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Un nouvel humanisme face à un monde en plein désarroi

par Hacène Saadi *

En proposant ce titre j'ai voulu, d'une part aborder une philosophie politique (où se profile un nouvel humanisme) tout à fait récent qui, par-delà les philosophies de la déconstruction (Schopenhauer, Heidegger, Nietzsche et Derrida), dans un monde en plein désarroi, propose une révolution de l'amour comme une espèce de « deuxième humanisme » qui dépasse la sphère de la vie privée pour conduire à un véritable renouvellement des idéaux des sociétés modernes, à un redéploiement ou plutôt à une reconstruction et développement du sens de l'esprit collectif et, d'autre part, une philosophie politique, également récente, qui tente une relecture approfondie des œuvres de Nietzsche en vue d'une évaluation du « pouvoir de dire et de notre volonté de lire » les textes majeurs du dernier grand philosophe de la modernité, à la lumière des bouleversements de toutes sortes, engendrés par les terrorismes, les intégrismes d'un autre âge, la grande détresse des millions de personnes en proie, quotidiennement, au malheur et aux catastrophes naturelles, ou dus à l'erreur humaine, les guerres larvées ou fratricides, les désenchantements d'une techno-science mondialisée, la menace nucléaire?

Les deux perceptions du monde actuel et des grandes inquiétudes quant à un avenir incertain, générateur d'angoisse, sont à première vue diamétralement opposées, mais une lecture attentive de ces deux discours philosophiques finira par les rapprocher dans une même quête essentielle, celle d'une tentative de réponse aux questions que se posent les sociétés en proie au désarroi total et conséquent à une modernité qui leur échappe parce que encore inachevée.

Pour les uns, en l'occurrence Luc Ferry (philosophe et ancien ministre français de l'Education nationale) et Claude Capelier (philosophe et écrivain), « La plus belle histoire de la philosophie »,2014(1) (Robert Laffont, éditeur), la philosophie de Nietzsche nous offre une voie qui nous permettrait de « faire émerger les conditions de la vie bonne au sein même de l'existence terrestre » (p.64), et par la même de connaître une « vie intense » avec des instants d'éternité (« éternel retour » nietzschéen. Nous y reviendrons, avec un peu plus de détail, dans le courant de l'article) ; pour Dorian Astor (philosophe, germaniste et musicologue) auteur de « Nietzsche : La détresse du présent », 2014(2) (Gallimard, folio-Essais), il faut revenir à la lecture de Nietzsche « une infinité de fois », même si cette lecture ou relecture est souvent « douloureuse », elle n'est jamais vaine, parce qu'alors elle nous aura fait sentir, à nous hommes du XXIème siècle, que nous n'avons pas encore fini avec la détresse du présent.

Le livre de Luc Ferry et Claude Capelier (sous forme de dialogue, avec questions et réponses) se présente ainsi comme une espèce de récit développé en cinq grandes étapes de l'histoire de la philosophie (l'Antiquité : l'ordre harmonieux du monde ; L'âge judéo-chrétien : Le salut par Dieu et la foi ; Le premier humanisme : Le salut par l'histoire et le progrès ; Le temps de la déconstruction ; L'avènement du deuxième humanisme : La révolution de l'amour), avec à chaque étape des tentatives de réponse sur la meilleure manière de conduire notre existence, et donc de «définir ce qu'est une vie bonne pour nous mortels». Luc Ferry a écrit près d'une trentaine de livres sur différents aspects de la philosophie contemporaine (de la politique à l'esthétique), citons entre autres «Philosophie politique» (I, II, III, P.U.F, 1984-85) ; «Homo esthéticus», Grasset, 1990 ; «La sagesse des Modernes» (avec André Comte-Sponville), Robert Laffont,1998 ; «La Naissance de l'esthétique moderne», Cercle d'art,2004 ; «Apprendre à vivre» (I et II), Plon 2006,2008 ; «De l'amour : une philosophie pour le XXIème siècle», Odile Jacob,2012.

Ce qui ressort clairement, dans ces entretiens suivis entre les deux philosophes, c'est une idée centrale qui tourne autour d'un changement de perspective sur les valeurs de la vie humaine, d'un humanisme du Siècle des Lumières qui prône la raison, les droits de l'homme, la marche de l'Histoire vers le progrès (scientifique), mais qui reste abstrait pour l'essentiel (parce que étant rarement concrétisé dans les faits, comme nous le verrons plus loin) à unnouvel humanisme (un «deuxième humanisme») qui «donne sens aux dimensions de l'existence libérées par ce XXème siècle caractérisé par des innovations éblouissantes et l'érosion radicale des traditions», une nouvelle perspective donc qui donne sens à nos vies et qui reste seule « capable de magnifier ce qu'il peut y avoir d'aimable, justement, dans toutes les singularités humaines, tout en donnant naissance à de nouveaux idéaux collectifs, car nous voulons laisser un monde vivable, aussi accueillant que possible à ceux que nous aimons, à nos enfants, aux générations futures » (p.72).

A la différence de l'humanisme hérité des Lumières qui ramène tout à un universalisme, abstrait pour l'essentiel, de ce qui fait l'homme, son histoire et sa marche vers le Progrès, mais qui fait fi des particularités culturelles, des différences sociales et raciales, et plus grave encore, tolérant le colonialisme au nom d'une « supériorité civilisationnelle » ; à la différence, aussi, des philosophies de la déconstruction (de Schopenhauer à Nietzsche) qui vont douter, d'une manière radicale, du modèle rationnel prôné par les philosophes de l'Encyclopédie et les penseurs révolutionnaires, et qui vont s'employer à affranchir « l'humanité de toutes illusions métaphysiques, y compris celle des Lumières, en libérant ainsi les dimensions de l'existence jusque-là négligées ou réprimées, (et vont) donner à l'être humain plus d'autonomie encore, plus de liberté pour inventer son destin et décider des formes de vie qui lui conviennent (?) » (p.74), mais ne réussissent pas pour autant à donner à l'homme moderne un sens à sa vie, le nouvel humanisme se déclare un « humanisme de l'amour ». Pour mieux ressortir les contradictions inhérentes (et les difficultés insurmontables qui en résultent) aux philosophies de la déconstruction, et développer ainsi ce qu'il appelle « un nouveau sens de la vie » basé sur une « révolution de l'amour », Luc Ferry cite un aphorisme de Nietzsche (tiré des « Opinions et sentences mêlées ») où il est dit qu' « il n'y a pas de faits, il n'y a que des interprétations ».

Cette position tranchante, aux conséquences insoutenables, scandaleuses sur le plan des valeurs morales, en relativisant la réalité des faits, amènera son énonciateur tout droit à une impasse, voire à une absurdité : en niant l'existence de faits reconnus, avérés, par une majorité de personnes victimes de tortures (par les tenants de l'Algérie française, par exemple), pendant la Guerre de Révolution algérienne, et affirmer que la torture n'a jamais existé, de la même manière que les révisionnistes (ou négationnistes) européens qui nient la réalité des chambres à gaz durant la Deuxième Guerre mondiale, cela mènera inéluctablement à une position totalement absurde, impensable.

A toutes ces questions non résolues par les philosophies de la déconstruction, Luc Ferry propose donc l'amour, comme nouveau principe « capable à la fois de conserver les acquis de la déconstruction et d'en surmonter les contradictions » (p.71). Ainsi, l'amour devient une nouvelle forme de transcendance, une transcendance induite (dans le contexte de cette philosophie) par l'expérience vécue (donc débarrassée de tout présupposé métaphysique) ; c'est grâce à elle, nous dit le philosophe, que nous allons pouvoir refonder des idéaux communs. Dans cette optique « (l') amour nous oblige à nous dépasser, du seul fait de la transcendance de l'autre, de l'être aimé qui vainc notre égoïsme naturel, et pourtant cette transcendance par laquelle il est porté est vécue dans l'immanence la plus intime qui soit, celle de l'intériorité du cœur » (pp.79-80). Cette transcendance est bien humaine, elle est l'expression de la vie terrestre, elle est à la fois spirituelle et charnelle. L'on pourrait dire, avec Luc Ferry, qu' « au-delà même de ceux que nous aimons, de nos proches, c'est de toute façon pour des personnes plus que pour des entités abstraites que l'idée de sacrifice prend désormais à nos yeux un sens » (p.81. C'est moi qui souligne, parce que « sacrifice » donne ici une dimension réelle, donc terrestre, de l'amour pour autrui).

Au-delà du sens religieux, christique, ou mythologique, le sacrifice de soi peut être conçu dans une perspective qui aboutirait à un processus d'individuation (selon Jung) et de réalisation d'un acte qui peut être pour nous hautement spirituel. Le processus d'individuation va aboutir, à long terme, à une transformation ou une évolution du Moi vers le Soi (le « Soi » comme « archétype de la totalité transcendante », Carl Gustave Jung, « Métamorphose de l'âme et ses symboles », Le Livre de Poche Référence,1993(1953), p.534 ; le Soi, en d'autres termes, constituant une entité, une superstructure qui embrasse le conscient, l'inconscient et le but de la vie), et par conséquent l'inévitable acceptation que l'on n'existe que pour aller vers sa mort. Dans ce sens, « sacrifice » devient auto-sacrifice qui donne son plein sens à la réalité spirituelle.

L'autre aspect, étroitement lié à ce principe développé dans ce livre autour d'une vie plus intense, est une notion fondamentale dans la philosophie nietzschéenne, et qui est l'idée de l'éternel retour. Pour Luc Ferry, l'éternel retour « c'est l'idée que le désir de revivre sans fin ce que nous avons vécu est le critère ultime pour juger des instants de notre vie qui en valent vraiment la peine ; il y a en eux une dimension d'éternité qui les ? sauve ?, qui les rend plus forts que la mort » (p.62). Et plus loin (p.63) il dit de ces instants de vie intense que « ce sont des moments de plein accord avec le présent que l'on habite alors sans réserve, sans penser au passé ni au futur, de telle sorte que le moment actuel n'est plus relativisé par les souvenirs ou les projets et devient comme un grain d'éternité ». C'est, essentiellement, l'idée même qu'a développée Pierre Hadot (1922-2010), spécialiste de la philosophie de l'Antiquité gréco-romaine (Marc Aurèle, Plotin, le Stoïcisme, etc.), ancien professeur au Collège de France, grand philosophe oublié par la doxa des philosophes contemporains. Dans « La Philosophie comme manière de vivre », Albin Michel, 2001 (2003, dans le livre de Poche, Biblio-Essais), (adapté d'« Exercices spirituels et philosophie antique » (1981 ; 1993, 2ème édition) et « Qu'est-ce que la philosophie antique ? », Folio-Essais, Gallimard, 1995), Pierre Hadot, dans ses entretiens avec Jeannie Carlier et Arnold Davidson, développe l'idée essentielle, qui remonte aux Stoïciens, aux Epicuriens, et leurs disciples dans l'histoire de la pensée antique (Marc Aurèle, entre autres), qu'il faut « vivre dans le seul moment où nous vivons, c'est-à-dire le présent, ne pas vivre dans le futur, mais au contraire comme s'il n'y avait pas de futur, comme si n'avions que cette journée, que ce moment à vivre, le vivre alors du mieux possible, comme si (?) c'était le dernier jour, le dernier moment de notre vie, dans notre rapport à nous-mêmes et avec ceux qui nous entourent » (p.260)(3).

Dorian Astor est l'un des rares philosophes qui a parlé de Pierre Hadot avec une «profonde admiration» ; il a évoqué ce philosophe, injustement oublié, dans son livre «Nietzsche : la détresse du présent» (2014) (dont nous dirons quelques mots un peu plus loin), en précisant le fait que, en dépit des titres - peu accrocheurs- de ses ouvrages consacrés à la philosophie antique, Hadot et Nietzsche ont la même perception du rôle de la philosophie en tant qu'option fondamentalement existentielle, que l'acte philosophique est un art de vivre. Pour appuyer cette étroite et singulière connexion entre les deux philosophes, Dorian Astor dit, en substance, que «l'acte philosophique antique, avant d'être l'élaboration de discours abstraits et théoriques, est un art de vivre, un style de vie qui engage tout le «soi», une transformation radicale de la manière d'être» (Dorian Astor, 2014, p.488).

Le problème essentiel que Nietzsche a eu à résoudre tout le long de son œuvre est le suivant : «comment articuler la «vie» et la connaissance pour qu'une vie philosophique soit à nouveau possible, et comment s'y exercer» (Dorian Astor, ibid. p.488). De l'Antiquité gréco-romaine jusqu'à l'époque nietzschéenne, le problème est resté le même, et s'articule sur trois questions fondamentales : «celles du rapport à soi, du rapport aux autres, et du rapport à l'univers. Chaque fois, il s'agit d'une exigence double pour la connaissance et pour la vie : la connaissance de soi et la conduite de soi ; la connaissance de la justice et la vie en société ; la connaissance de la nature et notre place dans le tout» (Ibid. p.489).

La philosophie est, en dernière instance, fondamentalement un exercice spirituel, dans le sillage des écoles antiques de philosophie, si bien décrites par Pierre Hadot («Qu'est-ce que la philosophie antique», déjà cité ; «Plotin, ou la simplicité du regard», Gallimard, 1997 ; «La citadelle intérieure. Introduction aux pensées de Marc Aurèle», Fayard, 1992).

Dans la dernière partie de son livre (avec Claude Capelier), Luc Ferry met en exergue l'évolution de la notion de «Société du risque» (titre d'un important ouvrage du sociologue allemand Ulrich Beck, rédigé en 1986, juste après la catastrophe de Tchernobyl - explosion d'un réacteur nucléaire - et la traduction en français en 2001, chez Aubier) en relation avec cette rapide prise de conscience, chez les sociétés occidentales, «des risques engendrés en son propre sein par le développement puis la mondialisation des sciences et des techniques» (p.400). Cette nouvelle situation de la société post-industrielle (j'hésite à utiliser le terme «post-moderne» dont le sens à été abusivement utilisé, et presque vidé de son sens), au-delà de la nécessité d'une «solidarité devant le risque» qui est souvent d'obédience internationale et conjoncturelle, et qui échappe ainsi aux Etats-nations classiques, mènera l'espèce humaine tout droit à sa propre destruction. Il y a ainsi le danger réel que le contrôle «des usages et des effets de la science moderne (la recherche scientifique et ses applications techniques) nous échappe et sa puissance débridée inquiète» (p.403).

Face à tous ces dangers multiples et très souvent imprévisibles, face à tous ces désarrois, angoisses et détresses en tous genres, que connaissent les générations actuelles parvenues à maturité, et en prévision des générations futures, Luc Ferry propose donc cette révolution de l'amour, perspective déjà développée dans son livre «De l'amour»(2012), avec un nouvel impératif «démarqué de l'impératif catégorique kantien», et qui s'exprime ainsi : «Agis de telle manière que la maxime de ton action puisse être universalisée pour tous ceux que tu aimes, non pas comme loi de la nature, à la manière de Kant, mais comme loi de l'amour»(p.423).

Le livre de Dorian Astor «Nietzsche : La détresse du présent» (2014) déjà évoqué à propos de la philosophie de Pierre Hadot, est un texte magistral, tant sur le plan de l'analyse assez fouillée du contenu des livres majeurs de Nietzsche, et les multiples prolongements de sa pensée dans l'histoire de la philosophie occidentale que sur le plan interprétation d'aspects importants de la pensée nietzschéenne quant à leur signification pour l'homme moderne pris dans sa totalité (politique, philosophique, psychologique). Son livre écrit trois ans après une remarquable biographie de Nietzsche («Nietzsche», Gallimard, Folio-biographies, 2011), loin d'être une énième lecture du «philosophe au marteau» au milieu de tous ces brouillages et tintamarres réverbérant des écrits de toutes sortes qui désorientent l'homme du XXIème siècle, mais un pari difficile, et donc louable, qui peut se résumer en une question fondamentale : «jusqu'où pourrons nous et voulons nous» entendre et donc comprendre Nietzsche ? Dans les termes de Dorian Astor, son livre «voudrait proposer une pratique de lecture comme physique des chocs, calcul des élasticités et des résistances, des étanchéités et des porosités qui définissent les degrés variables d'un pouvoir et d'un vouloir» (p.12).

Il est impossible de rendre compte, en l'espace de trois ou quatre pages, du contenu d'un ouvrage de plus de 600 pages, mais seulement de quelques aspects, les plus saillants du livre, en particulier ceux en relation avec le texte de Luc Ferry et Claude Capelier, comme il était entendu dans l'introduction de l'article. Ce qui m'a frappé dans le livre de Dorian Astor, c'est cette union, je dirais oxymorique, d'Apollon et de Dionysos dans la Grèce de la mythologie, une union du rêve (mais aussi de la mesure, du savoir, de l'optimisme) apollinien et de l'ivresse dionysiaque, de la perfection apollinienne et de la souffrance transfigurée de Dionysos. Le couple Apollon-Dionysos incarne, aux yeux de Nietzsche (dans la «Naissance de la tragédie»1872), les deux extrémités du parcours de la «flèche d'Apollon (qui) franchit la distance incommensurable entre les dieux et les hommes, transformant en «logos» potentiellement mortel une connaissance inaccessible autrement, réservée à la sphère divine» (Dorian Astor, 2014, p.20). Toute la Grèce archaïque se trouve ainsi résumée en une union esthétique entre deux dieux, le plus beau (Apollon) et le plus étrange (Dionysos), pour faire un monde réconcilié dans la tragédie grecque : « L'homme grec, à travers l'épopée et le dithyrambe, résolvait peu à peu l'énigme au double langage : Apollon par le rêve chiffrant l'ivresse de Dionysos, Dionysos par l'ivresse révélant la vérité de l'énigme formulée par le rêve d'Apollon. C'est cette initiation qui permit aux Grecs de trouver l'issue à ce qu'ils ressentaient comme une insupportable opposition entre Dionysos et Apollon : par l'union du rêve et de l'ivresse, exprimés respectivement par les formes esthétiques de l'épopée et du dithyrambe, ils ont créé la tragédie, où toute une civilisation s'est contemplée comme l'œuvre des dieux réconciliés» (Ibid. p.23).

Cet aspect assez orignal de la mythologie grecque n'a pas été réellement mis en exergue par Luc Ferry dans son histoire de la philosophie (2014), spécialement la partie consacrée à la mythologie, celle appelée «harmonie du cosmos» comme première réponse à notre questionnement sur le sens de la vie, bien que dans un livre précédent («Apprendre à vivre» II : la sagesse des Mythes», déjà cité) un traitement assez détaillé ait été réservé aux dieux de la mythologie grecque, sans que pour autant cette union des deux contraires n'ait été clairement mise en exergue.

Cette union symbolique dans la tragédie est à l'origine d'un compromis entre les forces destructrices, du chaos, de la démesure, de la passion déchaînée qui n'apportent que souffrances et douleurs, et les forces de la lumière, de l'intelligence, de l'harmonie? Les deux tendances avaient fini par découvrir qu'elles avaient un même fond, les mêmes racines cachées de souffrances et de connaissance. Pour Dorian Astor, la transformation du «moi» du sujet assujetti au «soi» de l'individu complet est, en d'autres termes, le «connais-toi toi-même». C'est d'une certaine manière se «rapprocher d'une ?' vérité ?' plus vraie, c'est-à-dire de la vision mystérique par quoi la distance interne qui creuse le monde se montre et se cache, et à quoi Nietzsche aspire depuis l'établissement précoce du couple Apollon-Dionysos» (Ibid. p.475). Si nous voulons donc avoir une idée de la politique nietzschéenne, il nous faut nécessairement la faire «apparaître à partir du noyau éthique que représente la très inactuelle domination de soi antique qui s'atteint par des techniques de soi, c'est-à-dire par une ascèse» (p.475) («ascèse» dans le sens d'exercice spirituel de type philosophie antique qui n'a rien à voir avec ?idéal ascétique' au sens religieux).

L'hypothèse de Dorian Astor est que si l'on comprend effectivement le mode d'existence nietzschéenne (ou manière d'être imprégné(e) de la philosophie de Nietzsche) qui est une dynamique de dépassement (ou autodépassement), il est possible de surmonter l'asservissement de toute politique, quelle qu'elle soit, et d'aboutir enfin à un «rapport» ascendant entre individus complets» (p.476). De la sorte, on pourrait, pour reprendre une formule bien nietzschéenne, «mettre en détresse la détresse de la modernité» (Dorian Astor, 2014, p.557) ; Cette résultante d'un autodépassement, ou autodiscipline, incite donc à vivre à la lumière de l'enseignement de Nietzsche pour se hisser à «la solidarité dans la joie» («Le gai savoir»).

Il en ressort, en fin d'analyse, que les deux récentes philosophies politiques qui ont pris différents cheminements dans l'exposé de leurs visions respectives du sens de l'existence dans le présent, finissent par se rejoindre dans une même quête, la quête d'une vie digne d'être vécue ( que ce soit une vie bonne construite sur le socle de l'amour ? l'amour des siens et l'amour des autres- ou l'autodépassement et la solidarité), débarrassée de tout égoïsme, haine et mépris, pour atteindre une transcendance humaine dans le Soi.

Alors ? A défaut d'amour (la transformation ou la conversion éclairée de l'amour et la transcendance du Moi en Soi restent, de loin, des utopies face à la réalité aveuglante du chaos d'absurdités du présent), peut-être que par la solidarité par delà les frontières, les cultures, les politiques de nature agressive, les violences indescriptibles, les folies meurtrières, nous pourrons surmonter tout cela pour parvenir à un même monde où les êtres humains, qui recherchent désespérément à vivre une vie acceptable, ne regretteront pas d'avoir vécu.

*Professeur des universités

Notes de renvois :

1) Luc Ferry et Claude Capelier : « La plus belle histoire de la philosophie». Robert Laffont, 2014. 430 pages.

2) Dorian Astor : «Nietzsche : la détresse du présent». Gallimard, Folio-Essais, 2014. 651 pages, avec notes et index des noms cités et pages correspondantes.

3) J'ai parlé, dans un article intitulé «manière d'être, manière de vivre», paru dans le Quotidien d'Oran du 07 juillet 2010, page 5, de la philosophie comme manière de vivre, en évoquant Pierre Hadot et Nicolas Grimaldi.