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Enfances volées, traumatismes de guerre à Gaza, Cisjordanie et Soudan: Une mémoire que l'Algérie connaît trop bien

par Oukaci Lounis*

I. Introduction : L'innocence prise en otage

La fumée étouffe l'air. Dans ce camp improvisé au bord de Gaza, un enfant d'à peine huit ans serre contre lui un cartable déchiré, vestige d'une école désormais réduite à un tas de gravats. Ses yeux, immenses, fixent un point invisible, comme s'il cherchait un morceau de ciel qui ne soit pas traversé par le rugissement des drones. Autour de lui, les adultes parlent à voix basse, mais leurs mains tremblent. Chaque bruit métallique fait sursauter le petit garçon : il ne joue plus, il attend. Ces visages d'enfants privés d'insouciance, la mémoire algérienne les connaît. En Algérie, il y a soixante ans, d'autres enfants ont vu leur monde s'effondrer sous les déflagrations et les cris. Dans les villages brûlés, sur les routes de l'exil forcé, dans les camps surveillés, ils ont grandi avec le fracas des armes comme berceuse et l'absence comme compagne. Aujourd'hui, à Gaza, en Cisjordanie et au Soudan, l'histoire se répète, implacable. Les frontières et les époques changent, mais le traumatisme reste le même : une blessure invisible qui traverse les générations, altère les rêves, et façonne des sociétés entières longtemps après le silence des canons.

II. Comprendre le traumatisme psychologique chez l'enfant

Le mot traumatisme évoque souvent une blessure visible, une cicatrice que l'on peut montrer. Mais chez l'enfant exposé à la guerre, la blessure la plus profonde est souvent invisible, inscrite dans le psychisme et parfois jusque dans le corps.

1. Traumatisme psychologique : Le traumatisme psychologique désigne l'impact durable qu'un événement violent, imprévu et incontrôlable exerce sur l'équilibre émotionnel d'une personne. Chez l'enfant, dont le cerveau est encore en développement, la guerre bouleverse les repères fondamentaux : sécurité, prévisibilité, affection. Ce déracinement émotionnel entraîne des troubles de la concentration, du sommeil, et une perte de confiance envers les adultes et le monde. « L'enfant traumatisé ne perd pas seulement son innocence : il perd aussi sa capacité à imaginer un futur sûr. » - Rapport UNICEF, Children in War, 2022

2. Trouble de stress post-traumatique (TSPT) : Le TSPT (Post-Traumatic Stress Disorder) est une pathologie psychiatrique identifiée dans le DSM-5 (2013). Chez l'enfant, se traduit souvent par une constellation de symptômes psychologiques et comportementaux profondément ancrés. Les reviviscences - ces retours brutaux de l'événement dans la conscience - se manifestent sous forme de cauchemars récurrents, où les scènes de violence, les explosions ou les cris ressurgissent avec une intensité intacte, parfois des années après. La nuit devient alors un champ de bataille invisible, privant l'enfant de repos et renforçant son épuisement émotionnel. À l'état d'éveil, l'hypervigilance s'impose comme un réflexe permanent : le moindre bruit - un claquement de porte, un véhicule qui passe, un feu d'artifice - déclenche une réaction de sursaut, parfois suivie d'une crise de panique. Cet état d'alerte quasi permanent, documenté par l'UNICEF dans plusieurs zones de conflit, épuise le système nerveux et empêche tout sentiment durable de sécurité.

En parallèle, l'enfant adopte un évitement systématique de tout ce qui pourrait rappeler le traumatisme : lieux, bruits, odeurs, conversations ou même objets associés à l'événement. Dans les camps de réfugiés syriens ou soudanais, des observateurs ont constaté que certains enfants refusaient de jouer avec des ballons colorés, simplement parce que leur éclatement évoquait le son des bombardements. La perte d'intérêt pour le jeu, activité pourtant centrale dans le développement cognitif et social, est un autre signal d'alerte majeur. Dans les enquêtes menées après la guerre en Bosnie et au Rwanda, les psychologues ont observé que de nombreux enfants, même en sécurité, restaient isolés, incapables de s'engager dans un jeu ou d'interagir avec leurs pairs. Cette inhibition est souvent le signe d'une dépression post-traumatique naissante. Ces manifestations ne sont pas anecdotiques : elles sont universelles et confirmées par des décennies de recherche en psychologie clinique et en psychiatrie infantile. Elles rappellent que, dans un contexte de guerre, l'impact psychologique sur l'enfant ne se mesure pas uniquement en blessures physiques ou en pertes matérielles, mais dans ces cicatrices invisibles qui façonnent-et parfois brisent-l' avenir.

Dans les zones de guerre, les taux de TSPT peuvent atteindre 50 à 70 % des enfants selon les études (Al-Khalidi et al.). Journal of Traumatic Stress, 2021. Les études menées par l'UNICEF et Médecins sans frontières sur les enfants exposés aux conflits (notamment en Syrie, au Yémen et au Soudan) montrent que plus de 70 % présentent des symptômes de stress post-traumatique, et que ces marques psychologiques peuvent persister bien au-delà de l'enfance si elles ne sont pas traitées.

L'atrocité est que, dans bien des cas, ces enfants ne bénéficient d'aucune prise en charge psychologique; leur souffrance reste invisible derrière les statistiques. En Algérie, la mémoire collective porte encore la trace de traumatismes similaires. Durant la guerre de libération (1954-1962), des milliers d'enfants ont été confrontés à la mort, à l'exil forcé, à la destruction de leurs villages.

Les témoignages d'anciens enfants déplacés-parfois séparés de leur famille pendant des années- rappellent que les stigmates de la violence ne disparaissent pas avec la fin des combats. Cette mémoire nationale devrait aujourd'hui être un moteur de solidarité active envers les enfants pris dans les conflits actuels, au Soudan, à Gaza ou ailleurs.

La conscience historique algérienne nous oblige : nous savons ce que c'est que de perdre son enfance sous le bruit des armes.

3. Stress toxique : Le stress toxique désigne une exposition répétée et prolongée à des situations de danger ou de peur intense, en l'absence de soutien affectif protecteur.

Dans ces conditions, le corps de l'enfant reste en état d'alerte permanent, sécrétant de manière continue des hormones comme le cortisol et l'adrénaline. À long terme, cette hyperactivation biologique peut :

- altérer le développement cérébral, notamment de l'hippocampe et du cortex préfrontal, zones essentielles à la mémoire, à la régulation émotionnelle et à la prise de décision ;

- accroître la vulnérabilité aux troubles anxieux et dépressifs ;

- perturber l'apprentissage, la concentration et la mémoire à long terme.

Le Center on the Developing Child de l'Université Harvard souligne que les effets du stress toxique peuvent persister tout au long de la vie, même lorsque les hostilités cessent, et qu'ils se transmettent parfois d'une génération à l'autre, créant un héritage invisible, mais durable. L'Algérie, forte de son expérience historique durant la guerre de libération, sait que ces blessures invisibles ne se referment pas facilement : les enfants d'hier, marqués par la violence et la perte, ont grandi avec une mémoire traumatique qui a façonné leur rapport au monde. Cette conscience collective devrait aujourd'hui guider notre solidarité envers les enfants pris au piège des conflits contemporains, qu'il s'agisse du Soudan, de Gaza ou d'autres zones oubliées par les projecteurs médiatiques.

4. Transmission intergénérationnelle des traumatismes :

La guerre ne détruit pas seulement une génération : elle façonne silencieusement le destin de celles qui suivent. Des travaux en épigénétique (Yehuda et al. 2016) ont mis en évidence que les enfants de survivants de traumatismes massifs présentent des modifications mesurables dans la régulation biologique du stress, modifiant ainsi leur vulnérabilité psychologique. En Algérie, ce phénomène trouve un écho particulier. Les mémoires traumatiques issues de la guerre de libération (1954-1962), combinées aux blessures psychiques de la « décennie noire » (1990-2000), s'inscrivent dans un continuum mémoriel où la peur, la méfiance et l'instinct de survie sont transmis de manière subtile, mais persistante. Cette transmission peut se manifester par :

- une anxiété diffuse intégrée dans l'éducation et le rapport au monde ;

- une méfiance instinctive envers certaines formes d'autorité ;

- des schémas éducatifs orientés vers la prudence, parfois au détriment de l'audace ou de l'innovation.

Comme en Palestine ou au Soudan, les traces de ces traumatismes collectifs ne se limitent pas aux récits historiques : elles se traduisent dans la psyché, les comportements sociaux et les choix politiques des nouvelles générations. Ces héritages invisibles sont d'autant plus puissants qu'ils se combinent à des réalités contemporaines de précarité, d'instabilité ou de menaces extérieures.

Comme le souligne le DSM-5 (American Psychiatric Association), la persistance de ces traumatismes au sein d'une société peut influencer non seulement la santé mentale individuelle, mais aussi la cohésion nationale. Les travaux de Yehuda et McFarlane (2015) sur la transmission intergénérationnelle des traumatismes, ainsi que le rapport de l'UNICEF (2019) sur la santé mentale en zones de guerre, rappellent l'urgence de reconnaître et de traiter ces blessures psychiques collectives.

III. Les enfants de Gaza et de Cisjordanie : victoire ou simple survie ?

En dépit des cessez-le-feu proclamés et des annonces diplomatiques relayées sur la scène internationale, les enfants de Gaza et de Cisjordanie n'ont jamais connu un véritable espace de sécurité ni de répit émotionnel. Depuis l'imposition du blocus en 2007, la vie quotidienne est rythmée par les bombardements, les incursions militaires, les déplacements forcés et la destruction systématique d'infrastructures vitales - écoles, hôpitaux, réseaux d'eau et d'électricité. Dans cet environnement saturé de menaces, grandir ne signifie pas se projeter dans l'avenir, mais survivre d'un jour à l'autre.

1. Une génération entière déplacée et fragilisée : Les chiffres sont glaçants : plus de 700 000 enfants ont été déplacés de force dans la bande de Gaza au fil des offensives successives. Beaucoup ont vu leur maison détruite à plusieurs reprises, parfois en l'espace de quelques années. Les tentes et abris temporaires, censés offrir un refuge, deviennent souvent des lieux de promiscuité, d'insalubrité et d'insécurité. Selon l'UNICEF, la quasi-totalité des enfants de Gaza a aujourd'hui besoin d'un suivi psychologique spécialisé.

3 Le traumatisme est massif, cumulatif et prolongé, ce qui en fait une urgence de santé publique de première magnitude.

2. Des indicateurs alarmants de détresse psychologique : Déjà en 2022, Save the Children alertait : 80 % des enfants vivaient dans un état constant de peur, de tristesse et de deuil. Près de 75 % souffraient d'énurésie nocturne liée à la terreur, tandis que d'autres se repliaient dans un mutisme complet, incapables de verbaliser leur détresse. Après cinq mois d'intensification des bombardements et de blocus renforcé, l'organisation parle désormais d'une « destruction psychologique totale ». Beaucoup d'enfants déclarent être convaincus que leur avenir est bloqué, que rien de bon ne peut advenir.

Ce désespoir précoce constitue l'un des marqueurs les plus dangereux pour leur développement futur.

3. Des symptômes visibles et invisibles : Dans les abris improvisés, les signes cliniques sont omniprésents : cauchemars récurrents, crises d'angoisse, troubles du sommeil, hypervigilance, retrait émotionnel, perte d'appétit ou colères incontrôlées.

Certains enfants développent un mutisme sélectif, d'autres reproduisent dans leurs jeux les scènes de violence observées.

Les soignants témoignent aussi de troubles somatiques - maux de tête, douleurs abdominales - qui traduisent une souffrance psychique internalisée. Pourtant, les cliniques, déjà débordées, ne peuvent offrir qu'un soutien minimal à quelques milliers d'entre eux. Ce suivi, bien que vital, reste largement insuffisant face à l'ampleur des besoins.

4. L'impact de la destruction des repères éducatifs : L'école, qui devrait constituer un repère structurant, est elle-même une victime collatérale. Des centaines d'établissements ont été endommagés ou détruits, d'autres servent de centres d'hébergement d'urgence. Les enfants perdent ainsi non seulement l'accès aux apprentissages, mais aussi un espace de socialisation et de stabilité psychologique. L'absence de continuité éducative renforce la sensation de chaos permanent et limite les perspectives de reconstruction personnelle.

5. Témoignages d'une enfance assiégée : Les récits personnels illustrent cette réalité avec une force bouleversante. « Mes enfants cherchent mes yeux chaque jour, ils attendent des réponses... je n'en ai pas », confie Yousef, un père gazaoui, les traits creusés par l'angoisse. Dans ses paroles résonne l'impuissance des parents, eux-mêmes traumatisés, incapables d'offrir aux plus jeunes la sécurité et la sérénité dont ils auraient besoin pour se reconstruire.

Les regards des enfants portent ainsi une vérité que les statistiques ne peuvent traduire : celle d'une enfance vécue sous siège, où le corps lui-même devient le témoin vivant du traumatisme.

6. Comparaisons avec d'autres zones de conflit :Si la situation à Gaza est singulière par son intensité et sa durée, elle partage de nombreux traits avec d'autres contextes de guerre prolongée :

- Soudan et Soudan du Sud : des milliers d'enfants, victimes des conflits intercommunautaires et des déplacements massifs, présentent des symptômes comparables : anxiété chronique, troubles de l'attention, repli social.

- Syrie : après plus d'une décennie de guerre, l'UNICEF estime que plus de 5 millions d'enfants nécessitent un soutien psychologique urgent, beaucoup vivant dans des camps insalubres où l'accès à l'éducation est quasi inexistant.

- Sahara occidental : bien que moins médiatisé, le conflit prolongé a entraîné pour les enfants réfugiés en camps de Tindouf une rupture durable avec leur territoire d'origine et une exposition à un environnement précaire, avec des répercussions profondes sur l'identité et le développement.

Ces comparaisons rappellent que les effets des conflits sur l'enfance ne se limitent pas à un lieu ou à un moment donné : ils constituent un phénomène universel nécessitant des réponses coordonnées au niveau international.

Les effets neurologiques et cognitifs du traumatisme prolongé chez l'enfant

Les études en neurosciences (Teicher et al., 2003 ; McCrory et al., 2017) montrent que l'exposition répétée au stress extrême durant l'enfance provoque :

1. Altérations de l'amygdale et de l'hippocampe : ces régions cérébrales, impliquées dans la régulation des émotions et de la mémoire, présentent souvent une hyperactivité ou un volume réduit chez les enfants traumatisés, ce qui favorise l'hypervigilance et les troubles anxieux.

2. Dérèglement de l'axe hypothalamo-hypophyso-surrénalien (HHS) : une exposition chronique au cortisol perturbe la gestion du stress, augmente le risque de dépression et affecte la croissance neuronale.

3. Diminution de la connectivité préfrontale : le cortex préfrontal, responsable des fonctions exécutives (planification, concentration, inhibition des impulsions), se développe plus lentement, entraînant des difficultés scolaires et relationnelles.

4. Impact sur la plasticité cérébrale : le cerveau en développement, normalement capable de s'adapter et d'apprendre, voit sa capacité de résilience diminuer face aux agressions répétées.

Ces effets, s'ils ne sont pas compensés par des interventions précoces (soutien psychologique, stabilité environnementale, continuité éducative), peuvent perdurer à l'âge adulte, augmentant les risques de troubles psychiatriques, de difficultés d'insertion sociale et de comportements à risque.

IV. Les enfants du Soudan, du Yémen et du Sahara occidental : la guerre oubliée

Alors que l'attention médiatique mondiale se concentre sur certains théâtres de guerre plus visibles, d'autres conflits prolongés continuent de ravager silencieusement des générations entières. Au Soudan, au Yémen et dans les camps de réfugiés sahraouis, l'enfance se vit dans l'ombre des urgences internationales, entre invisibilité et abandon.

1. Soudan : l'effondrement humanitaire au cœur de l'Afrique : Depuis avril 2023, la reprise des combats entre l'armée soudanaise et les Forces de soutien rapide (FSR) a provoqué un effondrement accéléré des services publics. Plus de 14 millions d'enfants ont aujourd'hui un besoin urgent d'aide humanitaire (UNICEF, 2024). Les déplacements massifs - plus de 5 millions de personnes déplacées internes - ont entraîné la fermeture d'écoles, l'effondrement des programmes de vaccination et une montée alarmante de la malnutrition aiguë.

Dans les camps improvisés autour de Khartoum et au Darfour, les enfants sont confrontés à des violences armées, au travail forcé, à l'exploitation sexuelle et à des traumatismes répétés. Peu de structures offrent un soutien psychologique, et le personnel médical formé à la santé mentale infantile est presque inexistant.

2. Yémen : l'enfance sous le feu croisé : Après plus de huit ans de conflit, le Yémen connaît l'une des pires crises humanitaires contemporaines. Selon l'ONU, plus de 11 millions d'enfants nécessitent une aide d'urgence, dont 2,2 millions souffrent de malnutrition aiguë. Les frappes aériennes, les combats au sol et le blocus maritime ont détruit une grande partie des infrastructures éducatives et sanitaires. Les témoignages recueillis par Save the Children décrivent des enfants qui ne réagissent plus aux bruits des explosions - signe d'une adaptation traumatique - ou qui développent des comportements agressifs précoces. La rareté des psychologues pour enfants, combinée à la stigmatisation de la santé mentale dans certaines régions, aggrave la chronicisation des troubles anxieux et dépressifs.

3. Sahara occidental : une génération née et élevée en exil : Depuis près de cinq décennies, des dizaines de milliers de Sahraouis vivent dans des camps de réfugiés à Tindouf, en Algérie, après avoir fui le conflit au Sahara occidental. Les enfants y naissent et grandissent dans un environnement désertique, marqué par la dépendance à l'aide internationale. S'ils ne connaissent pas la violence armée directe comme à Gaza ou au Yémen, ils vivent dans une violence structurelle : absence de perspective de retour, isolement géographique, précarité économique. L'éducation est assurée grâce aux efforts des autorités sahraouies et du soutien algérien, mais les opportunités d'enseignement supérieur et de développement professionnel restent limitées, nourrissant un sentiment de stagnation et de marginalisation. Sur le plan psychologique, les enfants sahraouis doivent composer avec la perte de lien territorial et la transmission intergénérationnelle du sentiment d'exil.

4. La double peine de l'invisibilité : Ce qui unit ces trois contextes, c'est la quasi-absence de visibilité médiatique et politique. Alors que les financements internationaux se mobilisent rapidement pour certains conflits, le Soudan, le Yémen et le Sahara occidental reçoivent une aide limitée, souvent fluctuante et insuffisante pour des programmes à long terme.

Cette invisibilité entraîne un double préjudice :

1. Humanitaire, car le manque de ressources retarde la prise en charge médicale, éducative et psychologique.

2. Psychologique, car l'absence de reconnaissance extérieure renforce le sentiment d'abandon et d'injustice chez les enfants.

5. Un impératif moral et stratégique : Ignorer ces « guerres oubliées » revient à accepter la formation de générations entières marquées par le traumatisme, la pauvreté et la perte de perspectives. Or, les recherches en sciences sociales et en psychologie montrent qu'un enfant privé de stabilité et d'éducation est plus vulnérable aux violences, à la radicalisation et à la reproduction des cycles de conflit (Betancourt et al., 2013). Pour briser cette spirale, il est nécessaire d'intégrer ces crises dans les priorités de l'agenda humanitaire mondial, avec des programmes conjoints de santé mentale, réhabilitation éducative et développement communautaire. Les enfants en guerre, qu'ils soient sous le siège de Gaza ou dans les camps sahraouis, incarnent les conséquences les plus profondes et durables des conflits. Leur détresse psychologique n'est pas un dommage collatéral : c'est un enjeu central de santé publique et de sécurité internationale. Ignorer ces traumatismes, c'est préparer un futur où la violence se transmet comme un héritage silencieux.

V. Parallèle avec les enfants algériens pendant la guerre de libération

La guerre de libération algérienne (1954-1962) ne fut pas seulement un affrontement militaire, mais également un cataclysme psychologique pour des centaines de milliers d'enfants. Déplacements forcés, regroupements massifs imposés par l'armée coloniale, villages incendiés, perte brutale des parents, internements dans des camps et privations extrêmes ont marqué durablement la mémoire collective. Dans Les Damnés de la Terre, Frantz Fanon décrit avec acuité la situation de « l'enfant colonisé », dont l'univers est structuré par la violence, l'humiliation et la privation de dignité. Ces enfants, souvent exposés à des scènes de torture et de mort, ont grandi avec une perception altérée de la sécurité, de l'autorité et de la justice.

Les études contemporaines sur la transmission intergénérationnelle du traumatisme (Yehuda et al.) (2016, 2016) montrent que les séquelles d'un choc extrême ne se limitent pas à la génération directement touchée. Par des mécanismes épigénétiques, psychologiques et socioculturels, la mémoire traumatique se transmet aux enfants et aux petits-enfants, modifiant leurs représentations du monde et leur rapport aux anciens oppresseurs. Dans le cas algérien, cette empreinte invisible a contribué à structurer une méfiance persistante, voire un ressentiment latent, vis-à-vis de la France, ex-puissance coloniale.

Cette mémoire blessée, jamais totalement apaisée par des gestes politiques ou symboliques suffisants, nourrit encore aujourd'hui les tensions diplomatiques et les malentendus récurrents. Les débats autour des excuses officielles, de la restitution des archives et des restes mortuaires, ou encore des discours politiques condescendants, trouvent une partie de leur intensité dans ce socle émotionnel hérité des violences coloniales. Ainsi, comprendre les traumatismes subis par les enfants pendant la guerre de libération n'est pas seulement un devoir historique : c'est une clé essentielle pour décrypter les crispations actuelles dans les relations algéro-françaises.

VI. L'empreinte à vie et au-delà

Les traumatismes sévères, notamment lorsqu'ils ont vécu dans l'enfance, laissent des séquelles profondes qui dépassent largement le moment de l'événement. Les avancées récentes en neurobiologie et en épigénétique ont permis de mieux comprendre les mécanismes par lesquels ces expériences extrêmes s'inscrivent durablement dans l'organisme, influençant non seulement la vie de l'individu, mais aussi celle des générations suivantes.

1. Neurobiologie du traumatisme : Les situations de stress extrême - violences, déplacements forcés, perte des figures parentales - induisent une activation prolongée de l'axe hypothalamo-hypophyso-surrénalien (HHS), principal régulateur de la réponse au stress. Cette hyperactivation chronique provoque une libération soutenue de cortisol et d'adrénaline, perturbant la neurogenèse et la plasticité synaptique, particulièrement dans l'hippocampe, région clé pour la mémoire et l'apprentissage (McEwen, 2007). Chez l'enfant, dont le cerveau est en développement, ces altérations compromettent la maturation des circuits neuronaux impliqués dans la régulation émotionnelle et les fonctions exécutives. Il en résulte une vulnérabilité accrue aux troubles anxieux, dépressifs, et aux difficultés d'adaptation sociale à l'âge adulte.

2. Conséquences sur l'apprentissage et la construction identitaire : Sur le plan psychopédagogique, un traumatisme précoce perturbe les capacités d'attention, la motivation et la mémorisation. Les enfants exposés à la violence prolongée présentent souvent une hypervigilance, un repli sur soi ou des comportements oppositionnels qui entravent leur réussite scolaire (Shonkoff et al., 2012). Ces perturbations cognitives et affectives limitent également la capacité à élaborer et maintenir un projet de vie à long terme, générant une instabilité professionnelle et relationnelle. Dans un contexte collectif, comme celui de l'Algérie coloniale et post-coloniale, cela contribue à un déficit de confiance sociale et à la persistance de tensions intergénérationnelles.

3. Transmission épigénétique intergénérationnelle : au-delà des conséquences psychologiques et sociales, des recherches en épigénétique suggèrent que le traumatisme laisse une trace biologique transmissible. Les travaux de Bierhaus et al. (2018) et de Yehuda et al. (2016) montrent que l'exposition au stress extrême modifie l'expression de gènes liés à la régulation du cortisol et aux réponses inflammatoires, par le biais de méthylations ou d'autres modifications épigénétiques. Ces marques peuvent être transmises à la descendance, même en l'absence d'exposition directe au traumatisme, influençant ainsi la réactivité au stress et la vulnérabilité psychologique des générations suivantes. Ce phénomène contribue à expliquer pourquoi, dans les sociétés ayant subi un traumatisme collectif massif - comme l'Algérie pendant la guerre de libération -, les effets psychosociaux perdurent bien au-delà de la génération témoin.

VII. Réponses et pistes d'action

Les traumatismes de guerre, en particulier ceux vécus dans l'enfance, exigent des interventions multidimensionnelles combinant des approches psychologiques, éducatives et communautaires. Les réponses doivent être adaptées au contexte socioculturel, tenir compte des ressources disponibles et viser non seulement la réduction des symptômes, mais aussi la restauration de la dignité, du lien social et du sentiment d'avenir.

1. Modèles de prise en charge psychologique : Plusieurs modèles thérapeutiques sont efficaces pour traiter les traumatismes liés aux conflits armés. La psychothérapie de groupe facilite la réélaboration collective du traumatisme, encourage le soutien mutuel et diminue l'isolement (Dyregrov & Yule, 2006). Le soutien scolaire adapté, avec remédiation cognitive et gestion du stress, rétablit la continuité éducative, essentielle au développement de l'enfant (Betancourt et al. 2013). L'art-thérapie et les approches expressives (musique, théâtre, dessin) offrent un moyen d'expression non verbal, utile lorsque le langage est bloqué par le choc psychologique (Kalmanowitz & Lloyd, 2005).Les thérapies familiales systémiques améliorent la communication et la résolution de problèmes au sein de la famille, renforçant ainsi le réseau de soutien social (Carr, 2019). L'EMDR (Eye Movement Desensitization and Reprocessing) est une approche psychothérapeutique qui aide à retraiter les souvenirs traumatiques en utilisant des mouvements oculaires ou d'autres formes de stimulation bilatérale (Shapiro, 2018). La thérapie cognitivo-comportementale (TCC) permet d'identifier et de modifier les pensées et les comportements dysfonctionnels liés au traumatisme (Beck, 2011). Il est crucial d'adapter ces interventions à l'âge, à la culture et aux besoins spécifiques de chaque individu et de sa communauté. Une approche intégrative, combinant plusieurs de ces modèles, peut s'avérer la plus efficace pour répondre à la complexité des traumatismes liés aux conflits armés.

2. Rôle des organisations internationales et de la coopération transnationale : Les organismes internationaux jouent un rôle central dans la mise en œuvre de programmes d'assistance :

• L'ONU (via l'UNICEF et l'UNHCR) développe des programmes ciblés sur la protection psychologique et éducative des enfants déplacés ou réfugiés.

• Les ONG spécialisées (par ex. Médecins sans frontières, War Child) interviennent en urgence, mais aussi dans le suivi à moyen terme, ce qui est crucial pour éviter la chronicisation des symptômes post-traumatiques (Tol et al. 2011).

• La coopération avec les pays ayant connu la guerre - tels que l'Algérie, qui possède une expérience historique en matière de reconstruction post-conflit - peut enrichir les approches par un partage d'expertise sur la réintégration sociale, la valorisation mémorielle et la prévention de la répétition du cycle de violence (Oukaci, 2019).

Plusieurs modèles thérapeutiques se sont avérés efficaces pour traiter les traumatismes liés aux conflits armés. La psychothérapie de groupe permet une réélaboration collective du vécu traumatique, favorisant le soutien mutuel et réduisant l'isolement. Le soutien scolaire adapté, intégrant remède cognitif et gestion du stress, contribue à la continuité éducative, essentielle au développement de l'enfant. L'art-thérapie et les approches expressives (musique, théâtre, dessin) offrent un canal de communication non verbal, facilitant l'expression émotionnelle lorsque le langage verbal est limité par le choc psychologique. Enfin, les interventions psychocorporelles (relaxation, sophrologie, yoga) aident à réguler l'activation physiologique et à restaurer un sentiment de sécurité corporelle, souvent altéré par les expériences traumatiques. L'efficacité de ces approches est renforcée lorsqu'elles sont intégrées dans une prise en charge globale, tenant compte des besoins spécifiques de chaque individu et de son contexte socioculturel. Une attention particulière doit être accordée à la formation des professionnels, afin de garantir une intervention adaptée et respectueuse des particularités culturelles des populations affectées par les conflits. La collaboration interprofessionnelle est également cruciale, impliquant psychologues, travailleurs sociaux, éducateurs et médecins, pour assurer une prise en charge coordonnée et globale. L'évaluation continue des interventions est indispensable pour adapter les stratégies aux besoins évolutifs des individus et des communautés. Par ailleurs, il est essentiel de prendre en compte les facteurs de résilience présents dans l'environnement de la personne, tels que le soutien familial, les réseaux sociaux et les ressources communautaires, en les intégrant activement dans le processus de guérison. La sensibilisation et la lutte contre la stigmatisation des problèmes de santé mentale liés aux traumatismes contribuent à favoriser l'accès aux soins et à encourager les personnes affectées à rechercher de l'aide. Enfin, il est primordial de promouvoir des politiques publiques intégrant une dimension psychosociale dans les programmes de reconstruction et de développement post-conflit, afin de soutenir durablement le bien-être des populations affectées et de prévenir la transmission intergénérationnelle des traumatismes.

3. Principes pour une stratégie intégrée : Une approche efficace doit articuler :

1. Un soutien psychologique continu, au-delà de la phase d'urgence.

2. Une réhabilitation éducative, pour réduire les pertes d'apprentissage et restaurer l'espoir en l'avenir.

3. Une reconstruction communautaire, pour rétablir les réseaux de confiance et la cohésion sociale. Ces interventions devraient être coordonnées dans un cadre politique qui reconnaît le traumatisme collectif comme un enjeu de santé publique et de stabilité nationale.

Ces interventions doivent être coordonnées dans un cadre politique reconnaissant le traumatisme collectif comme un enjeu de santé publique et de stabilité nationale.La mise en œuvre de cette stratégie intégrée exige une collaboration étroite entre les acteurs gouvernementaux, les organisations non gouvernementales, les professionnels de la santé mentale et les communautés locales. Il est impératif d'adapter les interventions aux besoins spécifiques des populations touchées, en tenant compte des facteurs culturels, linguistiques et socio-économiques. La formation des personnels intervenant sur le terrain est cruciale pour garantir la qualité et l'efficacité des services offerts. De plus, une évaluation rigoureuse des programmes mis en place permettra d'ajuster les approches et d'optimiser l'impact de la stratégie globale. L'investissement dans la recherche sur les traumatismes collectifs et les interventions psychosociales adaptées est également essentiel pour améliorer les pratiques et renforcer la résilience des communautés face aux crises futures. Enfin, une communication transparente et régulière avec le public est nécessaire pour sensibiliser aux enjeux de santé mentale et encourager la participation de tous à la reconstruction d'une société plus juste et plus résiliente.

VIII. Conclusion : un devoir de mémoire et d'action

L'enfant victime de guerre n'est pas seulement un visage marqué par la douleur ou un chiffre inscrit dans un rapport humanitaire : il incarne l'humanité blessée dans sa partie la plus fragile et la plus précieuse. La guerre ne détruit pas seulement les maisons et les infrastructures ; elle attaque le cœur même de la construction identitaire, affective et cognitive de l'enfant. Sans une action rapide, les séquelles laissées dans leur psychisme peuvent se transformer en blessures générationnelles, affectant la stabilité et le développement des sociétés futures.

Aujourd'hui, alors que l'attention médiatique se concentre sur certains conflits géopolitiques au détriment d'autres, il est urgent de dénoncer cette hiérarchie de l'indignation. Le drame qui se joue au Soudan, par exemple, illustre la manière dont certaines tragédies humaines restent dans l'ombre. Briser ce silence est un devoir moral, politique et historique. Les enfants soudanais, syriens, palestiniens, ukrainiens, yéménites, et tant d'autres, méritent que le monde se mobilise avec la même intensité.

Pour l'Algérie, ce combat résonne avec une intensité particulière. Notre mémoire collective porte encore les cicatrices profondes de la guerre de libération et de ses traumatismes. Cette expérience, douloureuse mais fondatrice, nous confère une responsabilité particulière : celle de transformer notre mémoire en solidarité active. Nous savons ce que signifie pour un peuple de se reconstruire après la guerre, et nous pouvons partager notre savoir-faire en matière de résilience, d'éducation post-conflit et de cohésion sociale.

Face à ce défi universel, l'action doit être globale : assistance humanitaire d'urgence, accompagnement psychologique de long terme, protection juridique internationale, et surtout, un changement profond de regard sur l'enfance en temps de guerre. L'enfant n'est pas seulement un bénéficiaire d'aide : il est un acteur du futur, porteur d'un potentiel que nous avons le devoir absolu de protéger. En définitive, agir pour les enfants victimes de guerre n'est pas seulement une question de compassion ; c'est un impératif de civilisation. Ne pas agir, c'est accepter que l'humanité se déshumanise.

*Professeur -Université de Constantine 2

Références

1. Amnesty International. (2024). Ukraine: Civilians trapped in crossfire as conflict intensifies. Amnesty International Report. https://www.amnesty.org

2. Human Rights Watch. (2024). Ukraine: War crimes and violations of international humanitarian law. HRW Briefing Paper. https://www.hrw.org

3. Médecins Sans Frontières. (2024). Ukraine: Health care under attack. MSF Situation Report. https://www.msf.org

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