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Sommet Trump-Poutine d'Anchorage: Espaces critiques, enjeux tactiques et revirements stratégiques

par Abdelhak Benelhadj

Trump, la rupture.

Cela a commencé par une nouvelle tombée le samedi 09 août.

C'est sur son réseau Truth Social que Donald Trump a annoncé que sa « rencontre très attendue » avec Vladimir Poutine aurait lieu le 15 août, en Alaska, aujourd'hui un Etat américain coupé géographiquement du reste des Etats-Unis par le Canada. Séparée de l'extrémité Est de la Russie par le détroit de Behring, une frontière maritime de moins de 100 kilomètres, l'Alaska a été vendue aux Etats-Unis par une Russie tsariste désargentée, en 1867 pour 7,2 millions de dollars.

Double branle-bas de combat.

Stratégique : Cette rencontre approfondit le gouffre qui sépare Washington de Kiev et de ses plus fervents soutiens européens.

Opérationnel : l'offensive russe sur le front militaire en Ukraine déclenche une panique quant à la solidité de la chaîne de fortins que l'Ukraine et ses alliés ont édifiée depuis 2014 et consolidée depuis l'été 2023 lorsqu'ils se sont rendus à l'évidence : la « contre-attaque » ukrainienne avait échoué. Si Pokrovsk cède il est alors permis de s'inquiéter sérieusement du sort du conflit.

Dans ces circonstances, l'annonce de la rencontre entre Russes et Américains au plus haut niveau, que les partisans de la continuation de la guerre (en Europe et en Amérique) redoutaient et ont tout fait pour compromettre, se présente comme une véritable catastrophe.

Lorsqu'au mois de février 2025 la Maison       Blanche rend publique la reprise des échanges entre les présidents américain et russe, l'annonce a sonné comme un tremblement de terre géopolitique.(1)

Tout le « mur » édifié par son prédécesseur, J. Biden, autour de la Russie et de ses dirigeants (même si ce mur était très limité, fragile et n'a pas atteint tous ses objectifs) a volé en éclats. D. Trump l'a fracassé et a réhabilité son homologue russe en l'accueillant sur le territoire américain. Certes, il n'y avait que les Occidentaux pour croire qu'il suffisait de rompre les liens de la Russie avec l'Europe et l'Amérique du Nord pour isoler la Russie et cloîtrer son président. Les Occidentaux ne se sont que peu à peu aperçus que c'est eux qui s'isolaient du reste du monde.

« Cette guerre est celle de J. Biden, pas la mienne » D. Trump

D. Trump va reconnaître son homologue (sous mandat d'arrêt de la CPI) pour ce qu'il est et le rendre à nouveau fréquentable (de ce côté-là du « mur »), en l'occurrence par la première puissance militaire de la planète.

Notons au passage que ni la Russie, ni les Etats-Unis ne reconnaissent l'existence du Statut de Rome (CPI, 17 juillet 1998)(2).

Ayant tout fait en vain pour rompre le lien tissé le 12 février (toute la planète a assisté en direct à l'humiliation du président ukrainien le 28 février renvoyé de la Maison blanche comme un malpropre3), l'Ukraine et l'Europe ont fait des pieds et des mains pour tenter de forcer la porte à Anchorage. Rien n'y a fait. Ils demeurent exclus des tractations qui les concernent pourtant au premier chef.

Que le président russe ne veuille pas entendre parler d'un échange avec son homologue ukrainien, cela se comprend. Que D. Trump dise « niet » à ses « alliés », c'est à la fois plus préoccupant et plus clair.

L'Amérique n'a pas choisi son camp et n'a trahi quiconque. Les intérêts de l'Amérique ont pris une autre voie, qui n'est ni celle de l'Ukraine, ni celle de l'Europe, voilà tout.

Le plus ironique est que les Européens ont traîné les pieds après février 2022, contraints et forcés de suivre le chemin imposé par J. Biden. Il fallait les comprendre : la rupture Berlin-Moscou n'était absolument pas conforme à leurs intérêts. A. Merkel et O. Scholz ont freiné des quatre fers en vain.

C'est ironique, car c'est au moment où les Européens s'étaient convaincus de la cause ukrainienne et ruinés pour s'aligner sur Washington que D. Trump change de cap et les abandonne pour se rapprocher de Moscou. Pour reprendre le langage fleuri des médias et des politiques occidentaux, ce n'est pas Poutine qui a baladé Trump, mais c'est ce dernier qui a baladé ses « alliés » qui sont aujourd'hui aux abois.

Le plus gros dindon de la farce est probablement le chancelier allemand Friedrich Merz qui a militarisé l'industrie de son pays pour tenter de la sauver du désastre dans lequel l'a plongé la hausse de l'énergie et les difficultés de son commerce extérieur, même si D. Trump a réduit la contrainte douanière sur l'automobile allemande à laquelle les constructeurs chinois taillent des croupières.(4)

Du front militaire et politique à la bataille médiatique. Il ne reste plus à V. Zelensky que l'arme de la communication qu'il manie depuis plus de trois ans avec un talent de professionnel.

Florilège

« Les Ukrainiens ne céderont pas leur terre à l'occupant. L'Ukraine est prête à prendre de vraies décisions qui peuvent apporter la paix. Toute décision qui est contre nous, toute décision prise sans l'Ukraine est en même temps une décision contre la paix. Elles n'apporteront rien. (...). Nous sommes prêts, avec le président Trump, avec tous nos partenaires, à travailler pour une paix réelle et surtout durable : une paix qui ne s'effondrera pas à cause de la volonté de Moscou. »

« Nous saluons le travail du président Trump pour arrêter le massacre en Ukraine » et « sommes prêts à soutenir ce travail sur le plan diplomatique ainsi qu'en maintenant notre soutien militaire et financier substantiel à l'Ukraine » et « en maintenant et en imposant des mesures restrictives à l'encontre de la Fédération de Russie », ont déclaré les dirigeants français Emmanuel Macron, italienne Giorgia Meloni, allemand Friedrich Merz, polonais Donald Tusk, britannique Keir Starmer et finlandais Alex Stubb, ainsi que la présidente de la Commission européenne Ursula Von Der Leyen. (AFP, D. 10 août 2025)

« L'unité transatlantique, le soutien à l'Ukraine et la pression sur la Russie sont les moyens par lesquels nous mettrons fin à cette guerre et empêcherons une future agression russe en Europe », Kaja Kallas sur X. (Reuters, L. 11 août 2025)

Le Premier ministre britannique Keir Starmer soutient également les efforts de Donald Trump pour mettre fin à la guerre en l'Ukraine : « Toute paix doit être construite avec l'Ukraine, et non lui être imposée, et nous ne récompenserons pas l'agression ni ne compromettrons la souveraineté. L'Ukraine décidera de son propre avenir, et nous la soutiendrons à chaque étape », a déclaré son porte-parole.

Un agrégat de confusions, de sous-entendus, de présupposés, de quiproquos sciemment distillés.

L'Ukraine et ses alliés européens s'adonnent là à un comportement magique en ce qu'ils croient agir sur la réalité en agitant des signes. Depuis des milliers d'années, les prophètes et les pâtres ont usé de ce procédé pour mettre de l'ordre dans les troupeaux. Mais peu d'hommes dans l'histoire peuvent prétendre à la performation. Les bavards stériles abondent.

Les enjeux sonnants et trébuchants

1.- Si un pacte est trouvé et conclu entre Russes et Américains, le conflit ukrainien sera neutralisé, mais pas les raisons pour lesquelles J. Biden l'avait provoqué.

2.- Les Européens continueront sagement à acheter du gaz et du pétrole de schiste américain (bien plus cher que les hydrocarbures que leur vendait la Russie) et à polluer allègrement la planète. Cela fera sans doute plaisir à leurs écologistes (notamment allemands) qui ont complètement révisé leurs priorités : « Vert très pâle à l'extérieur, noir très foncé à l'intérieur »...

3.- Les investissements militaires en Europe tombent à l'eau, mais l'industrie américaine n'en sera (au pire) que très marginalement affectée.

Au reste, « l'arrangement de Wassenaar » (ancien CoCOM, sur le contrôle des exportations d'armes conventionnelles et de biens et technologies à double usage) et la « règle ITAR » (1976, >2010)5 suffisent à brider les prétentions de l'industrie militaire européenne et à garantir les intérêts de l'industrie US.

Les récentes décisions douanières (unilatérales) imposées par les Etats-Unis le démontrent. Ursula von der Leyen n'a rien négocié lors de son déplacement à Washington le 28 juillet. Elle a écouté puis signé le protocole qui lui a été soumis. La négociation est une fiction.

S'il importe hautement à Washington que les Européens augmentent leurs budgets de la défense, ce n'est pas pour réduire leurs achats aux Etats-Unis ou pour les concurrencer sur les marchés du « monde libre », bien au contraire.

Les Etats-Unis prendront garde à ce que « l'Union Européenne » demeure un concept virtuel servi aux opinions publiques locales pour les soulager de la perte de leurs Empires aujourd'hui irréversiblement disparus.

Retour à Yalta ?

La rencontre Trump-Poutine en Alaska pourrait faire figure d'un nouveau pacte géostratégique, « une conversation entre adultes »6. Elle est peut-être un prélude à des négociations bien plus vastes destinées à mettre en place les jalons d'un nouveau paysage géopolitique mondial.

Il est vrai que les institutions internationales issues de 1945 ont besoin d'une large et profonde réforme. En effet, l'affaire dépasse, et de très loin, la crise ukrainienne et les confusions européennes.

Elle annonce une rencontre à trois avec Xi Jinping.

Le président russe, en prélude à sa rencontre avec D. Trump, a conversé avec neuf chefs d'Etat ou de gouvernement en trois jours dont Xi Jinping, Narendra Modi, Inacio Lula da Silva.

D. Trump a repoussé de 90 jours la conclusion d'un accord douanier avec la Chine. Cette décision n'est pas fortuite.

Du prochain tour de table russo-américain, au moment où j'écris ces mots, nul ne sait -en dehors des principaux acteurs- ce qu'il en sortira. Mais les problèmes posés au monde sont clairs et exigent qu'il y soit répondu.

Evoquer un nouveau Yalta, comme le font la plupart des commentateurs qui se targuent de posséder une solide culture historique (un journaliste du Figaro s'échine tous les soirs à en éblouir ses comparses et en convaincre les téléspectateurs d'une chaîne d'information à très faible audience).

Ces adeptes des titres pompeux ne se rendent pas compte à quel point ils ont raison.

V. Poutine est reçu en grande pompe à Anchorage par D. Trump, mais en vérité c'est bien en Crimée, territoire russe récupéré en février 2014, que leur entrevue aura lieu, pour les esprits qui ne s'attardent pas sur les contingences de l'espace euclidien.

C'est là, quoi qu'il soit par la suite, une des victoires du président russe, passée inaperçue.

En février 1945, Roosevelt et Staline se réunissent en Crimée. Si le général de Gaulle en avait été exclu, W. Churchill, lui, occupait alors un très pompeux strapontin décoratif7. Le débarquement du 06 juin en Normandie avait commencé mais un événement majeur n'avait pas encore eu lieu : « Trinity », l'explosion de la première bombe nucléaire à Alamogordo au Nouveau Mexique, le 15 juillet.

En août 1945, les Etats-Unis étaient seuls détenteurs de cette arme, mais après Nagasaki (tout le monde l'ignorait, sauf Washington et Moscou), les stocks de bombes étaient vides.

Trop tard !

En août 1949, la Russie faisait exploser sa première bombe et, en octobre, Mao achevait sa « Longue Marche » vers la Chine Populaire qui a fini par se « réveiller » à la fin du second millénaire.

En 2009, naissaient les BRIC, rejoints en 2011 par l'Afrique du sud et qui totalisent 10 membres en janvier 2025, soit près de la moitié de la population mondiale et un PIB (PPA) de 77 000 Md$, tandis que le G7 ne représente que 55 000 Md$.

A l'évidence, l'Amérique n'a plus affaire au même paysage géopolitique mondial qui devra demain engendrer de nouvelles concertations plus conformes aux réalités.

Si les calculs allemands devront être sans doute révisés, ce seront les Britanniques et les Français qui seront contraints de revoir le format de leur représentativité. Leur poids actuel à l'ONU, contesté y compris au sein de l'Union que le Royaume Uni a rejoint par opportunisme à la faveur de la crise ukrainienne, n'est plus défendable.

Les lois de l'histoire sont impitoyables : ou on s'adapte aux réalités, ou on en fait les frais.

Notes

1- Cf. Abdelhak Benelhadj : « Tremblement de terre en Europe. » Le Quotidien d'Oran, 20 février 2025.

2- La CPI a lancé un mandat d'arrêt contre Vladimir Poutine le 17 mars 2023. Une trentaine d'États ont signé le Statut de Rome mais ne l'ont pas encore ratifié, dont Israël. L'Inde, la Chine, l'Iran ou la Turquie ne l'ont ni signé, ni ratifié.

Le 21 août 2024, la Verkhovna Rada, le parlement ukrainien, ratifie le Statut de Rome.

3- Cf. Abdelhak Benelhadj : « Embuscade en direct de la Maison Blanche. »Le Quotidien d'Oran, 06 mars 2025.

4- Ni l'importation de mains d'œuvre, ni la dé localisation industrielle vers le « tiers-monde » intérieur européen (élargissement aux ex-PECO imposé par Berlin à ses partenaires), ni les barrières non tarifaires, ne suffiraient à conférer à l'industrie automobile allemande le supplément de compétitivité suffisant face à la déferlante chinoise.

5- Les versions export « ITAR free » (des produits de Dassault ou de Thalès, par exemple), sont une laisse (dérogatoires) cosmétique. Les autorités françaises en conviennent. La dépendance aux technologies américaines est un fait. Dans son « rapport de janvier 2023 », la Cour des comptes alerte sur cette vulnérabilité, une orientation que le ministère des Armé

es poursuit depuis 2018. Cependant, en 2020, le ministère reconnaissait que « disposer de l'ensemble des filières stables et pérennes pour garantir une autonomie suffisante est inatteignable au niveau national ».

6-Yanis Varoufakis : « Conversations entre adultes. Dans les coulisses secrètes de l'Europe ». Babel essai, Les liens qui Libèrent, 2017, 539 p.

7-Prémonitoire, il écrit : « Si deux hommes ont toujours la même opinion, l'un d'eux est de trop. » A Yalta, c'était le cas. « Après la guerre, deux choix s'offraient à moi : finir ma vie comme député, ou la finir comme alcoolique. Je remercie Dieu d'avoir si bien guidé mon choix: je ne suis plus député ! » W. Churchill, Nobel de littérature.