouvelle insurrection est déclenchée en novembre 1954, De Gaulle dira à Edmond Michelet11 : «'L'Algérie sera indépendante' ». En avril 1955, De Gaulle s'adresse à Jean Amrouche12 en ces termes : « L'Algérie sera émancipée. Ce sera long, il y aura de la casse, beaucoup de casse. Vous aurez beaucoup à souffrir quant à moi, je ne parlerai que le jour où je serai en situation de faire ce que j'aurai dit »

L'ouverture des archives soviétiques, après la chute l'Union soviétique, révèle que le 10 octobre 1956, soit près de deux ans avant son retour au pouvoir, De Gaulle avait dépêché Gaston Palewski13, l'un de ses proches collaborateurs, auprès de l'ambassadeur soviétique à Paris, Serge Vinogradov pour l'assurer de l'imminence de la chute de la IVe République et l'informer que dès l'arrivée du Général de Gaulle au pouvoir, ce dernier « sera prêt à entamer des négociations avec les représentants des Algériens14 ».

D'autres considérations, plus « ethniques », interviennent. De Gaulle est persuadé ab initio que l'intégration, ou l'assimilation, est impraticable, qu'un tel projet rendu effectif aboutirait à « algérianiser » la France, voire, à terme, à installer un président arabe à l'Elysée. A Jacques Soustelle, dès le 4 juin 1958, il réplique : « Voyons, relisez Lyautey 15! Croyez-vous que les Arabes musulmans veuillent être Français ? » Ceux qui le croient sont, dira-t-il plus tard, des « fumistes ». A son ancien ministre, Alain Peyrefitte16, De Gaulle déclare « Les Musulmans, vous êtes allé les voir ? Vous les avez regardés avec leurs turbans et leurs djellabas ? Vous voyez bien que ce ne sont pas des Français ! » et clouant au pilori Jacques Soustelle, il s'écrie : « Ceux qui prônent l'intégration ont une cervelle de colibri, même s'ils sont très savants ». Rappelons encore qu'à Pierre Laffont, directeur de l'Echo d'Oran, il avait dit : « Il y a en Algérie une population dont tout nous sépare, l'origine ethnique, la religion, le mode de vie et on n'a rien fait depuis cent ans pour faire cesser cet état de choses ». De Gaulle ajoutait à l'endroit de Laffont : « Les Français d'Algérie veulent bien vivre avec les Arabes à condition qu'ils demeurent dans un état de subordination, et non autrement. Eh bien ! les musulmans ne veulent plus de cet état ». Charles de Gaulle s'est lui-même expliqué sur ses positions quant à l'affaire algérienne. Il suffit de le lire attentivement pour en saisir toute la portée.

« En reprenant la direction de la France,écrit De Gaulle dans ses Mémoires, j'étais résolu à la dégager des astreintes, désormais sans contrepartie, que lui imposait son Empire ». Il faut comprendre par là même que les grandes lignes de sa politique à l'endroit de l'Algérie étaient clairement tracées sans qu'il ait cependant, en 1958, fixé de « plan préétabli ». Mais, de toute manière, L'Algérie étant désormais une « mauvaise affaire » pour la France, il lui revenait (conformément à son grand principe qu'il n'est pas de « politique qui vaille en dehors des réalités ») organiser le « dégagement » de l'armée française En somme, renoncer à l'Algérie devenue, une « ruineuse utopie ». En mars 1958, quelques mois avant que De Gaulle ne soit désigné président du conseil, il avait dans une conversation avec André Philip, déclaré : « On ne s'en tirera que par l'indépendance de l'Algérie, par étapes, si possible en association avec la France ». Tous ceux qui ont l'occasion de s'entretenir en privé avec le Général confirment que tels étaient bien ses sentiments de à l'endroit du problème algérien. « L'Algérie sera indépendante., le fait est dans l'histoire, le tout est de savoir comment » dira-t-il au prince Moulay Hassan, le futur Hassan II. Les arguments et les témoignages en faveur d'une telle thèse ne manquent donc pas. Très tôt, Louis Terrenoire, ancien ministre du Général, affirme dans son livre « De Gaulle et l'Algérie » que, dès 1958, le Général avait fixé nettement sa position par rapport à la politique qu'il entendait mener en Algérie.

Plus tard, dans un discours prononcé le 11 juin 1964, De Gaulle a pu dire que la fin de la guerre d'Algérie s'était déroulée « sans heurt, sans drame et sans douleur ». Il entendait par là sans doute que la France à l'époque en pleine expansion économique a pu absorber et intégrer les flots humains de Pieds Noirs qui fuyaient l'Algérie nouvelle en grande partie à cause des exactions de l'OAS. Pour Louis Terrenoire17, de Gaulle n'a jamais varié sur l'Affaire algérienne, contrairement à ce qu'ont pu écrire journalistes et observateurs. Par conséquent, l'idée que le Général ait pu tromper qui que ce soit est infondée et provoque même l'étonnement de Louis Terrenoire : « Ce livre, écrit-il, est né d'une réaction de stupeur et d'indignation » à l'idée qu'on ait pu penser que le Général déployait un machiavélisme peu commun et cruel et qu'il ait pu être insensible à tant de drames humains. Outre la propre position du Général, nous avons le témoignage d'Alain Peyrefitte qui fut le ministre du général et qui eut l'occasion de recueillir ses confidences. « On s'est beaucoup demandé, remarque Alain Peyrefitte, pourquoi le Général avait renoncé à l'Algérie française, la formule qui était sur toutes les lèvres en 1958 et qu'il a prononcée lui-même une seule fois à vrai dire ». En janvier 1959, le Général de Gaulle accorde un entretien à Pierre Laffont, le directeur de L'Écho d'Oran d'alors, et lui déclare : « L'Algérie de Papa est morte et si on ne le comprend pas on mourra avec elle ». En mars 1959, il disait que ?l'Algérie française est une « élucubration abracadabrante des colons d'Algérie et de quelques colonels acquis à leur cause' ». Comme le rappelait Louis Terrenoire, le « dégagement » c'est-à-dire l'indépendance était « la seule issue praticable » aux yeux du Général à mesure que la marche des événements confirmait la justesse de son diagnostic.

En 1956, peu avant de revenir aux affaires, le Général avait accordé une audience à M Rosenberg, un journaliste autrichien qui avait ses entrées auprès des dirigeants du FLN. Après avoir écouté attentivement le journaliste, le Général s'aperçoit que les « observations » de Rosenberg correspondaient tout à fait à ses « recoupements » Puis raccompagnant le journaliste, il laissa tomber ces mots qui stupéfient Rosenberg : « Bien sûr, l'Algérie sera indépendante » et De Gaulle conclut en disant : « Mais encore faut-il savoir ce qu'on doit entendre par indépendance, il serait préférable de parler de coopération et d'association avec l'Algérie ». En de nombreuses occasions, De Gaulle a confirmé son sentiment. « Il est impossible d'accueillir au Palais-Bourbon cent vingt députés algériens » dit-il encore assurant que les Arabes, les Kabyles, les Mozabites « ne font partie de notre peuple (?) « Nous sommes quant à nous, un peuple européen de race blanche de culture grecque et latine et de religion chrétienne18 ». « Et puis, dira-t-il à Léon Delbecque19, vous nous voyez mélanger avec les Musulmans ? Ce sont des gens différents de nous. Vous nous voyez mariant nos filles avec des Arabes ? » Ce que confirmera plus tard Alain Peyrefitte en disant : « les Arabes sont les Arabes et les Français sont des Français ». Alain Peyrefitte déclare à ce sujet : Le Général disait à propos de l'intégration de l'Algérie française, : « Croyez-vous que le corps français puisse digérer d'un coup dix millions d'Arabes qui demain seront vingt millions et après-demain quarante millions?Mon village ne s'appellerait plus Colombey-les deux Eglises, mais Colombey-les- Deux-Mosquées ». À Raymond Dronne, résistant et Compagnon de la libération, de Gaulle confiera : «Voulez-vous être ?bougnoulisé'» ? Vous marierez votre fille à un bougnoule ?»,questions on s'en doute, qui étaient purement rhétoriques. On ne pouvait être plus clair dans l'idée que le Général considérait les Algériens comme des musulmans qui phagocyteraient la France si l'on devait inscrire dans les faits cette intégration que les colonels, Soustelle, Michel Debré et tant d'autres appelaient de leurs vœux.

Les réflexions et les analyses à la démographie ne plaidaient pas en faveur de l'intégration des populations musulmanes à la France. C'était l'analyse de Raymond Aron qui, sur ce point, avait raison. En juin 1957, ce dernier publie un texte qui fera beaucoup de remous La Tragédie algérienne dans lequel il soutenait arguments à l'appui que l'indépendance algérienne était inéluctable, que l'intégration « quelque sens que l'on donne à ce mot n'est plus praticable ». De Gaulle avait donc raison de dire à M Portolano, député d'Annaba de l'époque que « l'intégration était une connerie ».

On ne peut donc pas dire comme le font certains historiens récemment que De Gaulle ait fondamentalement changé de position. Ces historiens ne font ce faisant que recycler une marotte chère à Jacques Soustelle20. La thèse selon laquelle De Gaulle avait, dès la conférence de Brazzaville (1944) donné le branle à une politique de décolonisation devient plausible. Dans le chapitre qu'il consacre à « De Gaulle et l'Algérie », Jean Touchard21 écrit que le Général De Gaulle s'est livré à une reconstruction des faits dans ses Mémoires et qu'il n'est pas vrai qu'il ait songé à la décolonisation dès la conférence de Brazzaville. « Cette grandiose recomposition historique se heurte à des sérieuses objections ». Parmi celles-ci dit-il les massacres de grande ampleur de mai 1945 qui ont eu lieu, De Gaulle étant au pouvoir. Or, quoique prétende Touchard, on ne saurait inférer de la réalité des massacres l'idée que De Gaulle était contre l'émancipation du peuple algérien. Touchard ne voit pas que De Gaulle en homme d'Etat pragmatique a le souci de l'opportunité. Il n'était pas opportun que les colonies au sortir de la guerre dussent obtenir l'émancipation22. En effet, dès qu'l a pu la faire, De Gaulle a pratiqué une politique qui conduisait les peuples africains à l'émancipation. De surcroît un homme politique ne peut pas faire ce qu'il veut, quand il le veut, il doit tenir compte des réalités et faut-il rappeler le grand principe gaullien, « ce qui n'est pas réaliste n'est pas gaulliste »

*Docteur en philosophie (Paris-IV Sorbonne)

Notes

2- «Le partage entre les convictions de l'homme privé et celles de l'homme public reste difficile à établir sur cette question » estiment M. Zancarini-Fournel et Christian Delacroix dans « La France du temps présent », Belin, 2010.

3- Benjamin Stora, « Le Mystère De Gaulle » Robert Laffont éditeur, 2009.

4- De Gaulle comme il l'a dit à maintes reprises avait été élevé dans l'idée de la grandeur de l'Empire. « Un homme de sa formation ne pouvait pas ne pas partager le sentiment de la grandeur impériale » in C-R Ageron, « L'Algérie algérienne de Napoléon III à de Gaulle » Sindbad, 1980.

5- Dont celui du Petit-Clamart, le 22 août 1962, fut le plus spectaculaire.

6- C-R Ageron, ibid

7- J-R Tournoux, La Tragédie du Général, Plon, 1967.

8- Il est par ailleurs l'auteur d'un livre intéressant « Les sentiers de la paix », Plon, 1972

9- André Philip (1902-1970), agrégé de droit et député SFIO, il a été le ministre de l'économie de De Gaulle en 1946-47.

10- De Gaulle : « Quant à l'intégration et à la francisation, elles étaient peut-être possibles il y a trente-cinq ans. On a laissé passer cette chance. Aujourd'hui soutenir l'intégration n'est pas une attitude réaliste » J-R Tournoux, op.cit, p. 346

11- Edmond Michelet (1899-1970), ministre des Armées de De Gaulle, des Anciens Combattants et de la Justice, au teur d'un livre « Le Gaullisme, aventure passionnante ».

12- Jean Amrouche, écrivain et journaliste, mort en 1962.

13- Gaston Palewski (1901-1984), ancien ambassadeur et ministre d'Etat chargé de la recherche scientifique.

14- Henri-Christian Giraud, Chronologie d'une tragédie algérienne, Michalon.

15- Lyautey (1854-1934), maréchal de France admiré par De Gaulle et qui eut une certaine influence sur lui. Le 10 mai 1961, au moment du transfert des cendres du Maréchal Lyautey, De Gaulle salue en lui l'acteur de l'émancipation des peuples colonisés.

16- Alain Peyrefitte (1925-1999), ministre de De Gaulle. Il écrivit sur l'ordre de De Gaulle « Faut-il partager l'Algérie ? ». Il laissa un livre important C'était de Gaulle en trois volumes.

17-Louis Terrenoire(1908-1992), ministre de l'information et porte-parole du gouvernement de De Gaulle.

18- Propos tenus à Pierre Laffont.

19- Léon Delbecque (1919-1991), l'un des grands acteurs du retour du Général de Gaulle au pouvoir. Mais refusant l'autodétermination annoncée par de Gaulle, il rejoint Soustelle et les partisans de l'Algérie française.

20- « La page n'est pas tournée » (Editions La Table Ronde)

21- Jean Touchard, Le gaullisme, 1940-1969, éditions du Seuil, 1978.

22- « Je suis le seul au Conseil des ministres à vouloir vraiment l'indépendance de l'Algérie » disait de Gaulle en 1959.