Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Mensonge et Aliénation

par Djamel Labidi

«La vérité est la seule chose qui puisse nous libérer « Mahatma Gandhi

J'ai parfois le sentiment qu'on vit en Algérie trop souvent dans un monde de faux semblants, d'apparences, de fausses notoriétés, de mensonges.

Une bonne illustration en est le conflit qui déchire actuellement la littérature dite «d'expression française», avec ses polémiques, ses haines, ses accusations réciproques, ses procès en trahison.

Et où est la littérature danstout cela ? Qui y pense. Le débat est avant tout politique, idéologique. Des leaders de la littérature francophonealgérienne se plaignent souvent qu'on les critique, qu'on les attaque sans les avoir lus. Mais justement tout le problème est là. Ils se sont fait connaitre, pour la plupart, surtout par leurs prises de position politiques, idéologiques, Comment peuvent-ils alors s'en plaindre. Et quand ils s'empoignent, c'est sur les mêmes questions.

Des lecteurs militants

Les lecteurs, enfin ceux qu'on voit ou qui font du tapage, tels les supporters des clubs, sont avant tout des partisans, des militants. Ils soutiendront le laïcismede celui-ci, l'anti-islamisme «courageux» de celui-là, ses positions politiques «démocratiques». On se battra à coups d'excommunications, d'accusations de trahison. On fera le procès de l'un pour déficit de nationalismeet l'on soupçonnera un passé islamiste chez l'autre, dans sa lointainejeunesse. Pour l'un, on parlera de son athéisme, qu'il a d'ailleurs rapidement abjuré, comme si cet atheisme était une référence littéraire. La qualité de moudjahid, surgiebrusquement, deviendra, pour le lecteur militant un motif supplémentaire d'admiration tandis qu'un autre s'autoproclamera «patriote», comme si les médailles du patriotisme tenaient lieu de prix littéraires. On se fera le chantre de la liberté d'expression mais évidemment de la sienne et de son camp. Les mêmes qui portaient au pinacle certains écrivains, quand ceux-ci n'avaient pas de mots trop durs, contre l'islamisme et l'arabisme, les accusent aujourd'hui de félonie, de trahison quand, désormais, de toute évidence, ils sont passés avec armes et bagages, chez l'ennemi, de l'autre côté de la méditerranée, et qu'ils ont préféré à leur patrie natale, celle de de leur langue d'écriture, celle des clés de leur promotion littéraire et sociale. Mais cette évolution n'était-elle pas déjà en filigrane dans leurs écrits du départ. Et ceux qui les condamnent aujourd'huin'ont-ils pas été aussi sur les mêmes trajets, attendant leur succèslittéraire des mêmes maisons d'édition, des mêmes «influenceurs». Certes, ils ne sont pas allés aussi loin, mais on retrouve chez tous tellement de points communs, et d'itinéraires semblables.

Les trompettes de la gloire sontdécidément «mal embouchées». Jusqu'à quand va-t-on vivre dans cette comédie, dans ce monde desnon-dits, de faux semblants et de mensonges. C'est un univers bien bizarre. Il faut bien un jour tenter de comprendre tout cela.

Et ailleurs comment cela se passe ?

Une question s'impose alors : et ailleurs comment cela se passe ? Trouve-t-on l'équivalent de tout cela dans d'autres pays?Il faut remarquer que les pays ayant une grande littérature ne connaissent pas de tels phénomènes, en particulier celui de quelqu'un qui serait reconnu ailleurs et qui ne le serait pas chez lui. La reconnaissance est toujours d'abord interne celle d'un peuple à sa culture, à ses écrivains, à ses artistes.

C'est toute la question d'une culture nationale. La littérature d'expression française serait-elle frappée d'un mal originel: celle d'être excentrée ?Cette situation n'est-elle pas un marqueur de la dépendance ?

Quand on parle de littérature étrangère, et des écrivains d'autres pays,on parle avant tout de leurs œuvres, Ernest Hemingway, William Faulkner, Arthur Miller, Jean Paul Sartre, Albert Camus, Marguerite Duras, Gabriel Garcia Marquez, Taha Hussein, Naguib Mahfouz, Khalil Gibran etc.., et accessoirement de leur alignement politique ou idéologique. Mais nous ?

Les supporters des écrivains algériens ne prendront pas position pour ceux-ci ou contre ceux-là par goût pour leurs œuvres mais par sympathie pour leurpositionnement. On entrera alors, par la lucarne de l'idéologie et de la politique, dans le monde des fausses réputations et du mensonge. Chacun dira de «son» écrivain, qu'il est «immense», de «renommée internationale», qu'il a je ne sais combien de lecteurs dans le monde, quand ce n'est pas l'écrivain qui préfèrerale faire savoir lui-même, en toute modestie. Mais combien a-t-il de lecteurs en Algérie? Cela on ne le sait pas. Dans les esprits extravertis, c'est la notoriété à l'étranger qui est censée faire une audience nationale et non l'inverse. Un peu comme le marché noir de l'euro au square de port Saïd? On confondra l'édition en France avec la notoriété. On la recherchera comme signe de réussite.

Nous sommes le seul pays qui peut aligner autant d'»écrivains immenses», de «renommée mondiale»,mais dont la réputation, en réalité, pour la plupart, ne dépasse pas les départements de français de certaines universités étrangères. Aucun pays n'a autant de richesses... littéraires. Les autres pays, avec pourtant une édition bien plus vaste, et où les écrivains sont légion, ne se prévalent pourtant, en général, que de un ou deux de dimension mondiale.

Les pouvoirs qui se sont succédé ont agi dans le même sens, politisant la littérature et cherchant des soutiens politiques dans les ouvrageslittéraires. Est-ce encore les restes, de l'atmosphère de ce qu'on a appelé la «littérature et l'art d'Etat»des pays socialistes au 20eme siècle ?

Le débat, plus exactement le conflit, apparait au premier abord, se dérouler dans la sphère de la littérature de langue française et de ses «afficionados», autrement dit la franco-sphère. Il apparait comme des luttes intestines se déroulant en son au sein, entre ses porte-paroleculturels,ses élites, ses clans, ses chapelles, et plus généralemententreles lecteurs francophones suivant leurs sympathies.

Mais l'affaire est sérieuse

Mais l'affaire est sérieuse. La «bataille» fait tache d'huile. Ce n'est pas une bataille littéraire.

C'est une bataille politique,idéologique avec au bout, parfois, des demandes de répression. Le mal est profond. De proche en proche, il touche les réseaux sociaux, les medias, la société par effet de ricochet. Le débat déborde.Il dépassepeu à peu la sphère littéraire pour s'étendre à l'ensemble des élites, francophones et arabophones. On passe, comme par enchantement, d'une querelle entre écrivains francophones à des charges contre l'islamisme et l'arabisme, dans une surenchère qui finit par franchir la franco-sphère. La condamnation des propos du professeur Belghit surgit au détour d'une dénonciation de l'arabisme, du baathisme, de l'islamisme. On trouve chez certains des accents islamophobes que ne renierait pas l'extrême droite outre méditerranée, sauf qu'il y a, là-bas, des «islamo-gauchistes» pour combattre l'islamophobie !

Ce qui n'arrête pas d'inquiéter c'est que l'acculturation francophone est devenue quasiment une surdétermination, culture arabo-musulmane d'un côté, franco- culture et occidentalisme de l'autre. Les élites des deux bords semblent, à certains moments, se détester. Comme s'il s'agissait d'un schisme, mais culturel.

Attention, tout cela n'est pas à sous-estimer. Ce sont des failles au sens sismique, qui peuvent annoncer des séismes bien plus graves, le réveil d'un volcan apparemment éteint. Nous les avons déjà vécus et savons comment les questions d'identité peuvent être meurtrières pour une société.

Nous croyions en avoir fini avec la «décennie noire», avec la terrible épreuve qui a unit la nation dans la douleur. Nous avons déjà donné. Nous croyons que s'en serait fini. Le Hirak notamment a été une formidable source d'espoir dans ce sens, celui de l'union, de la concorde, de la réconciliation nationales, celui de la modernité dans l'authenticité, celui de la mixité sociale, celui du dialogue, celui de la tolérance. Et voilà que les démons semblent revenir. Voilà que certains se mettent à dénoncer le retour de la menace islamiste sans qu'on ne l'ai vu nulle part. Que certains clament que nous ne sommes pas arabes, et d'autres que nous ne sommes pas amazigh,

Assez! N'avons-nous pas compris ?! Regardons autour de nous, où cela a mené au Liban, en Irak, en Libye, en Syrie, au Soudan, voyons où toutes les fitnas débouchent immanquablement, et comment l'ennemi est aux aguetspour élargir les failles, et pour transformer lesdifférencesen oppositions, puis en haines, Ici, dans nos propos, Il ne s'agit pas de faire de «la politique» au sens commun du terme, de parler de tel ou tel courant politique, de tel ou tel parti, du pouvoir, de l'opposition, de tel ou tel dirigeant du pays , de tel ou tel responsable. Les dirigeants, en définitive, ne font que refléter une société. Ils donnent tout simplement plus de visibilité à ses défauts ou à ses qualités, à ses héroïsmes ou à ses lâchetés. On l'a compris, il s'agit de problèmes, bien plus profonds, de problèmes intrinsèques, qui peuvent toucher les dirigeants comme les citoyens, D'ailleurs d'où viennent ceux-ci si ce n'est de ceux-la.

Un problème culturel

Nous avons certes des problèmes économiques, sociaux, comme toutes les nations, mais nous avons aussi un problème culturel comme tous les pays qui ont connu le colonialisme et n'ont pu encore s'en libérer totalement, c'est-à-dire spirituellement, mentalement, là où est la vraie libération. Il ne faut pas le cacher, se le cacher. Le colonialisme a la vie dure. Et le problème culturel peut à son tour se transformer en problème économique, politique, en problèmesocial,tant la société forme un tout dont tous les segments interagissent, se transforment l'un l'autre. La culture au sens large, la culture quand elle est en souffrance, au lieu d'être le facteur du progrès de la nation, devient alors une source de conflits. Le pays perd son énergie, la gaspille dans des confrontations interminables, récurrentes, fatigantes, lassantes, et des postures d'autant plus nocives qu'elles s'habillent de la revendication de la modernité, du progrès et de la tolérance, et que ses représentants, l'idéologie aidant, sont convaincus fanatiquement d'en porter les valeurs, d'avoir là une mission.

Ce problème culturel a sa source, à mon avis dans l'aliénation, une aliénation coloniale qui ne cesse de s'entretenir. Preuve en est, tous les conflits, y compris ceux au sein de la franco-sphère, se déroulent autour de ce débat récurrent sur le colonialisme.

On ne peut expliquer ces conflits par la psychologie individuelle, par le narcissisme, par des egos. Ou alors comment expliquer qu'ils prennent des dimensions sociales, avec des milliers de partisans, des groupes sociaux qui s'affrontent, des chocs entre communautés intellectuelles. On dépasselà les histoires, les parcours individuels.

Toutes les aliénations produisent une idéologie dont le rôle est précisément de cacher l'aliénation ou de la justifier. L'aliénation culturelle en particulier.Mieux l'aliénation culturelle fonctionne comme une drogue. Elle produit l'addiction. C'est connu: dans l'addiction le cerveau crée toutes les raisons, tous les leurres pour pouvoir la masquer, se tromper soi-même et les autres, et y demeurer. De la même manière aussi qu'une drogue, l'aliénation, produit à la fois la haine de l'autre et la haine de soi, le mépris de soi autant que le mépris de l'autre. Ceci explique l'extrême violence des conflits autour de l'aliénation, que cette violence soit verbale ou physique. .

Voilà ce qui se passe à travers cette lutte apparemment des ego dans la franco- sphère littéraire algérienne. C'est bien plus sérieux qu'une bataille d'Hernani et ça n'a rien, dans ce cas, de créatif. Il faut faire attention. Notre société a connudes affrontements fratricides sous les mêmes slogans, les mêmes excommunications, qu'elles viennent des dit «laico-democrates» ou des dits «islamistes».

Le mensonge destructeur

L'aliénation débouche inéluctablement sur le mensonge. L'aliéné dira qu'il est un autre. Il niera son aliénation mais pourra la voir chez l'autre, soudain étrangement lucide, comme on regarde sa propre image dans le miroir.

L'aliénation est la seule à pouvoir produire un mensonge de masse, un mensonge structurel. Et je dis qu'elle est structurelle puisqu'elle ne cesse de se produire et de se reproduire. L'Algérie n'arrête pas de se débattre dans ses filets et d'essayer de s'en libérer.

Il ne faut pas sous-estimer le mensonge. Il a un effet social destructeur. On peut l'appréhender au niveau individuel, et c'est le domaine de la psychologie, ou de la morale. Mais le mensonge peut se développer en mensonge social. Il peut devenir structurel, s'étendreà toutes les relations économiques et sociales, et devenir unphénomène de masse. De la même façon que le mensonge peut détruire les relations individuelles, privées, il peutdétruire les relations sociales, envahir la société et la miner.

Le Hirak, en Algérie, n'a été, aussi, au fond, qu'un immense cri de protestation, un sursaut national contre le mensonge destructeur. On mentait sur les statistiques, les résultats économiques, les élections etc... Le trafic d'influence, le «piston», le fait d' «avoir des connaissances» comme on dit, étaient devenus le meilleur moyen, le moteur, l'instrument essentiel de la solution des problèmes de chacun et de tous, et non pas le travail. Plus personne ne croyait en rien. Le facteur subjectif s'est transformé en facteur objectif, bloquant l'économie notamment par un énorme gaspillage, dévalorisant le travail, dégradant les rapports sociaux. La société pouvait se retrouver démoralisée et devenir une proie facile pour un ennemi attentif et aux aguets. Il ne faut pas donc avoir une vision réductrice, simpliste, de la dialectique sociale. Chaque élément peut se transformer en un autre, l'élément économique en élément culturel et moral et vice versa.

Une crise salutaire

L'aliénation a commencé depuis ce jour funeste où le colonialisme a mis les pieds sur la terre algérienne. Dès ses premiers pas, il n'a pas seulement volé et tué, mais il a semé la confusion, le défaitisme, le chaos dans les esprits. Il a produit fatalement à un pôle des colonisés et à l'autre des résistants, avec souvent parfois, tant l'idéologie coloniale est subtile et pèse sur les consciences, la difficulté à distinguer ceux-ci et ceux-là. Plus rienne sera pur, d'un seul tenant. C'est un leurre de croire cela possible. Preuve en est notre univers qui ne cesse de présenter des paradoxes. Le colonisé lui-même pourra avoir, de temps à autre, des pulsions, des sursauts de dignité, des cris de conscience, et même des dénonciations de la domination quand elle est trop présente, trop pesante. Comme le résistant lui-même pourra étonner par certaines de ses contradictions. Ainsi, des résistants, des nationalistes admirables, qu'on ne pourrait soupçonner de la moindre compromission avec le colonialisme, pouvaient être vus, au lendemain même de l'indépendance, déambuler sur les» Champs Elysées», après l'indépendance ou y prendre rendez-vous.

D'autres, des hauts fonctionnaires des responsables prennent leurs vacances en France, tandis que des écrivains s'y font éditer, dans une France où les pouvoirsles accueillent avec un plaisir aussi ironique que machiavélique, l'air de dire «ne croyez pas que ça s'est fini en 1962".

D'autres encore, de hauts responsables, des cadres supérieurs, des personnalités de toutes sortess'y font soigner. Il y a même eu le cas kafkaïen, d'une réunion au plus haut niveau dans un hôpital militaire français. Sans parler de tous ceuxqui vivent et travaillent depuis toujours en Algérie, et qui ont la double nationalité, secrètement, toute honte bue, et sans que rien ne la justifie. L'opinion publique algérienne n'a cessé de dénoncer toutes ces contradictions.

Ce n'est pas un hasard que les premières mesures hostiles prises par le gouvernement français concernent tout ce qui a trait aux séjours algériens en France, notamment les visas.

Heureusement qu'il y a la bêtise du «Maitre», celui qui croit l'être et le rester. La France de l'esprit colonialest pleine d'arrogance de penser que l'Algérie ne peut se passer d'elle.Il y a des crises salutaires. Elles le sont lorsque les dirigeants sont à la hauteur et montrent, par leur exemple, et par denouvelles relations politico-économiquesinternationales, qu'il y a bien d'autres pays que la France. Mais que de temps perdu pour s'en apercevoir.