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Dossier - A quelques jours de l'Aïd : Le mouton de la déraison

par Kamel M.

A quelques semaines de l'Aïd El Adha, les chefs de famille ne se font aucune illusion quant à la cherté du prix du mouton.

Et ils ont bien raison. Parce que dans la périphérie de leur ville comme dans toutes les régions voisines, c'est le branle-bas de combat. La tendance sur le marché ? Il semble que les intermédiaires se soient donné le mot, malgré les assurances de certains professionnels, pour « afficher » un prix supérieur de quelques milliers de dinars par rapport à l'année écoulée. Pourtant, les conditions semblaient théoriquement réunies -notamment avec des frontières mieux surveillées- pour infléchir les prix.

Dans les campagnes, les centres-villes et même dans de somptueuses villas, les locaux et les garages sont refaits, repeints, meublés de mangeoires et d'abreuvoirs. Dans quelques jours ces lieux vont recevoir les stars du moment, les moutons de l'Aïd.

Les maquignons et les revendeurs ne lésinent plus sur les moyens, « ce ne sont pas des étables, ce sont de vraies résidences spacieuses avec toutes les commodités assurant un séjour confortable», se vante un maquignon connu sur la place de Chelghoum Laïd, une référence en la matière, ajoutant dans ce sens « ici la litière de paille est changée chaque jour, la grande salle est chauffée ou climatisée selon la saison, avec la présence d'un vétérinaire s'occupant de l'alimentation et des soins, tout cela engendre des charges qui se répercutent automatiquement sur le prix ». Donc, le maquignon fournit toutes ces explications pour pouvoir aborder, par la suite, le sujet qui fâche. Celui du prix. D'emblée il avertit « il n'y aura pas cette année un mouton à moins de 40.000 DA ». Et d'expliquer : « pendant les 12 derniers mois, les prix des agneaux de 6 mois, 14 à 18 kg, ont vacillé entre 25 et 30.000 dinars, et pour en faire de grands moutons, dans les conditions citées plus haut, cela suppose de grandes dépenses ». Il poursuit dans le même sillage, « le quintal de son vaut aujourd'hui 2300 à 2500 dinars, celui de l'orge 3500 dinars, l'avoine à 4000 dinars et la botte de foin à 500 dinars, même l'eau coûte très cher en cette période de chaleur !».

Un vétérinaire confirme et avance d'autres arguments, « pendant quelques années, la cherté du mouton a poussé les consommateurs et les bouchers à sacrifier les brebis et les agnelles, pendant les fêtes surtout, indifférents au fait que ce sont les mères productrices qu'on élimine ». Et se basant sur des statistiques sérieuses, il explique « le nombre de mariages en Algérie est de 300.000 unions par an. La tradition veut qu'on sacrifie des brebis, chez les deux familles. A raison de 5 brebis par fête (un minimum), c'est 1,5 million de brebis et autant de naissances en moins », il va plus loin encore « la période de ces fêtes, juin-août, coïncide exactement avec celle de reproduction des ovins ».

Il reconnaît que lui-même était à plusieurs reprises mobilisé pour assurer le contrôle des abattoirs et des endroits d'égorgement des moutons constatant que « 10 % des brebis immolées étaient en période de gestation». Il dénonce « le laxisme des abattoirs qui ne font rien pour empêcher ce massacre ». Il préconise « la promulgation urgente d'une loi qui fait des brebis et des agnelles des espèces protégées, donc interdites à l'abattage et à la consommation, du moins pour quelques années, le temps de reconstituer un cheptel proportionnel à la population ». Il cite le Soudan, pays qui, pour une population équivalente à la notre, dispose d'un cheptel ovin 6 fois plus important, soit 120 millions de têtes. C'est ce qui a fait réagir un cadre de l'agriculture, « notre filière ovine est victime d'une hémorragie dans sa matrice productrice », et argumente, « le cheptel ovin national est estimé à 20 millions de têtes, le mouton en représente 15%, soit 3 millions de têtes, il y a un déficit d'au moins 1,5 million de têtes ». Il poursuit : « la classe moyenne algérienne connaît ces dernières années une certaine aisance financière, la demande est devenue très forte », et par conséquent , « un déficit dans l'offre et une forte demande, on est donc dans les conditions idéales pour une hausse des prix ». Il conclut sur une note pessimiste. «Si rien n'est fait pour stopper la spirale infernale des prix, dans quelques années, seule une petite classe d'Algériens pourra accomplir ce rite ».

«Sbakh» et «Ouled Djellal»

Autre lieu, autres hommes et autre rapport au mouton. Le lieu s'étend de la wilaya d'Oum El-Bouaghi à Batna au Sud et M'sila et Sétif à l'Ouest en passant par la wilaya de Mila dans son extrême sud. Cette vaste étendue, formée de plaines et de montagnes est le «Sbakh». Ici on voue au mouton un respect presque religieux. Le label « mouton du Sbakh» est synonyme d'un élevage en plein air, d'une alimentation bio composée de thym, d'armoise blanche et d'alpha qui couvrent les montagnes de la région en hiver et d'un riche et variable pâturage de prairies au printemps. D'ailleurs la devise des fellahs de la région qui dit que « lorsque vous goûtez la viande du Sbakh, vous saurez que vous n'avez jamais mangé de viande», est confirmée par tout le monde. Et c'est en ces périodes de fêtes que les éleveurs de ces contrées lointaines et isolées voient débarquer chez eux des gens de Constantine, d'Annaba et même d'Alger, à la recherche de ce mouton dont la réputation a dépassé les frontières. Ici les prix sont de 2000 à 3000 dinars supérieurs à ceux du marché mais, dira avec satisfaction un éleveur, «tous ceux qui sont déjà venus, sont toujours revenus».

Retour à Constantine, dans un quartier huppé d'El Khroub, c'est là, et pour la deuxième année consécutive, au rez-de-chaussée de sa superbe villa qu'un ancien cadre a parqué la centaine de moutons qu'il vient d'acquérir chez un éleveur, une ancienne connaissance, de ?'Ouled Djellal'', un autre label d'excellence. La remise accordée dans ce cas d'achat en nombre important était conséquente, ce qui laisse présager des gains maximaux, en deux mois. Surtout que l'affaire était lancée après une véritable opération de marketing sur les goûts et les préférences d'une clientèle potentielle visée. Le mouton d'Ouled Djellal est connu par son élégance, sa grande taille, sa longue queue et sa démarche majestueuse. Autre particularité de ce lot de moutons, ils portent tous des cornes.

Ce revendeur, explique sa stratégie « je vise une certaine classe aisée qui, au jour du choix du mouton, arrive en famille, c'est-à-dire femme et enfants ». Et, ajoute-t-il, «je sais par expérience, que les enfants aiment le mouton à cornes», et s'inspirant d'un dicton célèbre, il dira « ce que enfants veulent, parents veulent ».

Prié de chiffrer cet investissement, il se lance sans hésitation «le prix d'achat, après remise est de 50.000 dinars. En deux mois, chaque mouton me coûte 10.000 dinars en aliments, eau et électricité», en plus, ajoute-t-il, « je mets à la disposition de ma clientèle un fourgon avec chauffeur pour que l'animal soit fourni à domicile, le jour voulu ». «Mon mouton est cédé à plus de 75.000, voire 80.000 dinars », et conclut avec le sourire, « à l'instant où je vous parle, tout le lot est déjà vendu ».

Une femme d'un certain âge, accompagnant ses petits enfants chez le maquignon pour prendre des photos avec « leur mouton », dissimule mal une certaine gêne et l'exprime. « Je ne sais pas si, au milieu de tout ce tumulte, on perpétue vraiment le geste auguste du Prophète Ibrahim, il y a des siècles». Plus loin, les deux enfants, heureux, posent avec leur ?'cher'' mouton.